Qui sont les audacieux de la littérature classique ?

« Avoir de l’audace », « oser changer », « sortir de sa zone de confort », sont des thématiques et expressions extrêmement en vogue. Si vous hésitez encore à « franchir le pas », ou « passer le cap », que ce soit dans votre vie personnelle ou professionnelle, petit passage en revue des audacieux de la littérature classique !

La tête-brûlée : Fabrice del Dongo dans La Chartreuse de Parme

Roman que Stendhal lui-même a dédicacé « To the Happy Few » (que l’on pourrait traduire littéralement par « ceux qui savent être heureux »), La Chartreuse de Parme suit les aventures de Fabrice del Dongo, un aristocrate italien qui a le don pour se mettre dans d’invraisemblables situations. Il est constamment protégé par sa tante, la duchesse de Sanseverina, secrètement amoureuse de lui.

Au début du roman, Fabrice, éperdu d’admiration pour Napoléon Ier, décide, comme ça, sur un coup de tête, de rejoindre le champ de bataille de Waterloo, en Belgique ! Sur place, Fabrice est totalement perdu et ne comprend absolument rien à ce qui relève d’un indescriptible chaos.

Stendhal nous le dit : « Nous avouerons que notre héros était fort peu héros en ce moment. »[1]. Partagé entre incompréhension et horreur, Fabrice s’est mis dans une véritable galère, une première parmi tant d’autres !

Aux innocents les mains pleines : Félix de Vandenesse dans Le Lys dans la vallée

Dans un tout autre genre, Félix de Vandenesse est lui aussi un sacré phénomène ! Le héros du Lys dans la vallée conçoit un amour fou, mais pourtant platonique pour Henriette de Mortsauf, une femme mariée et plus âgée que lui. Lors de leur première rencontre, en pleine réception, Félix est subitement ébloui par le parfum et la vue d’une inconnue. Ni une ni deux : Félix, tel un kamikaze, couvre de baisers les épaules nues d’Henriette !

Cette attitude, qui relèverait a priori du suicide, permettra à Félix de faire la connaissance d’Henriette !

« À nous deux maintenant ! »  : Eugène de Rastignac dans La Comédie humaine

Le héros de Balzac, que l’on retrouve dans plusieurs romans de La Comédie humaine, est prêt à tout pour réussir, corruption, affairisme, clientélisme ! C’est sans aucun scrupule qu’il convolera en justes noces avec la fille de son ancienne maîtresse, Delphine de Nucingen ! C’est à cet angoumoisin monté à Paris pour réussir que l’on doit le très célèbre « À nous deux maintenant ! » qu’il prononce après les obsèques du père Goriot, en haut du Père Lachaise, comme un défi lancé à Paris. Son évolution au sein de La Comédie humaine n’est en rien positive. Plus les années passent, et plus Rastignac gagne en cynisme.

L’on ne sera pas étonné d’apprendre que son deuxième père spirituel, après Le Père Goriot, est Vautrin. L’ancien forçat lui délivre une leçon d’anthologie : « Voilà le carrefour de la vie, jeune homme, choisissez. Vous avez déjà choisi : vous êtes allé chez notre cousine de Bauséant, et vous y avez flairé le luxe. Vous êtes allé chez madame de Restaud, la fille du père Goriot, et vous y avez flairé la Parisienne. Ce jour-là vous êtes revenu avec un mot écrit sur votre front, et que j’ai bien su lire Parvenir ! Parvenir à tout prix. »[2]

Le résilient : Edmond Dantès dans Le Comte de Monte-Cristo

Il en faut du courage et de la résilience pour réaliser ce qu’Edmond Dantès a fait ! Après avoir passé quatorze années enfermé au Château d’If, faussement accusé de bonapartisme, Edmond Dantès réussit à s’enfuir ! Comment ? Il ose prendre la place du mort dans le sac de l’abbé Faria, fait le mort, est ligoté puis jeté à la mer. Trouvant refuge sur l’île de Monte-Cristo sur laquelle l’attend un trésor, Edmond mûrit  une implacable et sourde vengeance. L’on connaît la suite de l’histoire.

Celui qui a le sens du sacrifice : Cyrano de Bergerac

Certains personnages incarnent l’audace à eux tout seuls ! Affublé d’un nez proéminent, Cyrano de Bergerac, le héros d’Edmond Rostand,  a décidé de faire de ce handicap un atout. Sa verve et son goût pour les mots ; il les met au service de la construction d’une légende, d’un personnage qui n’a pas peur de défier ses nombreux ennemis, ni d’interrompre une représentation théâtrale !

Mais c’est une toute autre audace qui le guide sur le plan amoureux. Secrètement épris de sa cousine Roxane, il accepte d’aider le cadet Christian de Neuvillette à séduire Roxane, en lui prêtant son éloquence. Et comme le dit Cyrano : « Toi du charme physique et vainqueur, prête-m’en : / Et faisons à nous deux un héros de roman ! »[3]

Celle qui se bat envers et contre tout : Jane Eyre

Modèle de bonté, de courage dans l’adversité et de persévérance, Jane Eyre, l’héroïne de Charlotte Brontë, est une véritable audacieuse ! Eprise de Rochester, elle n’hésite pas à quitter Thornfield lorsqu’elle réalise que ce dernier est déjà marié. Sans emploi, désormais à la rue, Jane affronte maintes difficultés avant d’être recueillie par deux sœurs, Diana et Mary Rivers. Alors qu’elle retrouve un emploi et un semblant de stabilité, Jane refuse la demande en mariage qui lui est faite par St. John, un homme d’Eglise, cousin éloigné mais dont elle n’est pas amoureuse. Jane finira par trouver le bonheur et la paix auprès de Rochester, et le lecteur ne peut que se réjouir avec Jane d’un tel dénouement !

Celui à qui tout réussit : Georges Duroy dans Bel-Ami

Publicité vivante pour l’audace, le héros du roman de Maupassant nous montre de façon éhontée que l’on peut oser, et réussir sans n’être jamais arrêté dans sa course ! A la fin de Bel-Ami, Georges Duroy est à son apogée : il a su user de son charme et de ses conquêtes féminines pour gravir, une à une, les marches de la réussite sociale, et connaître une fulgurante carrière de journaliste. Ce gratte-papier désormais anobli épouse, dans l’enceinte prestigieuse de l’église de la Madeleine, à Paris, la fille de M. Walter, son patron, dont il avait auparavant séduit l’épouse !

Résumons donc : Georges a fait pression auprès de Charles Forestier pour intégrer La Vie française. Il a séduit Madeleine Forestier avant d’en faire son nègre. Après la mort de Charles, il a épousé Madeleine, et s’est arrangé pour pouvoir divorcer. Après avoir séduit Mme Walter, femme du directeur de La Vie française, Georges enlève leur fille et l’épouse ! Le tout, bien sûr, sans oublier de nombreuses maîtresses lui offrant gite et couvert, et soutien indéfectible (Mme de Marelle). Et de solides relations, lui offrant l’ascension sociale qu’il dessine.

Moralité : la chance sourit aux audacieux ! Alors qu’attendez-vous pour oser ?

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Illustration : Camille Cottin dans Connasse princesse des cœurs (2014)

[1] Stendhal, La Chartreuse de Parme, 1839

[2] Honoré de Balzac, Le Père Goriot, 1835

[3] Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, II 10, 1897

Frédéric Verdier ou la confession d’un journaliste du siècle

« Quand tu as dix-huit ans, que tu veux devenir journaliste et que tu lis Bel-Ami, l’histoire d’un type qui a moins de talent que Rubempré, mais qui est assez démerdard pour choisir ses maîtresses, c’est génial ! »

 

Il est assez rare de se retrouver devant sa télé, à regarder Roland Garros, et à être cueillie par la voix d’un commentateur sportif qui vous cite, entre deux échanges, « Le Dormeur du Val » d’Arthur Rimbaud ou mieux encore, un extrait d’A Rebours de Huysmans !

Ce journaliste sportif, qui officie sur Eurosport, c’est Frédéric Verdier. C’est avec énormément d’humour et une grande bienveillance que le journaliste nous a raconté ses classiques, sans chapelle ni langue de bois. Vous ne regardez plus les matchs de tennis d’un même œil !

Frédéric, quel lecteur es-tu, et notamment quel lecteur de classiques es-tu ?

Je suis un lecteur de classiques, et un lecteur tout court passionné et très décomplexé. Je reviens régulièrement aux classiques, notamment ceux que je crois avoir lus et je suis parfois surpris. Par exemple, j’ai lu récemment La Chartreuse de Parme, pensant que je l’avais déjà lu… Ce n’était pas le cas, et j’en ai été ravi ! J’ai d’ailleurs pu voir que la chartreuse de Parme n’apparaît jamais dans le livre, sauf à la toute fin ! Je choisis en tout cas mes lectures très librement, et souvent par association d’idées. Il suffit d’un mot, d’une situation ou d’une rencontre pour que je pense à un livre ou à un auteur, et que je le lise. Au fil des années, je crois pouvoir dire que j’ai lu à peu près tous les livres que j’avais en tête à l’âge de dix-huit ans.

« J’ai donc un rapport passionnel aux classiques »

J’ai lu récemment les Maximes de La Rochefoucauld, c’est fantastique, les Caractères de La Bruyère aussi… J’ai donc un rapport passionnel aux classiques, et cela m’aide même dans mon travail.

Pourrais-tu développer ?

Lire des livres universels comme ceux-là élargit considérablement la pensée. On peut s’approprier des phrases entières, des idées ou des mots qu’on n’aurait jamais eus avant ! Notre vocabulaire s’enrichit, c’est une grande force et une grande joie.

Il t’arrive de convoquer les classiques lors de tes commentaires sportifs. Que se passe-t-il dans ta tête, au moment où tu cites ces grands textes ?

C’est avant tout pour moi que je le fais, et je suis très heureux lorsqu’un téléspectateur, voire deux, m’écrit pour me dire qu’il a reconnu une citation d’Isidore Ducasse (ndlr : Lautréamont) ou de Huysmans. J’adore !

« L’instantanéité de la référence est très importante »

C’est en tout cas toujours naturel, spontané et je ne vais bien sûr jamais sur Google pour chercher la référence idoine (rires). Il faut que ce soit dans le moment, l’instantanéité de la référence est très importante ! C’est la situation qui déclenche chez moi la référence, et c’est d’ailleurs très agréable lorsque Jean-Paul Loth ou Guy Forget la reconnaissent et rebondissent dessus ! Mais je cite aussi bien des chansons populaires que Cyrano de Bergerac, et c’est pour ça qu’il est très utile d’avoir de la mémoire.

Le but est en tout cas à chaque fois d’enrichir le commentaire, et que la référence ne soit pas seulement le résultat, ou le descriptif d’une situation. La paraphrase permanente n’a aucun intérêt !

Quels sont les grands classiques qui t’ont marqué ?

Il y en a plein ! Cyrano. Voyage au bout de la nuit. Vie et Destin de Vassili Grossman. Le Journal de Jules Renard, le Journal littéraire de Léautaud. Guerre et Paix. La Marche de Radetzky de Joseph Roth. L’Homme sans qualités de Robert Musil, même si je n’ai pas tout compris, et qu’il est inachevé, alors que j’aurais adoré le lire jusqu’au bout ! Mais de manière générale, j’adore la Mitteleuropa et l’empire austro-hongrois. Et pour le style, bien sûr, Saint-Simon, le Cardinal de Retz, La Rochefoucauld, La Bruyère, La Fontaine… Etre capable, chez La Bruyère, de synthétiser le distrait Ménalque en quelques phrases, je trouve ça phénoménal ! D’ailleurs le travail du moraliste se rapproche de celui du journaliste. Etre capable de portraiturer en étant vif, piquant et juste… J’adore !

« Des Esseintes, à la limite de l’autisme »

Et je n’aime pas tous les Aragon, mais je trouve qu’Aurélien est un roman magnifique. Ce début fulgurant, cette histoire, très belle, et la façon dont elle est racontée, cette atmosphère de dancing, dans les années vingt. J’aime beaucoup Aurélien.

Bel-Ami évidemment ! Même chose qu’Aurélien ! Un type totalement amoral mais génial. Quand tu as dix-huit ans, que tu veux devenir journaliste et que tu lis Bel-Ami…c’est génial ! Georges Duroy, moins de talent que Rubempré, mais assez démerdard pour bien choisir ses maîtresses, et finir par un mariage dans l’église de la Madeleine.

 J’adore aussi Des Esseintes, le personnage d’A rebours, de Huysmans. Des Esseintes est à la limite de l’autisme ! C’est un personnage peu doué pour la vie, qui rappelle pas mal de Russes comme Oblomov, ou Ivanov, des abrutis qui ne font pas grand-chose… Des types indolents, un peu snobs, qui pourraient très bien être heureux mais se retirent plutôt dans une Thébaïde. Génial ! Sans oublier Martin Eden que j’ai lu à Dubrovnik et n’oublierai jamais. Comment une rencontre fait naître en toi quelque chose que tu n’aurais toi-même jamais deviné…

Le ou les classiques qui te tombe(nt) des mains ?

Mort à Venise – j’en ai d’ailleurs autant à propos du film que du livre. Madame Bovary, extrêmement ennuyeux. Belle du Seigneur. Le Quatuor d’Alexandrie. L’Archipel du Goulag, Le Pavillon des Cancéreux… Soljenitsyne j’ai du mal, Nabokov aussi.

Gide dans La Porte étroite, je trouve ça daté. On dirait du Pierre Benoit, que plus personne ne lit… J’aime le Nouveau-Roman, j’aime beaucoup Robbe-Grillet et Sarraute, mais je déteste tout Duras, surtout L’Amant. Butor et Claude Simon me fatiguent.

Et tu penses que dans la conscience collective française, des livres comme Madame Bovary ou Belle du Seigneur sont surévalués ?

Pas du tout, et je ne me sens pas forcément fier. Si ces œuvres ont conquis tant de monde, c’est qu’il y a une raison. Si je n’ai pas aimé ces livres-là, c’est peut-être parce que je les ai mal lus, mal compris, pas lus dans les bonnes conditions…

Et quand tu n’aimes pas, tu arrives à aller au bout ?

Plus maintenant ! Pendant longtemps, je me suis efforcé de lire jusqu’au bout. Aujourd’hui, il m’arrive de reposer le livre, et de le reprendre plus tard. Je m’oblige toujours en tout cas à aller à la page 100. Et si à la page 100, je ne ressens aucun plaisir, aucun éveil, je laisse tomber.

 Parlons tennis… Si Nick Kyrgios était un héros de roman, qui serait-il ?

Pourquoi pas Rastignac !

Si Maria Sharapova était une héroïne de roman, qui serait-elle ?

Avec les soucis qu’elle connaît en ce moment (Maria Sharapova a été convaincue de dopage et lâchée par ses sponsors), Raskolnikov !

 Rafael Nadal ?

Sans hésiter le Minotaure ! A cause de ce qu’il dégageait, un peu moins maintenant qu’à ses débuts. Mais je pense au sable de la terre battue, à la poussière, aux nasaux…Le côté taurin, mais aussi le côté insubmersible !

Roger Federer ?

Un Lucien de Rubempré… en plus doué pour la vie quand même !

Et Djokovic ?

Un personnage qui en a bavé mais qui en veut… Ou alors un tyran, qui asservit les autres ! Question difficile…

Si John McEnroe était un personnage shakespearien, qui serait-il ?

Falstaff ! Truculent, un peu bouffon, avec un esprit en même temps très aiguisé.

En guise de conclusion, si tu devais donner le nom d’un grand roman anglais à Wimbledon, lequel serait-ce ?

Pour ceux qui vont loin : La Puissance et la Gloire de Graham Greene. Ça pourrait être aussi Le Meilleur des mondes, d’Aldous Huxley. Et enfin pour ceux qui jouent les qualifications et sont au premier tour, ça serait plutôt…

La Foire aux Vanités ?

Pourquoi pas, d’autant que j’adore Thackeray !  Mais Le Livre de la Jungle irait très bien (rires) !

Illustration : Frédéric Verdier, journaliste sportif