Quand le scandale se fait politiquement incorrect : les classiques de Salomé Lelouch

« Pour moi une journée passée sans quelque chose qui n’est pas posé, dans un cahier, n’existe pas. J’ai besoin de passer par l’écrit. »

Si certains l’ont, comme moi, découverte au cinéma dans Les Misérables, tourné en 1995, c’est au théâtre que Salomé Lelouch construit une carrière singulière et exigeante, à l’image de la programmation du Ciné 13 Théâtre, dont elle est à la tête depuis 2003. Tour à tour comédienne, productrice et programmatrice, c’est en tant que dramaturge que Salomé Lelouch excelle, qu’elle évoque la quête identitaire, les relations familiales ou les tourments amoureux. Après le succès de sa dernière pièce Politiquement correct, Salomé Lelouch participera le samedi 07 janvier à  la sixième édition du Paris des femmes, avec une création, A plusieurs, autour du thème du scandale. Cette touche-à-tout qui semble  n’aimer rien tant qu’interroger et pousser les limites du spectateur nous a accordé une interview. Elle y apparaît comme une instinctive, persuadée que ses lectures, les thèmes de ses pièces, les rencontres artistiques qu’elle fait la choisissent plus qu’elle ne les choisit.

Salomé Lelouch, quelle lectrice êtes-vous ?

Je suis une lectrice relativement compulsive. J’ai de périodes où je lis énormément, puis des périodes où je lis très peu, puis je me remets à lire. Mais en général je lis toujours deux à trois romans en même temps, et il n’est pas rare que l’un prenne le pas sur l’autre, que l’un soit réservé au métro, l’autre au soir. J’ai lu beaucoup de classiques, et je crois que mon plus beau souvenir qui leur est associé est la découverte des Rougon Macquart. Je me souviens d’avoir un jour décidé de les relire dans l’ordre. Je garde un souvenir très particulier de Chateaubriand et des Mémoires d’outre-tombe. J’avais commencé par Les Morceaux choisis, avant de  lire Les Mémoires en intégralité. Je dois avouer que j’ai un rêve, celui d’arriver à rentrer un jour, véritablement, dans l’œuvre de Proust. J’ai dû essayer une dizaine de fois, sentant bien qu’il y avait une langue, un rythme, une esthétique, me disant à chaque fois « ça y est, je suis rentrée dans son univers », avant de devoir renoncer, comme si quelque chose résistait, un peu comme quand vous avez le sentiment que ce n’est pas le bon moment dans votre vie.

En littérature contemporaine, ce sont plus souvent les sujets qui m’attirent, que les auteurs, et je suis une lectrice assidue de romans historiques, ou d’enquêtes. J’aime les enquêtes, Les recherches, ces univers-là. Il y a des écrivains que j’aime beaucoup bien sûr, comme Karine Tuil, Emilie Frèche ou Serge Joncour par exemple, mais ce sont plus des thèmes qui m’attirent vers un auteur, puis un autre.  Je lis bien sûr du théâtre pour mon travail, mais c’est encore autre chose.

Votre travail de dramaturge influe-t-il sur la lectrice que vous êtes ?

Forcément un peu. Il y a des périodes, essentiellement lorsque je n’écris pas, où j’ai un réel besoin d’être nourrie, d’être inspirée par mes lectures. La qualité du texte, son souffle, est alors aussi importante sinon plus que l’histoire racontée. En période d’écrire – car je continue à lire lorsque j’écris – la lecture doit être pour moi une récréation, comme un sas de décompression. Il s’agit alors d’être portée par le thème. Pour répondre à votre question, je pense, bien sûr, que mes lectures influent sur mon travail d’écrire, mais ce n’est jamais très clair. L’écriture part d’une recherche, d’un sujet qui intéresse, mais comme j’écris du théâtre – qui est une forme particulière d’écriture -, et que je lis essentiellement du roman, je n’ai pas toujours l’impression que les deux soient liés. Et j’aime cette idée que la lecture reste une espèce de sas.

Comment l’écriture théâtrale s’est-elle imposée ? Parce que vous étiez metteur en scène ?

Tout à fait. J’avais un rapport fort au plateau, je produisais des pièces, j’en programmais et en avais jouées j’ai d’ailleurs arrêté la comédie quand j’ai senti que j’avais envie de devenir metteur en scène… L’écriture théâtrale a donc naturellement dérivé de tout ça. Mais j’ai toujours écrit. J’ai toujours tenu de grandes correspondances, je suis toujours passée par l’écrit, et pour moi une journée passée sans quelque chose qui n’est pas posé, dans un cahier, n’existe pas. J’ai besoin de passer par l’écrit.

Et irez-vous un jour vers d’autres formes d’écriture ?

Oui. J’en ai très envie. J’ai commencé des romans, des nouvelles, des choses comme ça, mais j’ai le sentiment que l’écriture romanesque est quelque chose qui m’imposerait de partir longtemps, d’être complètement immergée, et pour plein de raisons purement professionnelles, je n’ai pour l’instant pas l’occasion d’avoir des journées entières consacrées à l’écriture. Pour le théâtre, au contraire, je trouve qu’il y a quelque chose de très agréable à s’évader une heure, se poser dans un café, écrire, se mettre dans la peau du personnage. J’ai l’impression que les scènes théâtrales sont très présentes, très ancrées, qu’elles peuvent surgir à n’importe quel moment. Alors que l’écriture romanesque, qui nécessite de rentrer dans un souffle, et d’avoir une vision très claire de où est-ce qu’on va, me demanderait vraiment une autre disponibilité.

Votre pièce À plusieurs sera jouée sur la scène du Paris des Femmes samedi 07 janvier. Pouvez-vous nous en parler ?

Le thème de cette nouvelle édition est « Scandale », qui est un thème large. J’ai décidé de d’écrire sur une mère et son fils, et sur un rapport, comme je trouve qu’il en existe de plus en plus aujourd’hui, entre des gens de la génération au-dessus de nous, qui ont l’air plus libres, qui ont moins de codes et semblent plus ouverts, et des gens de notre génération, qui ont tendance à avoir un discours plus radicalisé, à se durcir. Je voulais explorer ce rapport-là. Et le scandale naît de la découverte d’une sexualité débridée d’une mère par son fils, un jeune homme de 21 ans.

Connaissez-vous la distribution ?

Brigitte Rouan joue le rôle de la mère, Sylvain Sounier joue celui du fils. Manon Combes fait également partie de la distribution. Mais il faut savoir qu’au Paris des Femmes, on ne choisit ni le metteur en scène, ni les acteurs. On livre le texte et c’est Anne Rottenberg, la directrice du Paris des Femmes, qui choisit les metteurs en scène et acteurs.

La représentation sera donc une surprise pour vous ?

Oui, et c’est la première fois que cela m’arrive, de ne pas mettre en scène un texte que j’ai écrit, de ne pas choisir mec acteurs, et je trouve cela très agréable. Il y a bien sûr un petit côté angoissant parce qu’on ne maîtrise pas tout quand on est metteur en scène, on aime bien maîtriser, mais je suis curieuse de voir si ce texte va finalement raconter quelque chose qui va m’échapper. Les textes nous échappent forcément un peu lorsqu’ils sont interprétés, et je les découvre forcément d’une autre façon quand ils sont dans la bouche des acteurs, mais quand je mets en scène, je donne une impulsion. Ici, c’est différent. Vais-je sortir consternée en me disant « ce n’est pas du tout ce que j’ai voulu dire » ou alors ravie en me disant « ce n’est pas ce que je voulais dire mais c’est magnifique, c’est plus intéressant que ce que à quoi j’avais pensé » ? Donc pour toutes ces raisons c’est une expérience à laquelle je suis ravie de participer. Je suis aussi très contente que ce soit fait sur un festival court, le temps d’une soirée de représentation, pour un moment spécifique.

Puisqu’on aborde ce sujet, écrivez-vous pour des acteurs particuliers ? Choisissez-vous à l’avance vos distributions ?

J’ai eu besoin d’écrire mes premiers textes de théâtre pour des personnes précises, mais j’arrive aujourd’hui à écrire dans l’absolu. Mais parfois on écrit pour personne et il arrive, au cours de l’écriture, qu’une personne arrive et s’impose. C’est en tout cas difficile d’imaginer et de réécrire une pièce pour quelqu’un d’autre lorsque la personne à laquelle vous aviez pensé, pour laquelle vous aviez écrit, n’est plus disponible.

Parlez-nous de Politiquement correct, votre dernière pièce qui a rencontré un succès certain au théâtre de la Pépinière.

C’est un sujet que j’avais en moi depuis longtemps – je suis convaincue que les sujets vous choisissent, vous ne choisissez pas, tout comme les livres vous choisissent. Est-ce que l’incompréhensible peut être compréhensible, est-ce que l’on peut tomber amoureux de quelqu’un qui nous semble aussi éloigné de nous, voilà des questions que je souhaitais aborder. J’avais très envie que le personnage de Mado, cette jeune femme de gauche qui tombe sous le charme d’un militant d’extrême-droite, soit séduite, vacille, comprenne ses idées à un moment donné et se demande où est le problème, si tant est qu’il y en ait un. Moi-même en écrivant la pièce, en rencontrant des militants, j’ai été heurtée, parfois, dans mes convictions. Cela a été un vrai plaisir d’écriture, de rencontres, de questionnements.  Et la pièce s’est d’ailleurs révélée plus politique que je ne l’avais imaginée. Repousser les limites du politiquement correct s’est révélé passionnant, drôle, théâtral. Et c’est avec cette pièce que j’ai vraiment découvert ce qu’était d’avoir des répliques qui un soir glacent la salle et celui d’après les font rire.

Politiquement correct a été l’aventure la plus « au bon endroit » de ce que j’avais envie de faire. La pièce raconte ce que j’avais envie de raconter.

Politiquement correct a-t-elle changé votre regard sur la politique ?

Oui. Je pense que j’avais auparavant des opinions qui étaient beaucoup plus liées à une éducation, une habitude, un milieu socio-culturel. Je me définis assez volontiers comme « bobo », mais sans le côté péjoratif que cela peut avoir car je trouve cela plutôt chouette, dans la vie globalement, d’être pour l’écologie, et je partage la plupart des idées ou combats des bobos. Néanmoins, je pense que les bobos ont un côté « sûrs de nous » très ancré, et écrire la pièce m’a poussée à me questionner. Pourquoi étais-je comme ça ? Pourquoi me définissais-je comme bobo ? Cela me paraissait naturellement juste, mais tant que je n’étais pas passée par le questionnement, quelque chose manquait, ou clochait peut-être. J’ai en tout cas rencontré des gens a priori très éloignés de moi dont je me suis sentie très proche, et d’autres qui auraient pu être beaucoup plus proches mais ne l’étaient en fait pas du tout. J’ai d’ailleurs parfois constaté que ceux qui parlaient de « vivre ensemble » n’étaient pas toujours les plus à mêmes à vivre ensemble ! Tout cela, toutes ces rencontres et réflexions m’ont emmenée dans des endroits que je ne n’aurais pas imaginés.

Pour finir, pouvez-vous nous parler d’éventuels projets à venir ?

Pour 2017, plusieurs événements, effectivement ! Je vais d’abord monter La tête des enfants, pièce que j’avais écrite avant Politiquement correct, et que je vais du coup peut-être retravailler. C’est une pièce qui sera beaucoup moins discutée, qui est moins clivante que Politiquement correct. Elle traite de la superstition, de la distinction entre foi et superstition, et de la difficulté d’être fidèle à ses idées lorsque quelque chose, au-dessus de nous, plane, vient nous empêcher d’avancer. On tourne encore une fois autour d’une histoire d’amour, celle d’un couple qui s’est juré dix ans de fidélité sur la tête des enfants. Le couple arrive au bout de ces dix ans. Que fait-on avec ce sentiment ?

Et enfin je suis en plein dans l’écriture de ma prochaine pièce !

A plusieurs, de Salomé Lelouch : samedi 07 janvier au Paris des Femmes

 

 

 

Du château des cœurs perdus à la Félicité retrouvée : L’Hôtel littéraire Gustave Flaubert

« Elle le suivait jusqu’à l’hôtel ; il montait, il ouvrait la porte, il entrait… Quelle étreinte ! Puis les paroles, après les baisers, se précipitaient. »

Gustave Flaubert, Madame Bovary, 1857

Lettre 163 : Usbek à Rica

A Rouen

Mon cher Rica,

Tant de choses à te raconter depuis ma dernière lettre ! Un impérieux besoin de quitter Paris s’est brutalement fait sentir et je t’écris désormais de Rouen, la ville même où Jeanne d’Arc, celle qui bouta les Anglais hors de France, fut jugée et brûlée ! Triste symbole, me diras-tu ? Figure-toi que mon séjour est délicieux, et de ma fenêtre j’aperçois les typiques et charmantes maisons normandes. Mais laisse-moi d’abord te narrer ce qui m’a conduit là-bas…

La semaine dernière, alors que je dormais à l’hôtel Swann, dans ma chambre Le Miracle du Rialto, je me suis brusquement réveillé en pleine nuit, obsédé par le souvenir de Roxane. Entre hallucinations et cauchemars, j’imaginais l’impétueuse tour à tour baignant dans une mare de sang, tour à tour, telle une danseuse nue, entourée de serpents, et je me suis subitement souvenu de ma lecture de Salammbô de Flaubert. Dans mes songes, Roxane, que je n’ai finalement jamais aimée ni comprise, avait pris l’apparence de l’héroïne carthaginoise et flaubertienne. Rappelle-toi ce passage, mon cher Rica, qui nous avait tant marqués ! C’est toi-même qui me fit découvrir Salammbô : « Salammbô, avec un balancement de tout son corps, psalmodiait des prières, et ses vêtements, les uns après les autres, tombaient autour d’elle. La lourde tapisserie trembla, et (…) la tête du python apparut. (…) Salammbô l’entoura autour de ses flancs, sous ses bras, entre ses genoux puis le prenant à la mâchoire, elle approcha cette petite gueule triangulaire jusqu’au bord de ses dents, et, en fermant à demi les yeux, elle se renversait sous les rayons de la lune. (…) ses reins pliaient, elle se sentait mourir. »[1]

Tu connais l’attention que je porte aux rêves, l’importance que j’accorde à la lecture des signes ? À mon réveil, je décidai qu’il n’était jamais trop tard pour comprendre les femmes qui ont traversé nos vies, nous eussent-elles quittés il y a des siècles. Dans un élan de spontanéité tout parisien, je fis mes bagages, réglai ma note, passai à la librairie. Et c’est avec Salammbô et Madame Bovary en poche que je pris le train pour Rouen, ville natale de l’homme qui aimait les femmes et les comprit mieux que nous tous : j’ai nommé Gustave Flaubert !

Gustave Flaubert est en effet né à Rouen, dans un appartement de fonction de l’hôtel-Dieu, 17 rue de Lecat, où le père de Flaubert exerçait en tant que chirurgien. Le petit Flaubert a donc grandi à Rouen, étudié au collège royal de Rouen (actuel lycée Corneille), passé ses vacances entre Trouville, Pont-l’Évêque et Nogent-sur-Seine (ville natale de son héros Frédéric Moreau), vécu à Croisset.  Et si l’homme de lettres fut un grand voyageur, son œuvre entière est indissociable de la Normandie – l’action de Madame Bovary se déroule d’ailleurs en partie à Rouen. Bref, pour mieux connaître les femmes, et mieux connaître Flaubert, il me fallait séjourner à Rouen. Et parce que Le Swann, dédié à Marcel Proust, a un frère jumeau, L’Hôtel littéraire Gustave Flaubert, c’est tout naturellement que je choisis d’y dormir.

Hotel-Flaubert-Parvis
Hotel-Flaubert-Parvis

A dix minutes à pied de la gare, l’hôtel est idéalement situé. Au cœur du vieux quartier historique, dans une rue adjacente au Vieux Marché, il est au calme tout en étant au beau milieu de l’animation rouennaise. Lorsqu’on arrive dans la rue de l’hôtel, l’on est accueilli par une imposante et superbe demeure à colombage, typique des maisons normandes. Il faut alors passer devant une dépendance dont j’ai appris par la suite qu’elle contenait les trois suites de l’hôtel, les chambres Emma, Léon et Rodolphe, passer devant deux portraits de l’écrivain, l’un dans les tons roses, l’autre dans les tons gris, et traverser une cour pavée pour te retrouver devant l’entrée d’un hôtel moderne et immaculé. Ce contraste entre l’ancien et le moderne pourrait désorienter le voyageur, mais l’ensemble paraît n’avoir toujours fait qu’un, tant la blancheur des pierres modernes se conjugue parfaitement aux tons sombres des pans de bois !

A l’entrée, c’est une étonnante et véritable haie d’honneur composée de paravents que remonte le visiteur. A sa gauche, sur les panneaux d’un paravent, sont représentés les parents de Colette ainsi que Louise Colet. A sa droite et dans une parfaite symétrie, le visiteur croisera le regard des amis de Flaubert (George Sand et Maupassant pour ne citer qu’eux) sur un deuxième paravent. Quand tu pénètres dans l’hôtel, une chose frappe immédiatement, c’est la blancheur, et la pureté qui en émanent. De la couleur du bar aux délicates porcelaines qui l’ornent, des murs aux cadres au sein desquels sont reproduites les signatures de grands écrivains contemporains de Flaubert, tout est blanc, et incroyablement lumineux et reposant. Ce parti-pris esthétique est un hommage à la profession de Flaubert-père, qui était chirurgien et officiait donc dans un milieu où le blanc était de rigueur. J’imagine que ce blanc médical ou chirurgical pourrait être la métaphore du travail de dissection que Flaubert opérait sur ses textes !

L’hôtel Flaubert connaît une organisation bien particulière. Chaque étage a sa propre thématique, et chaque chambre porte le nom d’un personnage de l’œuvre flaubertienne, ou alors d’un lieu ou d’un concept s’y rapportant. Comme au Swann, chaque chambre comporte une citation littéraire, une présentation du nom de la chambre ainsi qu’une aquarelle à son effigie. Ainsi, quand bien même tu ne connaitrais pas toute l’œuvre de Flaubert, il est impossible de s’y perdre !

Hotel-Flaubert-Réception
Hotel-Flaubert-Réception

Le rez-de-chaussée est naturellement consacré à la Normandie et aux œuvres qui s’y sont déroulées. On y trouve les trois suites dont je t’ai déjà parlé,  qui pourraient être celle des cinq à sept adultérins, mais aussi les chambres Léon, Rodolphe, Charles, Homais. Emma y est donc entourée des hommes de sa vie, ou plutôt des hommes qui traversent sa vie. C’est d’ailleurs Léon qu’elle retrouve régulièrement à l’hôtel, et traverser le long couloir qui mène aux chambres n’est pas sans m’évoquer leurs étreintes du jeudi (« Comme ils aimaient cette bonne chambre pleine de gaieté, malgré sa splendeur un peu fanée ! Ils retrouvaient toujours les meubles à leur place, et parfois des épingles à cheveux qu’elle avait oubliées, l’autre jeudi, sous le socle de la pendule. Ils déjeunaient au coin du feu, sur un petit guéridon incrusté de palissandre »[2]). Bouvard et Pécuchet ne sont pas oubliés, et, fait plus qu’amusant, on trouve une chambre consacrée au perroquet Loulou, dernier amour de Félicité, l’héroïne d’Un cœur simple. C’est probablement le seul hôtel au monde qui a une chambre à l’effigie d’un perroquet ! Mais j’y reviendrai plus tard, car Loulou est véritablement célébré…

Le premier étage, celui où je réside, est consacré à Paris, lieu de L’Education sentimentale. Rappelle-toi de ce pauvre Frédéric Moreau qui passe constamment à côté de l’Histoire, et de son histoire ! Te rappelles-tu de la fin du roman dans laquelle Frédéric et Deslauriers veulent se rendre dans une maison close qui « projetait dans tout l’arrondissement un éclat fantastique »[3] ? Frédéric s’y rend avec un bouquet, qu’il présente à sa « fiancée » ! Ce passage m’a tant de fois fait rire aux larmes et consolé des sempiternelles erreurs que j’ai pu commettre avec Roxane ! Quand tu arrives au premier étage, ce sont les premières lignes du roman qui t’accueillent, telles la promesse d’un départ, d’un ailleurs ou d’un voyage ; puisqu’il est alors question de l’embarquement de Frédéric Moreau sur la (le) Ville-de-Monterau pour rejoindre sa ville natale, Nogent-sur-Seine. L’étage comporte des chambres aux noms des différents personnages, telles que les chambres Deslauriers, ou Monsieur Arnoux et Madame Arnoux. J’ai eu la chance de me voir attribuer la chambre Louise Roque. Cette chambre pourrait paraître semblable aux autres, mais figure-toi que Louise Roque est un magnifique personnage féminin. Follement amoureuse de Frédéric, héroïne résolument à part dans le roman, elle incarne à elle seule l’échec du jeune homme. J’étais donc très heureux de pouvoir y dormir, de pouvoir y relire son portrait dans le roman. J’étais enfin ravi de pouvoir lire un très célèbre extrait de ce roman de l’échec reproduit en grand sur ma tête de lit ! Magnifique invitation au voyage, à la rêverie et au sommeil que cet excipit aux parfums d’amertume ! Je ne t’en dis pas plus, il faudra t’y rendre pour le découvrir ! La literie est bien évidemment parfaite, et je suis littéralement tombé amoureux de la salle de bain, avec sa vasque et sa robinetterie imitant le charme de l’ancien. Et de ma fenêtre, luxe suprême, j’ai vue imprenable sur les typiques maisons normandes. Le charme de l’ancien allié au confort moderne, que demander de plus !

Hotel-Flaubert-Chambre
Hotel-Flaubert-Chambre

Le deuxième étage te plairait, mon cher Rica ! Il nous offre une saisissante plongée au sein de l’Orient et de ses mystères à travers la thématique de Carthage, indissociable, de Salammbô ! Tes pieds ont à peine foulé le deuxième étage que tu as l’impression d’y être : « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar »[4]. A tout moment tu t’attends à voir surgir Salammbô la sensuelle et l’indolente. On y trouve les chambres Hannibal (j’avais oublié que dans le roman, Hannibal n’est encore qu’un petit garçon), Narr’Havas, Spendius. Fait notable, certaines chambres ont une aquarelle non pas à l’effigie de leur personnage, mais à celle d’un symbole les représentant, qu’il s’agisse d’une galère (chambre Hamilcar) ou d’un glaive (chambre Mathô).

Le troisième étage est celui de la chaleur humaine et de la connivence intellectuelle puisqu’il offre un hommage aux amis de Flaubert. A homme exceptionnel, amis exceptionnels ! Tu sais combien ils étaient nombreux ! Ainsi, il te suffit de quelques pas pour passer subitement de la Russie (chambre Ivan Tourgueniev) au Berry (chambre George Sand) en passant par la Normandie (chambre Guy de Maupassant). Ce n’est pas par hasard que je mentionne ces deux derniers noms, puisqu’ils occupent tous deux une place toute particulière dans l’univers flaubertien. Maupassant, fils spirituel de Flaubert, a quasiment été élevé par lui. C’est Flaubert qui a guidé Maupassant, qui a fait de lui l’écrivain qu’il était (« Comprenez donc par travailler mon garçon ! »[5] lui disait-il). Maupassant l’a d’ailleurs admis : « J’ai travaillé sept ans avec Flaubert, sans écrire une ligne. Pendant ces sept années il m’a donné des notions littéraires que je n’aurais pas acquises en quarante ans d’expérience »[6]. George Sand est, quant à elle, une précieuse amie. Malgré des divergences politiques et idéologiques, les deux écrivains se soutiennent et s’encouragent. J’imagine le sourire en coin de Flaubert en lisant la lettre de sa délicate amie, dans laquelle elle s’attaque à l’esthétique d’Emile Zola : « La vie n’est pas bourrée que de monstres. La vie n’est pas formée que de scélérats et de misérables. Les honnêtes gens ne sont pas le petit nombre, puisque la société subsiste dans un certain ordre et sans trop de crimes impunis. »[7]

En parlant de George Sand, que penses-tu, toi, mon cher Rica, de ces femmes qui portent le pantalon et fument le cigare ? Encore aujourd’hui n’est-ce pas étrange ? Mais je m’égare. Il faut en revanche savoir que tous les amis de Flaubert ont une aquarelle à leur effigie représentée dans le hall de l’hôtel. Rien n’est plus amusant que de chercher qui est qui, comme il est également drôle de deviner à qui appartiennent les signatures des écrivains reproduites dans des cadres blancs sur les murs de la salle du petit-déjeuner.

Parce que Flaubert est un homme multiple, difficile de résumer son œuvre à ses grands romans ! Le quatrième étage est ainsi consacré aux autres œuvres de ce pourfendeur de la bêtise. On y trouve ainsi une chambre consacrée à la lascive Salomé (La danse de Salomé), une autre à l’impertinent mais toujours juste Dictionnaire des idées reçues. La Tentation de Saint Antoine, consacrée à l’ermite Antoine auquel Flaubert s’identifiait est également à l’honneur.

Le cinquième et dernier étage est celui consacré aux voyages ! Savais-tu mon cher Rica, que Gustave Flaubert avait été un grand explorateur ? C’est en compagnie de son ami Maxime Du Camp que Flaubert a visité Alexandrie, Le Caire, ou la Nubie. C’est l’imaginaire oriental qu’il a forgé au cours de ce voyage initiatique qui lui permit d’écrire Salammbô ! Maxime et Gustave ont donc un peu été les Usbek et Rica du XIXème siècle  et la chambre Voyage en Egypte regorge de bonnes ondes ! Mais Flaubert a également voyagé en France et en Europe, comme en témoignent les chambres Pyrénées-Corse ou Voyage en Italie.

Hotel-Flaubert-Boudoir
Hotel-Flaubert-Boudoir

Mais revenons au rez-de-chaussée, qui recèle de si nombreuses surprises. La salle du petit-déjeuner est un hommage à Madame Bovary. On y trouve un magnifique meuble de métier, sur lequel sont disposés des cactus  (présent qu’elle reçoit de ses amants dans le roman…) et au-dessus duquel sont reproduits des extraits du roman. Juste en face de ce meuble se trouve un adorable boudoir ! Dissimulé derrière un rideau rouge, il est l’alcôve prête à recevoir les voyageurs en quête de calme ou d’un nid douillet. On y trouve un magnifique fauteuil en toile de Jouy, une tapisserie verte qui nous replonge instantanément dans l’univers du roman, mais aussi trois portraits : celui d’une femme, qui serait Emma, et ceux de deux jeunes hommes, qui seraient Léon et Rodolphe ! Le pauvre Charles est donc absent !  Ce boudoir est en tout cas un bijou de décoration, un écrin tout particulier au sein duquel on aime à se réfugier en buvant une tasse de thé. Il n’est pas difficile d’y laisser son esprit vagabonder et d’y imaginer Flaubert travaillant dans son gueuloir !

A la droite de ce boudoir se trouve l’une des nombreuses bibliothèques vitrées de l’hôtel. Elle renferme plusieurs éditions rares, mais aussi les œuvres de George Sand éditées en La Pléiade, celles de Louise Colet qui fut à la fois journaliste, romancière, poétesse, maîtresse de Delacroix, Musset ou Vigny. Car plus qu’un hommage à Flaubert, l’Hôtel littéraire Gustave Flaubert est un hommage à la galaxie flaubertienne. Et tenter de comprendre Flaubert, l’épistolier phénoménal, sans prendre en compte ses amis serait un grave non-sens. Et ça, l’hôtel littéraire Gustave Flaubert l’a parfaitement compris ! Tu souhaites relire les Contes de Maupassant, ou la Correspondance de George Sand ? Inutile de quitter l’hôtel, tu peux être un voyageur sans bagages et vagabonder du Berry à la Normandie, de Carthage à Paris !

Enfin, mon coin préféré peut-être, celui du salon de Flaubert. On y trouve un bureau que surplombe un magnifique perroquet vert empaillé ! Il s’agit bien sûr d’un hommage à Loulou, le perroquet de Félicité, la pathétique héroïne d’Un coeur simple. Mes yeux sont d’ailleurs restés comme hypnotisés devant une tapisserie chamarrée, représentant des oiseaux rares ! Ces insolentes couleurs pourraient jurer parmi ce blanc immaculé, mais je te jure, mon cher Rica, que ce parti-pris esthétique est du plus bel effet !

Je t’ai parlé de l’atmosphère générale, mais parlons ensuite de l’incroyable bibliothèque ! L’hôtel ne renferme pas moins de 500 ouvrages dans 20 langues différentes. Te souviens-tu des magnifiques premières lignes de Salammbô, « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar » ? Eh bien, je peux désormais te les dire en espagnol (« Sucedia en Megara, arrabal de Cartago, en los jardins de Amilcar ») ou en allemand (« Es war in Megara, einer des Vortädte von Karthago, in den Gärten Hamilkars ») ! Deux ouvrages ont d’ailleurs particulièrement retenu mon attention : Le Perroquet de Flaubert, de Julian Barnes, cet inclassable récit sur le ou plutôt les perroquets de Flaubert ; mais aussi et surtout l’adorable Promenade de Flaubert d’Antonin Louchard. Il s’agit d’un tout petit livre coloré, pour les enfants, dans lequel M. Flaubert se promène. Et tombe par terre ! Un adorable ouvrage, pétri de poésie et de fantaisie, qu’il faudrait lire à n’importe quel enfant ! Assurément un livre drôle, et original, dont je n’aurais jamais entendu parler autre part qu’à l’hôtel, et dont je ferai sans aucun doute l’acquisition.

Enfin, plusieurs éditions rares qui raviraient les collectionneurs dans ton genre sont  sous vitrine, donnant à l’hôtel des allures de musée !

Hotel-Flaubert-Vitrines
Hotel-Flaubert-Vitrines

Chaque matin, chaque fois répété, le petit-déjeuner ne cesse de me combler. C’est un somptueux festin qui nous est servi, qui n’est pas sans rappeler le festin des mercenaires dans Salammbô, ou le bal de la Vaubyessard dans Madame Bovary ! On y boit même du thé dans des tasses au nom de l’écrivain. Tu peux d’ailleurs en acheter à la réception de l’hôtel, comme d’autres objets dérivés, en guise de souvenir. Entre les petits déjeuners pantaguéliques et les « goûters de Gustave », rituel instauré par l’hôtel, heureusement que je peux profiter de la salle de fitness aux équipements dernier cri. Si je me suis d’abord moqué de l’engouement des Européens pour cette activité, je dois avouer qu’il n’est pas inutile que j’y passe quelques heures, tant les croissants et spécialités normandes (connais-tu mon cher Rica, le camembert normand ?) finiront sans cela par avoir raison de mon embonpoint.

Tu te demandes peut-être ce que je fais de mes journées ? Rouen regorge de curiosités, telles que sa cathédrale ou son Musée des Beaux-Arts. Mais la ville te permet surtout de faire un véritable pèlerinage flaubertien : la maison où est née Flaubert et dont je te parlais au début de ma lettre, le Pavillon de l’Hôtel-Dieu, est devenue le Musée Flaubert. On y apprend l’histoire de la famille Flaubert et y découvre une histoire de la médecine. La cathédrale Notre-Dame est un des endroits où Léon et Emma se donnent rendez-vous dans Madame Bovary, et l’un de ses vitraux représente une scène de La Légende de Saint Julien l’Hospitalier. C’est dans la rue Eau de Robec que Charles Bovary habite, pendant ses « études de médecine » qu’il n’a jamais finies. Et c’est rue de la-Renelle-des-Maroquiniers qu’Emma est censée prendre des leçons de piano ! Tu crois peut-être que j’ai appris Madame Bovary par cœur ? Que nenni. L’hôtel lui-même m’a fourni tous ces renseignements et c’est un jeu d’enfants de prolonger l’expérience et de visiter Rouen dans les pas du grand écrivain !

Hotel-Flaubert-Collections
Hotel-Flaubert-Collections

Il faut que je t’avoue un secret ! L’Hôtel Littéraire Gustave Flaubert renferme en son sein un véritable trésor ! Il ne s’agit ni d’émaux, ni de camées, ni d’or noir ; mais des manuscrits de la correspondance de Flaubert, acquis par la Société des Hôtels Littéraires. On y trouve ainsi, accrochés sur les murs de l’hôtel, un billet de Flaubert à Théophile Gautier pour le convier à dîner et discuter de la parution des Misérables de Hugo, une lettre passionnée de Flaubert à sa maîtresse Louise Colet, ou encore une lettre de George Sand à son vieil ami Flaubert, signée « ton vieux troubadour ». Tu trouveras également plusieurs éditions originales présentées sous des vitrines, qui appartiennent à la collection privée du Président de la Société des Hôtels Littéraires Jacques Letertre, un grand amoureux des livres.

Enfin, si tant est que la connaissance et le savoir constituent le plus grand des trésors, j’ai appris, grâce à L’Hôtel littéraire Gustave Flaubert, l’existence d’une œuvre théâtrale. D’une œuvre injustement méconnue, d’une pièce de théâtre que Flaubert fit publier sous la forme d’un feuilleton, mais dont on ne sait plus rien aujourd’hui. L’argument en est à la fois simple et magique. Le Château des cœurs, que Flaubert écrivit avec ses amis Louis Bouilhet et Charles d’Osmoy, raconte comment les êtres humains vont réapprendre à aimer, après que des gnomes ont volé leurs cœurs, qu’ils renferment dans un château ! Très actif dans son travail de mémoire flaubertienne, l’hôtel participe au projet d’édition en fac-similé de cette pièce. Si un jour tu t’y rends, jette un œil à la bibliothèque située à la droite du bar, tu devrais en apprendre un peu plus ! C’était en tout cas très émouvant d’apprendre l’existence d’une pièce à la symbolique bouleversante et qui témoigne de manière incontestable de l’âme généreuse, si l’on en doutait encore, qu’était Gustave Flaubert !

A la fois musée, lieu de culte, de pèlerinage, mais aussi de repos, L’Hôtel littéraire Gustave Flaubert est un extraordinaire havre de paix niché au cœur de Rouen. Je sais qu’à des milliers de kilomètres, lorsque je serai rentré à Ispahan, je me souviendrai des maisons aux zébrures blanches et brunes se détachant dans un ciel aux nuances grises que n’auraient pas renié les peintres impressionnistes.

A bientôt mon très cher Rica, et qui sait où me mèneront mes prochaines aventures !

Si tu souhaites me rejoindre à Rouen, et jouer à Maxime et Gustave, sache que l’hôtel littéraire Gustave Flaubert n’attend que toi !

De Rouen, le 2 de la lune de Zilcadé, 2017.

Pour en savoir plus : http://www.hotelgustaveflaubert.com/

Découvrez également Le Swann, consacré à Marcel Proust : http://www.hotel-leswann.com/

[1] Gustave Flaubert, Salammbô, 1862

[2] Gustave Flaubert, Madame Bovary, 1857

[3] Gustave Flaubert, L’Education sentimentale, 1869

[4] Gustave Flaubert, Salammbô, 1862

[5] Paul Morand, Vie de Guy de Maupassant, biographie, 1941

[6] Paul Morand, Vie de Guy de Maupassant, biographie, 1941

[7] Lettre de George Sand à Gustave Flaubert, 25 mars 1876