Frédéric Verdier ou la confession d’un journaliste du siècle

« Quand tu as dix-huit ans, que tu veux devenir journaliste et que tu lis Bel-Ami, l’histoire d’un type qui a moins de talent que Rubempré, mais qui est assez démerdard pour choisir ses maîtresses, c’est génial ! »

 

Il est assez rare de se retrouver devant sa télé, à regarder Roland Garros, et à être cueillie par la voix d’un commentateur sportif qui vous cite, entre deux échanges, « Le Dormeur du Val » d’Arthur Rimbaud ou mieux encore, un extrait d’A Rebours de Huysmans !

Ce journaliste sportif, qui officie sur Eurosport, c’est Frédéric Verdier. C’est avec énormément d’humour et une grande bienveillance que le journaliste nous a raconté ses classiques, sans chapelle ni langue de bois. Vous ne regardez plus les matchs de tennis d’un même œil !

Frédéric, quel lecteur es-tu, et notamment quel lecteur de classiques es-tu ?

Je suis un lecteur de classiques, et un lecteur tout court passionné et très décomplexé. Je reviens régulièrement aux classiques, notamment ceux que je crois avoir lus et je suis parfois surpris. Par exemple, j’ai lu récemment La Chartreuse de Parme, pensant que je l’avais déjà lu… Ce n’était pas le cas, et j’en ai été ravi ! J’ai d’ailleurs pu voir que la chartreuse de Parme n’apparaît jamais dans le livre, sauf à la toute fin ! Je choisis en tout cas mes lectures très librement, et souvent par association d’idées. Il suffit d’un mot, d’une situation ou d’une rencontre pour que je pense à un livre ou à un auteur, et que je le lise. Au fil des années, je crois pouvoir dire que j’ai lu à peu près tous les livres que j’avais en tête à l’âge de dix-huit ans.

« J’ai donc un rapport passionnel aux classiques »

J’ai lu récemment les Maximes de La Rochefoucauld, c’est fantastique, les Caractères de La Bruyère aussi… J’ai donc un rapport passionnel aux classiques, et cela m’aide même dans mon travail.

Pourrais-tu développer ?

Lire des livres universels comme ceux-là élargit considérablement la pensée. On peut s’approprier des phrases entières, des idées ou des mots qu’on n’aurait jamais eus avant ! Notre vocabulaire s’enrichit, c’est une grande force et une grande joie.

Il t’arrive de convoquer les classiques lors de tes commentaires sportifs. Que se passe-t-il dans ta tête, au moment où tu cites ces grands textes ?

C’est avant tout pour moi que je le fais, et je suis très heureux lorsqu’un téléspectateur, voire deux, m’écrit pour me dire qu’il a reconnu une citation d’Isidore Ducasse (ndlr : Lautréamont) ou de Huysmans. J’adore !

« L’instantanéité de la référence est très importante »

C’est en tout cas toujours naturel, spontané et je ne vais bien sûr jamais sur Google pour chercher la référence idoine (rires). Il faut que ce soit dans le moment, l’instantanéité de la référence est très importante ! C’est la situation qui déclenche chez moi la référence, et c’est d’ailleurs très agréable lorsque Jean-Paul Loth ou Guy Forget la reconnaissent et rebondissent dessus ! Mais je cite aussi bien des chansons populaires que Cyrano de Bergerac, et c’est pour ça qu’il est très utile d’avoir de la mémoire.

Le but est en tout cas à chaque fois d’enrichir le commentaire, et que la référence ne soit pas seulement le résultat, ou le descriptif d’une situation. La paraphrase permanente n’a aucun intérêt !

Quels sont les grands classiques qui t’ont marqué ?

Il y en a plein ! Cyrano. Voyage au bout de la nuit. Vie et Destin de Vassili Grossman. Le Journal de Jules Renard, le Journal littéraire de Léautaud. Guerre et Paix. La Marche de Radetzky de Joseph Roth. L’Homme sans qualités de Robert Musil, même si je n’ai pas tout compris, et qu’il est inachevé, alors que j’aurais adoré le lire jusqu’au bout ! Mais de manière générale, j’adore la Mitteleuropa et l’empire austro-hongrois. Et pour le style, bien sûr, Saint-Simon, le Cardinal de Retz, La Rochefoucauld, La Bruyère, La Fontaine… Etre capable, chez La Bruyère, de synthétiser le distrait Ménalque en quelques phrases, je trouve ça phénoménal ! D’ailleurs le travail du moraliste se rapproche de celui du journaliste. Etre capable de portraiturer en étant vif, piquant et juste… J’adore !

« Des Esseintes, à la limite de l’autisme »

Et je n’aime pas tous les Aragon, mais je trouve qu’Aurélien est un roman magnifique. Ce début fulgurant, cette histoire, très belle, et la façon dont elle est racontée, cette atmosphère de dancing, dans les années vingt. J’aime beaucoup Aurélien.

Bel-Ami évidemment ! Même chose qu’Aurélien ! Un type totalement amoral mais génial. Quand tu as dix-huit ans, que tu veux devenir journaliste et que tu lis Bel-Ami…c’est génial ! Georges Duroy, moins de talent que Rubempré, mais assez démerdard pour bien choisir ses maîtresses, et finir par un mariage dans l’église de la Madeleine.

 J’adore aussi Des Esseintes, le personnage d’A rebours, de Huysmans. Des Esseintes est à la limite de l’autisme ! C’est un personnage peu doué pour la vie, qui rappelle pas mal de Russes comme Oblomov, ou Ivanov, des abrutis qui ne font pas grand-chose… Des types indolents, un peu snobs, qui pourraient très bien être heureux mais se retirent plutôt dans une Thébaïde. Génial ! Sans oublier Martin Eden que j’ai lu à Dubrovnik et n’oublierai jamais. Comment une rencontre fait naître en toi quelque chose que tu n’aurais toi-même jamais deviné…

Le ou les classiques qui te tombe(nt) des mains ?

Mort à Venise – j’en ai d’ailleurs autant à propos du film que du livre. Madame Bovary, extrêmement ennuyeux. Belle du Seigneur. Le Quatuor d’Alexandrie. L’Archipel du Goulag, Le Pavillon des Cancéreux… Soljenitsyne j’ai du mal, Nabokov aussi.

Gide dans La Porte étroite, je trouve ça daté. On dirait du Pierre Benoit, que plus personne ne lit… J’aime le Nouveau-Roman, j’aime beaucoup Robbe-Grillet et Sarraute, mais je déteste tout Duras, surtout L’Amant. Butor et Claude Simon me fatiguent.

Et tu penses que dans la conscience collective française, des livres comme Madame Bovary ou Belle du Seigneur sont surévalués ?

Pas du tout, et je ne me sens pas forcément fier. Si ces œuvres ont conquis tant de monde, c’est qu’il y a une raison. Si je n’ai pas aimé ces livres-là, c’est peut-être parce que je les ai mal lus, mal compris, pas lus dans les bonnes conditions…

Et quand tu n’aimes pas, tu arrives à aller au bout ?

Plus maintenant ! Pendant longtemps, je me suis efforcé de lire jusqu’au bout. Aujourd’hui, il m’arrive de reposer le livre, et de le reprendre plus tard. Je m’oblige toujours en tout cas à aller à la page 100. Et si à la page 100, je ne ressens aucun plaisir, aucun éveil, je laisse tomber.

 Parlons tennis… Si Nick Kyrgios était un héros de roman, qui serait-il ?

Pourquoi pas Rastignac !

Si Maria Sharapova était une héroïne de roman, qui serait-elle ?

Avec les soucis qu’elle connaît en ce moment (Maria Sharapova a été convaincue de dopage et lâchée par ses sponsors), Raskolnikov !

 Rafael Nadal ?

Sans hésiter le Minotaure ! A cause de ce qu’il dégageait, un peu moins maintenant qu’à ses débuts. Mais je pense au sable de la terre battue, à la poussière, aux nasaux…Le côté taurin, mais aussi le côté insubmersible !

Roger Federer ?

Un Lucien de Rubempré… en plus doué pour la vie quand même !

Et Djokovic ?

Un personnage qui en a bavé mais qui en veut… Ou alors un tyran, qui asservit les autres ! Question difficile…

Si John McEnroe était un personnage shakespearien, qui serait-il ?

Falstaff ! Truculent, un peu bouffon, avec un esprit en même temps très aiguisé.

En guise de conclusion, si tu devais donner le nom d’un grand roman anglais à Wimbledon, lequel serait-ce ?

Pour ceux qui vont loin : La Puissance et la Gloire de Graham Greene. Ça pourrait être aussi Le Meilleur des mondes, d’Aldous Huxley. Et enfin pour ceux qui jouent les qualifications et sont au premier tour, ça serait plutôt…

La Foire aux Vanités ?

Pourquoi pas, d’autant que j’adore Thackeray !  Mais Le Livre de la Jungle irait très bien (rires) !

Illustration : Frédéric Verdier, journaliste sportif

 

La Reine Margot ou de l’importance de gérer la communication interne de son entreprise !

Quel que soit son poste au sein d’une entreprise, il est toujours utile de savoir ce qui s’y passe et les grands chefs ont tout intérêt à alerter leurs salariés des projets qui s’y trament ! Ce ne sont pas les héros de La Reine Margot, et notamment Catherine de Médicis, qui vous diront le contraire !

Ma petite entreprise connaît pas la crise

Dans une France déchirée par les guerres de religion, la catholique Catherine de Médicis, mère de Charles IX et de Margot, n’hésite pas à empoisonner ses ennemis avec l’aide d’un parfumeur florentin, René Bianchi. C’est une véritable industrie qui s’opère au sein du palais du Louvre, et le roman ne cesse d’égrener les différentes victimes de la reine Catherine (« Vous avez empoisonné la reine de Navarre avec des gants ; vous avez empoisonné le prince de Porcian avec la fumée d’une lampe ; vous avez essayé d’empoisonner M. de Condé avec une pomme de senteur »[1]).

Un grand projet maintenu secret

Catherine de Médicis décide de se débarrasser d’Henri de Navarre, protestant, futur Henri IV et actuel mari de Margot. Pour cela, elle a demandé à René Bianchi d’empoisonner un livre de chasse à courre, de vénerie,  la grande passion d’Henri. Personne hormis le duc d’Alençon, frère de Charles IX, n’est au courant du dessein qu’elle projette, et surtout pas Charles, grand ami d’Henri.

La chasse à courre, c’est ma grande passion !

Le livre empoisonné est déposé par le duc d’Alençon, chez Henri de Navarre. Or, Charles IX, passé à l’improviste chez celui qu’il surnomme « Henriot », tombe sur l’ouvrage magnifique, tellement magnifique qu’il décide de l’emporter chez lui ! C’est donc avec horreur que le duc d’Alençon surprend son frère Charles IX en train de s’humecter les lèvres du poison qui a servi à coller les pages du livre (« Et le roi porta encore une fois son pouce à ses lèvres, et une fois encore fit tourner la page rebelle[2]. ») !

Le duc d’Alençon, tenu par le secret « professionnel », n’ose rien dire et observe la scène, entre impuissante et effroi.

Un jour Un destin ou de la mort d’Actéon

Charles IX réalise qu’il a été empoisonné lorsque son chien Actéon décède subitement (oui, Actéon apprécie de mâchonner le papier…) Saisi d’horreur et prenant conscience d’une mort imminente, il se rend chez René Bianchi qui lui avoue que le livre était en réalité destiné à Henri de Navarre. Charles IX n’a alors que ces mots : « Ce livre, en effet, était chez Henriot. Il y a une destinée, et je la subis. »[3]

[1] Alexandre Dumas, La Reine Margot, « Actéon », 1845

[2] Alexandre Dumas, La Reine Margot, « Le livre de vénerie », 1845

[3] Alexandre Dumas, La Reine Margot, « Actéon », 1845

Illustration : photo tirée de la série télévisée Mad Men