50 nuances de Proust ou j’irais bien refaire un tour du côté de l’hôtel Swann

 

« Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à rechercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux. » Marcel Proust

 

Lettre 162 : Usbek à Rica,

A Paris

Mon cher Rica,

Cela fait maintenant un mois que je séjourne à Paris. Si la ville a bien changé depuis notre dernier voyage, il y a bien longtemps de cela, j’y ai néanmoins retrouvé quelques repères familiers, de l’odeur généreuse des croissants couleur d’or aux grandes allées du jardin des Tuileries. La ville s’est considérablement agrandie, et transformée depuis notre séjour et il y a énormément à voir, des grandes expositions du moment à cette immense et curieuse construction que les Parisiens aiment tant et qui se nomme la Tour Eiffel. C’est donc à a fois fourbu et les yeux étincelants que je retrouve chaque soir mon hôtel, véritable havre de paix.

Cet hôtel, mon cher Rica, parlons-en ! Toi qui craignais d’être fatigué et as préféré cette fois-ci ne pas m’accompagner, sache que j’ai déniché la perle rare qui pourrait te pousser à me rejoindre séance tenante.

Le-Swann-verrière-Un-texte-Un-jour
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Tu connais ma passion pour l’écrivain Marcel Proust et pour son œuvre À La recherche du temps perdu dont je t’ai si souvent parlé ? Désireux de faire de cette nouvelle escapade parisienne un pélerinage proustien, je décidai de séjourner entre la plaine Monceau et le quartier Saint-Augustin, sur les traces mêmes de Marcel Proust. Quel ne fut pas mon émoi lorsque je découvris qu’un hôtel entier, Le Swann, était consacré au grand écrivain ! Après avoir cru à une blague, je choisis d’y séjourner et c’est de ma chambre Le Miracle du Rialto, littéralement baignée de lumière, bien que donnant sur cour, que je t’écris aujourd’hui.

Idéalement situé rue de Constantinople (l’adresse est en elle-même une invitation au voyage oriental, comment ne pas y voir un signe ?), dans la rue même où vécut Apollinaire et à deux pas de la Gare Saint-Lazare, cet établissement est, plus qu’un hôtel, un établissement unique en son genre, où vivre une expérience sensorielle, littéraire et presque de l’ordre de la synesthésie, pour ne pas dire proustienne !

L’hôtel littéraire Le Swann a été fondé par Jacques Letertre, un amoureux de Proust qui souhaitait faire partager sa passion pour l’écrivain. Si les grincheux ou les sceptiques dans ton genre, mon cher Rica, pourraient croire à une vulgaire récupération commerciale, sache qu’il suffit d’entrer dans l’hôtel pour réaliser que le voyageur est plongé, entièrement, dans l’univers de Marcel Proust. De la décoration du bar à l’agencement des chambres en passant par la verrière sous laquelle prendre son petit-déjeuner, tout n’est que luxe, calme et volupté, comme dirait Baudelaire, et tout invite à plonger, littéralement, dans l’univers de Marcel Proust.

Tout d’abord, figure-toi que l’organisation générale de l’hôtel est, comment dire, proustienne !

Le-Swann-Un-texte-Un-jour
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Chaque étage de l’hôtel est consacré à une thématique différente et les chambres n’ont pas de simples et vulgaires numéros, mais des noms en lien avec la thématique.

Ainsi, le premier étage est naturellement celui de Combray, puisque « Combray » est le nom de la toute première partie de l’œuvre immense. Lorsqu’on emprunte les escaliers, on peut choisir d’aller à droite, ou à gauche, un peu comme lorsque le narrateur a la possibilité d’aller du côté de chez Swann ou du côté de Guermantes. N’est-ce pas charmant ? A cet étage se trouvent par exemple la chambre La mère du narrateur, située juste en face de celle du Père du narrateur, ce qui n’a pas manqué de me faire sourire. Une citation de l’œuvre est présente à chaque étage, comme une introduction à l’arrivée dans un nouvel univers.

Le deuxième étage est consacré à Balbec, lieu du deuxième tome – tu auras compris le principe d’attribution des thématiques – et on y trouve notamment les chambres Elstir, Marquise de Cambremer, ou Mlle de Stermaria. Dans la Recherche, Elstir est un peintre et c’est celui qui, avec le romancier Bergotte, initie le narrateur à l’art. La marquise de Cambremer m’a quant à elle toujours fasciné car elle porte le prénom de Zélia, prénom aux consonances étrangement persanes et qui est une porte d’entrée vers l’évasion à lui tout seul. Mlle de Stermaria est quant à elle le parfait être de fuite, l’être aimé qui ne cessera jamais de se dérober à notre pauvre narrateur.

Le troisième est celui du « petit clan » des Verdurin, tu sais ces personnages un peu snobs, qui me font tellement penser à ceux que les Parisiens appellent les « bobos » – il faudra que je t’en dise plus à mon retour ! On y trouve par exemple les chambres Bergotte ou Les Cattleyas, cette dernière étant à mon avis la chambre idéale pour les jeunes mariés ; puisque ces fleurs constituent, pour les personnages de Swann et Odette, amants, un véritable code amoureux.

Le-Swann-Chambre-Un-texte-Un-jour
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Le quatrième étage est celui du Faubourg Saint Germain, et je me suis demandé si ce n’était pas l’étage des suites, même si en réalité chaque étage dispose de suites, certaines donnant même sur Montmartre. C’est l’étage des chambres Princesse de Guermantes, Hannibal de Bréauté, Saint-Loup. Savais-tu qu’Hannibal de Bréauté, surnommé Babal, est un des personnages les plus drôles et les plus ridicules de la Recherche ? Il fait semblant de ne pas être snob alors qu’il n’y a pas plus snob que lui !

Le cinquième étage, celui où je loge, est l’étage Venise, la Sérénissime ayant été  une des grandes obsessions de Marcel Proust. Je n’ose d’ailleurs imaginer ce que Proust aurait pensé d’Istanbul, Téhéran ou  Samarcande s’il avait pu les visiter. Ma chambre, où je loge depuis un mois, est celle du Miracle du Rialto, en face de la chambre John Ruskin – John Ruskin était un écrivain et critique d’art anglais, que Proust aimait beaucoup. Moi qui adore Venise, j’étais enchanté de trouver dans ma chambre une reproduction du Miracle de Rialto, ce tableau de Carpaccio dont parle Proust dans la Recherche. D’ailleurs, un encadré et une aquarelle m’expliquaient tout sur le nom de ma chambre, et j’ai appris par la suite, grâce un formidable livret mis à disposition des voyageurs et que je pourrai emporter en guise de souvenir, que c’était  le cas dans chacune des chambres. Certaines de ces aquarelles sont d’ailleurs reproduites dans le salon de l’hôtel, qui donne l’accès à un ordinateur dernier cri sur lequel je t’écris.

Le sixième et dernier étage est enfin l’étage Artistes, puisque Proust a beaucoup parlé de différents Artistes et œuvres d’art. On y trouve également les chambres Watteau, Anna de Noailles mais Aussi Vue de Delft. Il te suffira, mon cher Rica, de découvrir l’œuvre pour comprendre les différentes allusions faites !

Le-Swann-Livres-Un-texte-Un-jour
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Les initiatives proustiennes ne s’arrêtent pas là. Le salon dispose d’une impressionnante bibliothèque : on y trouve toute l’œuvre de Proust en différentes langues, des essais sur Proust à la fois récentes et grands publics, d’autres plus pointus, mais aussi des éditions rares, sous vitrines, manifestement acquises par le propriétaire de l’hôtel, fervent collectionneur. J’ai par exemple été ravi de découvrir Monsieur Proust de Céleste Albaret (Céleste était la vraie gouvernante de Proust) ou une biographie consacrée à la comtesse Grefulhe, celle qui inspira le personnage de la duchesse de Guermantes et à laquelle un musée parisien a rendu l’an dernier hommage. Enfin, La cuisine selon Proust rend hommage aux plats de la Recherche. J’ai commis l’impair de le lire un soir, fourbu et affamé après une longue journée de visites… Heureusement que le room-service était là pour m’apporter de quoi me sustenter !

A la réception, un livre d’un orange flamboyant a attiré mon attention : le Questionnaire de Proust recense les réponses de différentes célébrités aux fameux questionnaire. C’était un régal pour moi de les lire accoudé au bar et d’imaginer mes propres réponses. Il y a d’ailleurs un autre livre, en anglais cette fois, qui reprend les mêmes concepts, et j’ai pu ainsi comparer les réponses de différentes acteurs comme Isabelle Adjani ou Paul Newman. C’était très amusant. Chaque livre est disponible en plusieurs exemplaires et si nous devions, un jour, y revenir tous les deux, nous serions sûrs de ne pas nous disputer !

Comme je te le disais, on trouve des éditions de la Recherche dans plein de langues différentes. Ainsi, je sais désormais dire « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » en allemand (« Lange Zeit ging ich früh zu Bett »), en anglais (« For a long time, I went to bed early ») et en italien (« Per molto tempo sono andato a dormire presto ») !

On trouve enfin de véritables trésors comme les premières épreuves corrigées du Côté de chez Swann éditées chez Gallimard.

Bref, une bibliothèque de spécialistes qui n’a rien à envier aux bibliothèques universitaires – j’ai profité d’une de mes excursions pour visiter la bibliothèque Sainte-Geneviève, non loin de la Sorbonne – et qui enchanterait n’importe quel étudiant ou chercheur en littérature, ou amateur ou spécialiste de Proust.

Le Swann-Bar-Un-texte-Un-jour
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Je te parlais du bar de l’hôtel. Le bar ne propose pas moins de dix cocktails en rapport avec l’écrivain, Swann, Albertine, Madeleine, Céleste, Charlus (étonnamment aphrodisiaque avec ses notes de gingembre), Cabourg, Oriane (au champagne bien sûr !), Maître Florentin, mais aussi deux cocktails sans alcool, Mademoiselle Saint Loup, et Léonie. Il y en a vraiment pour tous les goûts, toutes les humeurs et tous les moments !

Enfin, chaque recoin nous rappelle que nous baignons dans l’univers proustien : plusieurs portraits de l’écrivain se rappellent à nous, que ce soit dans le bar ou dans la cage d’escalier, des photos en noir et blanc nous remémorent le Paris mille neuf cent que connaissait Proust, celui de la Nouvelle Athènes. Et j’ai même vu des photos de l’établissement du temps où il ne s’appelait pas encore Le Swann.

Tout ceci est bien littéraire, j’en ai conscience, mon cher Rica. Parlons donc de la décoration générale ! Tout l’hôtel est dans des tons taupes et gris, ce qui donne un aspect à la fois élégant et reposant à l’ensemble. Les chambres sont quant à elles d’un blanc immaculé. Ses murs sont recouverts d’un papier peint aux subtils motifs beiges, qui ne sont pas sans m’évoquer les aubépines proustiennes, ou les moucharabiehs. La porte qui ferme la salle de bains est une délicate porte en verre sur laquelle est reproduit un texte de Proust. Tu n’imagines pas le nombre de fois où je me suis posté devant cette porte, simplement pour pouvoir la contempler ! C’est l’écriture même de Proust qui est reproduite et je ne te cache pas qu’il m’aura fallu un moment pour déchiffrer ce qui m’apparaissait presque comme un hiéroglyphe.

Le lustre qui orne la chambre et trône au-dessus du lit n’est pas sans rappeler les pages d’un livre, ou la lanterne magique que le narrateur trouve chez tante Léonie. Tu peux jouer avec le variateur et voir comment la lumière se reflète sur les différents feuillets qui composent le lustre. Enfin, la chambre dispose de tout le confort moderne : station d’accueil pour smartphone, machine à café dernier cri, linge de maison d’une indéniable qualité, nombreuses prises de courant et accès gratuit et illimité au wifi.

Le-Swann-chambre-un-texte-Un-jour
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Le petit-déjeuner vaut le détour, lui aussi ! Thés français de la meilleure qualité, viennoiseries, œufs brouillés, tout est délicieux. Le salon dans lequel tu prends ton petit-déjeuner est des plus sympathiques. Les tables, rapprochées les unes des autres, favorisent les rencontres et discussions et m’aident à me sentir moins seul dans ce voyage. Tu peux d’ailleurs manger dans de grands canapés, ce qui m’a à première vue semblé incongru, mais qui s’est révélé somme toute charmant. J’ai d’ailleurs désormais ma place attitrée, et je suis devenu un inconditionnel des œufs brouillés au petit-déjeuner !

La première fois que je suis arrivé dans ma chambre d’hôtel, deux madeleines m’attendaient sur la table de nuit – table de nuit sur laquelle le visage de Marcel est reproduit et semble veiller sur nous ! C’est désormais mon rituel lorsque je regagne ma chambre d’hôtel le soir, chaque soir retrouver une madeleine et la déguster avant de trouver le sommeil.

Longtemps je me suis couché de bonne heure, mon cher Rica, et longtemps j’ai mangé des madeleines. Promis, je t’en rapporterai, et l’Iran se fera Occident.

De Paris, le 28 de la lune de Chabhan, 2016.

Pour en savoir plus sur l’hôtel Le Swann : http://www.hotel-leswann.com/

Les Jardins d’écrivains d’Anaïs Biguine

J’ai d’abord besoin d’être séduite par l’existence même de l’écrivain pour créer un parfum. Les textes de Céline sont magnifiques, mais je n’en ferais jamais un parfum !

Femme passionnée et passionnante, Anaïs Biguine est la créatrice de Jardins d’écrivains, maison française de parfums et de bougies qui puise son inspiration dans la littérature classique. A mille lieues d’une banale tentative de récupération d’un patrimoine littéraire, Jardins d’écrivains se révèle une marque profondément sincère et authentique, qui propose une expérience audacieuse et renouvelle notre approche de la littérature. Le tout à des prix doux – Anaïs y tient ! Il nous fallait donc en savoir plus sur Anaïs Biguine et la genèse d’une marque au succès commercial plus que mérité, pour lequel nous avons eu un réel coup de cœur.

Entretien tout en « parfums et sons qui se répondent », comme dirait Baudelaire puisqu’Anaïs Biguine aura eu la générosité de me faire découvrir tous les parfums de Jardins d’écrivains

Anaïs Biguine, quelle lectrice êtes-vous ?

Je lis assez peu d’œuvres contemporaines et je reste assez hermétique aux rentrées littéraires, à l’actualité éditoriale, même s’il m’arrive, bien sûr, de temps en temps, de me laisser embarquer. Je suis avant tout une lectrice de classiques, français comme étrangers, et essentiellement de classiques du XIXème siècle. Je suis viscéralement attachée à ce siècle, dans sa globalité ! Tout me fascine dans ce siècle. J’aime sa musique, j’aime sa mode, ses décors, ses découvertes, j’adore l’influence qu’a exercée l’affaire Dreyfus… J’aime tout, du début à la fin ! La littérature est alors pour moi un moyen de décrypter le quotidien, notamment chez les auteurs réalistes. J’imagine les bruits, les odeurs, les ressentis, n’importe où, le XIXème siècle et ses figures m’accompagnent. Je peux par exemple rester des heures durant à côté de George Sand, sur sa tombe. J’ai alors vraiment le sentiment non pas d’un dialogue qui appellerait des réponses – et je n’en ai pas, heureusement – mais d’une méditation, d’une rencontre qui réellement me nourrit. Ce sont des voyages intérieurs.

Comment la marque Jardins d’écrivains est-elle née ?

Jardins d’écrivains est née d’une visite de la maison de Hugo à Guernesey, Hauteville House. J’ai vécu un moment de grâce saisissant au sein de ce lieu. Je suis rentrée chez moi, dans mon manoir en Normandie, et c’est toujours pénétrée de ce moment que je me suis dit qu’il fallait que j’en fasse quelque chose. J’ai alors créé une gamme de bougies qui racontait les lieux de vie des écrivains, étant très attachée aux maisons, aux demeures, aux jardins, aux atmosphères et à la façon dont elles influent sur la création. Les maisons prennent soin de nous comme nous prenons soin d’elles.

J’ai donc commencé par Hugo, et d’autres bougies ont suivi. Il faut savoir que les bougies sont liées aux pièces à vivre. On ne met pas le même parfum dans un salon, une salle à manger ou une salle de bains. Ce qui est floral ou poétique comme Nohant correspond bien à la détente d’une chambre. La bougie Tolstoï, elle, par exemple, sera idéale pour une bibliothèque, un dressing d’hommes ou un fumoir. Certaines bougies plus gourmandes comme Maupassant vont très bien dans une cuisine. Les bougies sont donc liées à l’idée d’une signature olfactive dans une maison. Quelle empreinte olfactive souhaite-t-on laisser dans quelle pièce ?

Comment êtes-vous passée des bougies aux parfums ?

Forte de cette expérience, je me suis dit que j’allais faire des parfums, pour, après avoir abordé le lieu de vie de l’écrivain, évoquer son charisme, ou alors le mécanisme intime d’un personnage de roman.

George est le premier parfum que j’ai créé car je suis extrêmement attachée à George Sand et je souhaitais traduire olfactivement l’idée de cette femme qui s’impose dans un métier d’hommes, qui est très féminine tout en s’habillant en homme, qui se débaptise… Il y avait quelque chose à faire. Il y a une vraie générosité chez elle, et tout est passionnant chez George Sand. Pour traduire tout cela, j’ai eu l’idée d’une interprétation nocturne, d’une George Sand à Nohant, en phase d’écriture. Le parfum sent le café brûlé, le tabac, l’héliotrope, il a un côté très confiné en rapport avec le secrétaire qu’elle s’est créé dans une alcôve de sa chambre. C’est un parfum très puissant, mais le personnage est lui-même très puissant. J’ai donc fait un premier parfum sans avoir d’autres idées derrière la tête, d’autant que l’interprétation d’un parfum est un exercice difficile, différent de la création d’une bougie. Ce parfum a été extrêmement bien reçu. George m’a ouvert la voie.

Et s’en sont suivies d’autres créations…

Tout à fait. Il y a eu Wilde, qui est d’ailleurs en ce moment au Petit Palais, qui est un parfum un peu savonneux, propret, qui traduit l’Angleterre victorienne de Mayfair tout en ayant une inspiration grecque. Le parfum incarne le dandy. Il y a aussi Junky, qui est une interprétation de l’écrivain William Burroughs de la Beat Generation. Junky raconte qu’on a tous un rapport de dépendance au parfum. Burroughs est un dingue complet – je ne voulais pas m’attaquer à Kerouac, trop évident – et donc le parfum comporte des notes de canabis, mais aussi de bois sec. C’est une mécanique très précise, un parfum plus urbain que Wilde ou George. Junky a eu une sortie fracassante.

Orlando est un parfum que j’ai créé après avoir découvert l’adaptation cinématographique avec Tilda Swinton. Le livre de Virginia Woolf me tombe des mains, mais je voulais avoir l’honnêteté de dire qu’on pouvait aussi rentrer dans la littérature par autre chose que par le livre, par le cinéma mais aussi par le parfum. C’est un parfum oriental, au thème ancestral d’un Galia du 18ème siècle, et c’est une vraie rencontre olfactive. Ceux qui portent Orlando le portent très longtemps.

Marlowe, lui, raconte le mouvement baroque. Il est peu connu en France, ce qui me va très bien car je refuse de rentrer dans un panthéon scolaire. Je souhaitais aller vers un talent qui ne demande qu’à être populaire. C’est un parfum de fourrure, d’hiver, avec des tubéreuses, des fleurs séchées, du musc tonkin. Ce sont différentes facettes d’un cabinet de curiosité.

Gigi est un parfum très différent, bien plus léger. Il faut savoir que Colette est extrêmement importante pour moi. Son destin de femme m’émeut. C’est une femme forte, qui n’a pas froid aux yeux, mais sait aussi, avec Gigi, écrire des choses très légères. Gigi repose sur un instantané, sur le passage de la fille à le jeune femme. J’ai travaillé autour des fleurs blanches car Colette aimait les fleurs blanches, tout en y ajoutant du cassis. C’est un parfum solaire, d’été, très pétillant, qui convient aussi bien aux très jeunes femmes qu’aux femmes matures.

Enfin, le septième parfum, La Dame aux camélias, constitue mon plus gros succès commercial et c’est ma deuxième création. Il s’agit d’une cologne de nuit, et non d’un parfum, que j’ai présentée avec un flacon et une poire, en référence à l’activité du personnage et en hommage à une gestuelle particulière. J’ai travaillé sur le thème de l’amour, et j’ai voulu un côté floral avec une touche de cardamone qui vient perturber ce côté floral. Le succès de La Dame aux Camélias est dû pas uniquement au jus mais aussi à l’œuvre, qui est universellement très forte – je travaille avec quarante pays. Les Américaines adorent ce parfum…

A ce sujet, les ventes sont-elles les mêmes selon les pays ?

Non bien sûr ! Le Moyen-Orient aime Marlowe et Orlando qui correspondent à leurs repères olfactifs. En Asie, on aime Gigi et Wilde. Mes parfums sont en tout cas assez urbains et bien vendus en Europe. C’est en tout cas une marque qui a l’originalité d’être davantage connue par ses noms de parfums que par son nom de marque !

Combien de temps vous demande l’élaboration d’un parfum ?

Certains parfums sont plus évidents que d’autres, et je travaille sur plusieurs parfums en même temps. Six mois minium, un an environ. Il faut que le parfum vive, que je m’en imprègne, que je vive avec… Tout cela prend du temps.

Dans le processus créatif, vos lectures sont-elles orientées ? Ou guidées par le hasard ?

Mes lectures sont plutôt guidées par le hasard, car il ne faut surtout pas que je guide trop mes lectures. J’ignore quel sera le prochain parfum, même si en ce moment mes antennes sont sorties…Et c’est la lecture qui m’amènera sur des pistes. Néanmoins, lorsque j’ai une piste, je me replonge dans l’œuvre, la biographie, je me nourris littéralement. J’ai d’abord besoin d’être séduite par l’existence même de l’écrivain pour créer un parfum. Les textes de Céline sont magnifiques, mais je n’en ferais jamais un parfum ! (rires)

Votre amour de la littérature est plus qu’évident lorsque l’on vous écoute, mais pourquoi avoir créé une marque, quelque chose de commercial, finalement, autour de la littérature ? N’est-ce pas paradoxal ?

La littérature constitue pour moi une source d’inspirations immenses, mais j’ai un grand respect dans la façon dont je le traite. Les adaptations olfactives sont peut-être subjectives – chacun a sa propre perception de la littérature – mais je construis mes parfums. J’ai une réelle démarche d’investigation pour comprendre le mécanisme intime d’un personnage. Cela aurait été terriblement odieux pour moi qu’on considère cette marque comme une vaste entreprise de récupération. Cela aurait été terrible, mais cela reste néanmoins un sujet sensible. Parce que la lecture est quelque chose d’universel, que c’est une des rares choses accessibles à tous, et extrêmement enrichissante.

Comment arrivez-vous à vous renouveler sans tomber dans le systématisme ?

Je refuse de rentrer dans des évidences trop scolaires. Lorsque j’ai créé Marlowe, tout le monde s’est étonné et presque inquiété autour de moi (rires), mais j’ai tenu bon. A la limite, si j’avais créé un parfum Hugo, Zola ou Gavroche, que sais-je, tout le monde aurait été très content, mais je refuse de rentrer dans ce système-là, dans quelque chose qui pourrait sembler commercial, en tout cas non sincère. Je ne sais pas à qui va plaire ou correspondre mon parfum quand je le crée, et je ne veux pas le savoir. Je veux être fidèle à  mon intuition artistique, et après qui m’aime me suive ! Je pense de toute façon que lorsqu’on est sincère, cela paie. Et c’est ce qui fait le succès de Jardins d’écrivains.

Pour en savoir plus : Jardins d’écrivains

Boutique Jardins d’écrivains : 15 rue des Tournelles, 75004 Paris