Quiconque exerce ce métier mérite de lire des classiques : Christophe Donner

« Je lis en ce moment Le Paysan parvenu, de Marivaux. C’est comme une langue étrangère qu’on comprendrait par miracle. »

Il est toujours émouvant d’avoir le privilège d’interviewer un auteur dont les lectures vous ont bercée étant enfant ! Ayant grandi avec L’Ecole des Loisirs, j’ai découvert Christophe Donner avec Le Secret d’État aux yeux verts, ou Les Lettres de mon petit frère ; et certains de ses personnages sont, pour moi, restés inoubliables. A l’époque, Christophe Donner signait ses ouvrages pour enfants d’un « Chris Donner » et quel ne fut pas mon émoi lorsque je réalisai, au sortir de l’adolescence, que « Christophe Donner » écrivait aussi pour les adultes ! Passionnée de cinéma, j’avais dévoré son dernier opus, Quiconque exerce ce métier stupide mérite tout ce qui lui arrive, publié en 2014 chez Grasset. Vous comprendrez que je ne pouvais que l’interviewer !

Christophe, quel lecteur êtes-vous, et notamment quel lecteur de classiques êtes-vous ?

Aujourd’hui, mon classique préféré, c’est Proust. Mais je lis en ce moment Le Paysan parvenu, de Marivaux. C’est comme une langue étrangère qu’on comprendrait par miracle. Les classiques ont ceci d’encourageant que c’est souvent par l’humour qu’ils résistent au temps. Ils ont le même souci de lutter contre l’ennui. Rousseau, par exemple, est d’un rasoir achevé, à mon goût. Plaintif et moralisateur. Voltaire est vif, malin, incorrect. Il y a des phénomènes sans doute éternels d’une écriture et d’un siècle à l’autre, l’insolence, la drôlerie, l’impertinence de Casanova, et jusqu’à Maurice Sachs, Céline aussi est drôle, et Proust sans doute le plus fin. Critique, bien sûr. De tous les arts, l’écriture est le plus ou peut-être même le seul critique. Les peintres ne sont sarcastiques qu’en employant des mots (Magritte : « Ceci n’est pas une pipe »). La prudence (paraphrase et élégance) qui préside aux textes anciens, empêche souvent la critique de devenir partisane, ou protestante, ou plaintive, écueils sur lesquels se fracassent beaucoup de contemporains libérés de la censure.

Etes-vous issu d’une famille de lecteurs ? Comment les livres sont-ils arrivés à vous ?

Je suis d’une famille de lettrés : grands-parents paternels instituteurs, grand-père maternel normalien, philosophe, compagnon de Cavaillès. Mère psychanalyste, père fainéant, imposteur, faux savant, achetant la collection complète des œuvres de Lénine pour ne pas l’ouvrir, etc. reniant la culture bourgeoise pour ne la remplacer par rien. Lourd handicap. Pas toujours surmonté.

Y-a-t-il des classiques qui constituent vos livres de chevet ?

Donc Proust et Bukowski.

La fréquentation de ces auteurs, votre bagage culturel ont-ils pu vous paralyser, ou au contraire vous stimuler lorsque vous vous êtes lancé dans la fiction ?

J’ai commencé par vouloir écrire comme Céline, je dirais que ça m’a aidé. Mon caractère fait que rien ne me paralyse, tout est défi, c’est à la relecture que je souffre, parfois enthousiaste et surpris par mon génie, parfois épouvanté, accablé par ma nullité, alors le travail commence…

A titre personnel, j’ai découvert votre œuvre étant enfant à travers vos livres publiés à L’Ecole des Loisirs. Que pensez-vous de ces propos de Christophe Honoré : « Offrir un livre à un enfant, c’est confier cet enfant à un adulte que l’on ne connaît pas » ?

Je préciserais qu’on ne connaît pas non plus l’enfant que l’on confie à cet adulte. Je ne crois pas qu’il y ait des risques de détournements de mineurs à travers un livre ou un écrivain. Les enfants, et les adultes aussi, prennent dans un livre ce qu’ils ont déjà… et ça reste des livres, pas des conseils, pas des lois, ni des guides. Donc pas des dangers, comme le suggère un peu la phrase de Christophe Honoré.

Illustration : Christophe Donner © Manon Blanc

Qui sont les audacieux de la littérature classique ?

« Avoir de l’audace », « oser changer », « sortir de sa zone de confort », sont des thématiques et expressions extrêmement en vogue. Si vous hésitez encore à « franchir le pas », ou « passer le cap », que ce soit dans votre vie personnelle ou professionnelle, petit passage en revue des audacieux de la littérature classique !

La tête-brûlée : Fabrice del Dongo dans La Chartreuse de Parme

Roman que Stendhal lui-même a dédicacé « To the Happy Few » (que l’on pourrait traduire littéralement par « ceux qui savent être heureux »), La Chartreuse de Parme suit les aventures de Fabrice del Dongo, un aristocrate italien qui a le don pour se mettre dans d’invraisemblables situations. Il est constamment protégé par sa tante, la duchesse de Sanseverina, secrètement amoureuse de lui.

Au début du roman, Fabrice, éperdu d’admiration pour Napoléon Ier, décide, comme ça, sur un coup de tête, de rejoindre le champ de bataille de Waterloo, en Belgique ! Sur place, Fabrice est totalement perdu et ne comprend absolument rien à ce qui relève d’un indescriptible chaos.

Stendhal nous le dit : « Nous avouerons que notre héros était fort peu héros en ce moment. »[1]. Partagé entre incompréhension et horreur, Fabrice s’est mis dans une véritable galère, une première parmi tant d’autres !

Aux innocents les mains pleines : Félix de Vandenesse dans Le Lys dans la vallée

Dans un tout autre genre, Félix de Vandenesse est lui aussi un sacré phénomène ! Le héros du Lys dans la vallée conçoit un amour fou, mais pourtant platonique pour Henriette de Mortsauf, une femme mariée et plus âgée que lui. Lors de leur première rencontre, en pleine réception, Félix est subitement ébloui par le parfum et la vue d’une inconnue. Ni une ni deux : Félix, tel un kamikaze, couvre de baisers les épaules nues d’Henriette !

Cette attitude, qui relèverait a priori du suicide, permettra à Félix de faire la connaissance d’Henriette !

« À nous deux maintenant ! »  : Eugène de Rastignac dans La Comédie humaine

Le héros de Balzac, que l’on retrouve dans plusieurs romans de La Comédie humaine, est prêt à tout pour réussir, corruption, affairisme, clientélisme ! C’est sans aucun scrupule qu’il convolera en justes noces avec la fille de son ancienne maîtresse, Delphine de Nucingen ! C’est à cet angoumoisin monté à Paris pour réussir que l’on doit le très célèbre « À nous deux maintenant ! » qu’il prononce après les obsèques du père Goriot, en haut du Père Lachaise, comme un défi lancé à Paris. Son évolution au sein de La Comédie humaine n’est en rien positive. Plus les années passent, et plus Rastignac gagne en cynisme.

L’on ne sera pas étonné d’apprendre que son deuxième père spirituel, après Le Père Goriot, est Vautrin. L’ancien forçat lui délivre une leçon d’anthologie : « Voilà le carrefour de la vie, jeune homme, choisissez. Vous avez déjà choisi : vous êtes allé chez notre cousine de Bauséant, et vous y avez flairé le luxe. Vous êtes allé chez madame de Restaud, la fille du père Goriot, et vous y avez flairé la Parisienne. Ce jour-là vous êtes revenu avec un mot écrit sur votre front, et que j’ai bien su lire Parvenir ! Parvenir à tout prix. »[2]

Le résilient : Edmond Dantès dans Le Comte de Monte-Cristo

Il en faut du courage et de la résilience pour réaliser ce qu’Edmond Dantès a fait ! Après avoir passé quatorze années enfermé au Château d’If, faussement accusé de bonapartisme, Edmond Dantès réussit à s’enfuir ! Comment ? Il ose prendre la place du mort dans le sac de l’abbé Faria, fait le mort, est ligoté puis jeté à la mer. Trouvant refuge sur l’île de Monte-Cristo sur laquelle l’attend un trésor, Edmond mûrit  une implacable et sourde vengeance. L’on connaît la suite de l’histoire.

Celui qui a le sens du sacrifice : Cyrano de Bergerac

Certains personnages incarnent l’audace à eux tout seuls ! Affublé d’un nez proéminent, Cyrano de Bergerac, le héros d’Edmond Rostand,  a décidé de faire de ce handicap un atout. Sa verve et son goût pour les mots ; il les met au service de la construction d’une légende, d’un personnage qui n’a pas peur de défier ses nombreux ennemis, ni d’interrompre une représentation théâtrale !

Mais c’est une toute autre audace qui le guide sur le plan amoureux. Secrètement épris de sa cousine Roxane, il accepte d’aider le cadet Christian de Neuvillette à séduire Roxane, en lui prêtant son éloquence. Et comme le dit Cyrano : « Toi du charme physique et vainqueur, prête-m’en : / Et faisons à nous deux un héros de roman ! »[3]

Celle qui se bat envers et contre tout : Jane Eyre

Modèle de bonté, de courage dans l’adversité et de persévérance, Jane Eyre, l’héroïne de Charlotte Brontë, est une véritable audacieuse ! Eprise de Rochester, elle n’hésite pas à quitter Thornfield lorsqu’elle réalise que ce dernier est déjà marié. Sans emploi, désormais à la rue, Jane affronte maintes difficultés avant d’être recueillie par deux sœurs, Diana et Mary Rivers. Alors qu’elle retrouve un emploi et un semblant de stabilité, Jane refuse la demande en mariage qui lui est faite par St. John, un homme d’Eglise, cousin éloigné mais dont elle n’est pas amoureuse. Jane finira par trouver le bonheur et la paix auprès de Rochester, et le lecteur ne peut que se réjouir avec Jane d’un tel dénouement !

Celui à qui tout réussit : Georges Duroy dans Bel-Ami

Publicité vivante pour l’audace, le héros du roman de Maupassant nous montre de façon éhontée que l’on peut oser, et réussir sans n’être jamais arrêté dans sa course ! A la fin de Bel-Ami, Georges Duroy est à son apogée : il a su user de son charme et de ses conquêtes féminines pour gravir, une à une, les marches de la réussite sociale, et connaître une fulgurante carrière de journaliste. Ce gratte-papier désormais anobli épouse, dans l’enceinte prestigieuse de l’église de la Madeleine, à Paris, la fille de M. Walter, son patron, dont il avait auparavant séduit l’épouse !

Résumons donc : Georges a fait pression auprès de Charles Forestier pour intégrer La Vie française. Il a séduit Madeleine Forestier avant d’en faire son nègre. Après la mort de Charles, il a épousé Madeleine, et s’est arrangé pour pouvoir divorcer. Après avoir séduit Mme Walter, femme du directeur de La Vie française, Georges enlève leur fille et l’épouse ! Le tout, bien sûr, sans oublier de nombreuses maîtresses lui offrant gite et couvert, et soutien indéfectible (Mme de Marelle). Et de solides relations, lui offrant l’ascension sociale qu’il dessine.

Moralité : la chance sourit aux audacieux ! Alors qu’attendez-vous pour oser ?

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Illustration : Camille Cottin dans Connasse princesse des cœurs (2014)

[1] Stendhal, La Chartreuse de Parme, 1839

[2] Honoré de Balzac, Le Père Goriot, 1835

[3] Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, II 10, 1897