« Demain, peut-être, il bougera » : de la Procrastination ou les Caractères de Frédéric Verdier

Et si Frédéric Verdier revisitait Les Caractères ? Sensible à l’humour, au trait d’esprit et au caractère universel de l’œuvre de La Bruyère, le journaliste s’est proposé de les revisiter, abandonnant la distraction de Ménalque et la prétention d’Arras pour épingler les maux qui font notre monde contemporain. Premier caractère, donc, avec l’évocation du Procrastinateur !

Harassé, vanné, recuit par les fatigues accumulées d’une pleine saison de labeur, le vacancier à l’aube de ses congés justement conquis, s’avance avec confiance et entrain vers son ambitieux programme du Jour 1 :

lecture des Mémoires de Saint-Simon, depuis des années remise ; promenade inlassable dans la sauvage campagne environnante, enchaînement implacable de la visite d’un village fortifié valant le détour, aux dires d’un opuscule local, ponctué par une partie de tennis prometteuse dans la douceur de l’après-midi finissante.

Et voilà que, saisi par l’exemple de Lafargue, le procrastinateur exerce son droit à la paresse.

Préférant son lit à tout autre lieu , le Procrastinateur remet, diffère, et trouve en toute chose matière à rechigner.

La lecture du chef d’œuvre annoncé l’intimide, la chape de plomb lui voile par avance les yeux.

La chaleur écrasante de l’atmosphère rend bien hasardeuse toute idée d’excursion.

Ce village aux contreforts escarpés s’annonce comme un fameux pensum, la pensée même de gravir ses ruelles en pente s’avère un cauchemar insoutenable.

La journée s’écoule comme un vieux robinet. Avec des grâces pachydermiques, le Procrastinateur tourne et retourne dans ses draps moites, pris d’une torpeur aussi délicieuse qu’absolue.

La perspective de l’activité sportive de fin de journée se change en menace déraisonnable, les spectres du claquage, de l’AVC et de la crise cardiaque se font jour avec une inquiétante réalité.

Hébété, hagard, le Procrastinateur invoque la météo plus clémente du lendemain.

Du lit au lavabo, de la cuisine à la table, du hamac au transat, le jour se découpe puis s’évanouit avec délices dans la torpeur estivale. Allez, on remet ça.

Seul écueil à cette molle résolution : la mauvaise conscience. La sensation confuse du temps perdu.

Par bonheur la littérature vient opportunément chasser ce sombre nuage. Oblomov, le grand maître de l’immobilisme et de la procrastination. L’Oblobovisme, voilà le remède à tous les complexes! Doué mais velléitaire, riche mais négligeant sa fortune, capable de raisonnements pertinents mais ralenti immanquablement par une paresse totale et assumée, le héros fondateur d’un des aspects du caractère russe vient au secours de tous les rêveurs incorrigibles. Sans qu’il ne soit plus besoin de pénitence, le Procrastinateur s’affranchit de tout projet d’action d’envergure, bientôt de la moindre envie de mouvement, atteignant l’immobilité complète, dense et ramassé sur lui-même, comme un œuf. Dans cet état semi-gazeux, bercé par une rêverie interminable, le Procrastinateur abolit le temps et songe, apaisé et tranquille, que demain peut-être, il bougera.

Frédéric Verdier.

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Illustration : Philippe Noiret dans Alexandre le Bienheureux d’Yves Robert (1968)