Trois très bonnes raisons de (re)lire Octave Mirbeau

Écrivain subversif et inclassable, ami de Pissaro, de Monet et de Rodin, Octave Mirbeau, né en 1848 et mort en 1917, connut un très grand succès de son vivant. Après sa mort, son œuvre, libertaire et politiquement incorrecte, fut longtemps réduite à des succès de scandale à la dimension érotique, mais elle est pleinement redécouverte aujourd’hui. En 2015, Benoît Jacquot nous offrit une nouvelle adaptation du Journal d’une femme de chambre, avec Vincent Lindon et Léa Seydoux, 51 ans après celle de Luis Buñuel. Deux ans plus tard, en 2017, nous fêtions le centenaire de la mort d’Octave Mirbeau, ce qui donna lieu à plusieurs festivités.  Retour sur les trois plus célèbres œuvres de celui qu’Apollinaire désignait comme le « seul prophète de son temps ».

Le Jardin des Supplices, 1899

Roman inclassable, qualifié par Mirbeau lui-même de « pages de crime et de sang », Le Jardin des  Supplices raconte le voyage, teinté d’horreur et de lubricité, d’un Occidental en Orient. Guidé par une Anglaise, Clara Watson, rousse incendiaire aux « yeux verts, pailletés d’or, comme ceux des fauves », le narrateur découvre les mœurs sexuelles des Orientaux ainsi que leur conception de la torture. Tous deux visitent une maison close et assistent à une orgie, pénètrent le bagne de Canton et découvrent le somptueux jardin qui jouxte le théâtre d’indicibles actes de barbarie. C’est un voyage au bout de l’enfer que nous offre ici Mirbeau, et ce roman flatte nos plus bas instincts entre voyeurisme et sadisme. Tel Orphée, Clara est celle qui descend aux Enfers pour aller chercher un amour perdu dont elle-même semble ignorer jusqu’au nom.

Le Journal d’une femme de chambre, 1900

Roman le plus célèbre d’Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre relate les mésaventures professionnelles d’une femme de chambre, Célestine, que l’on suit dans les différentes maisons où elle est employée. Féroce satire sociale, le roman explore à loisir les dessous de la bourgeoisie, entre grivoiserie et franche dépravation, à travers le portrait d’une héroïne revenue de tout et qui n’a pas son pareil pour débusquer la vulgarité et le clinquant derrière un vernis de respectabilité. Ainsi, Le Journal d’une femme de chambre nous offre des scènes mémorables, parfois franchement drôles, du maître de maison fétichiste qui après avoir rebaptisée Célestine Marie, lui demande de porter des bottines « très très vernies », ou de « Madame », qui cache des images pornographiques dans ses livres de messe !

Jeanne Moreau incarna une puissante Célestine dans l’adaptation que fit Luis Buñuel du roman, en 1964.

Les affaires sont les affaires, 1903

Injustement méconnue, Les affaires sont les affaires est un véritable bijou de drôlerie ! La pièce met en scène le personnage d’Isidore Lechat de Vauperdu, un homme d’affaires sans scrupules au sourire carnassier qui aime à se faire surnommer « Le Chat-Tigre ». Isidore affiche une insolente réussite, dont il aime faire profiter son fils chéri Xavier, un coureur automobile à qui il a expressément demandé de ne pas conduire trop vite. Manipulateur, enjôleur quand il le faut, Isidore est capable d’écraser sans vergogne le premier inconscient venu osant se mettre en travers de son chemin, et il sait toujours avoir une ou deux longueurs d’avance sur ses interlocuteurs en qui il ne perçoit que de futurs concurrents. Craint de ses employés, ouvertement misogyne, méprisant tout ce qui n’est pas mercantile, Isidore a pour projet de marier sa fille Germaine au marquis de Porcellet, âgé de soixante ans.

Dans son château de Vauperdu au style Louis XIV, il reçoit deux ingénieurs qui souhaitent le berner en le faisant investir dans une chute d’eau dédiée au thermalisme. Mais soutenu par un flair infaillible, Isidore déjoue les plans des deux drôles…

 

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© Léa Seydoux dans Le journal d’une femme de chambre, Benoît Jacquot, 2015 (photographie Romain Winding)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Académie française : les plus beaux discours de réception des Immortels

« L’Académie, le commun des immortels » écrivait Jules Renard, « Académie française : la dénigrer mais tâcher d’en faire partie, si l’on peut » lit-on dans le Dictionnaire des idées reçues de Gustave Flaubert. Beaucoup d’appelés mais peu d’élus, pour atteindre l’immortalité !

Créée en 1634 à l’initiative de Richelieu, l’Académie française, qu’on aime parfois appeler la vieille dame du quai Conti, est composée de quarante membres, quarante Immortels, qui se soumettent, une fois intronisés, à l’exercice  périlleux du discours de réception. Très attendu, ce discours est souvent l’occasion pour l’Immortel de revenir sur son parcours personnel et intellectuel, sur son rapport à la langue française et à cette institution qu’est l’Académie française– dont il rêvait parfois depuis longtemps. Si certains discours peuvent sembler pontifiants au possible, ou tomber dans l’écueil de la courtisanerie, d’autres laissent entrevoir de très belles personnalités et constituent un réel plaisir de lecture. Retour sur quinze extraits de discours de réception.

Élu en 1874 au fauteuil 2, Alexandre Dumas fils évoque, le 11 février 1875, son père :

« Pour arriver jusqu’à vous, Messieurs, j’ai employé des moyens magiques ; j’ai usé de sortilège. […] Je me suis mis sous le patronage d’un nom que vous auriez voulu, depuis longtemps, avoir l’occasion d’honorer et que vous ne pouviez plus honorer qu’en moi. »

 

Élue en 1980 au fauteuil 3, Marguerite Yourcenar est la première femme à rentrer à l’Académie française. Le 22 janvier 1981, elle évoque toutes celles  qui, symboliquement, l’accompagnent :

« Vous m’avez accueillie, disais-je. Ce moi incertain et flottant, cette entité dont j’ai contesté moi-même l’existence, et que je ne sens vraiment délimité que par les quelques ouvrages qu’il m’est arrivé d’écrire, le voici, tel qu’il est, entouré, accompagné d’une troupe invisible de femmes qui auraient dû, peut-être, recevoir beaucoup plus tôt cet honneur, au point que je suis tentée de m’effacer pour laisser passer leurs ombres. »

 

Élu en 1894 au fauteuil 4, José Maria de Heredia explique, le 30 mai 1895, ce que signifie pour lui de rentrer à l’Académie française, lui, dont les parents sont espagnols et qui est né à Cuba :

« En m’accueillant dans votre Compagnie, vous avez consacré mon adoption par la France. La France me fut toujours chère. Elle était la patrie de mon intelligence et de mon cœur. Je l’ai aimée dès le berceau. Sa langue est la première qui m’ait charmé par la voix maternelle. C’est à l’amour de ce noble langage, le plus beau qui, depuis Homère, soit né sur des lèvres humaines, que je dois de siéger parmi vous. Grâce à vous, Messieurs, et je ne vous en saurais trop remercier, je suis deux fois Français. »

 

Élu en 1963 au fauteuil 6, Jean Paulhan prononce, le 27 février 1964, un discours plein d’élégance dont voici le préambule :

« Messieurs,

Vous avez toute l’allure, et le mystère d’une société secrète. Lorsqu’il vous arrive de parler de votre Compagnie, l’on croirait qu’il s’agit d’un simple salon, ou d’un club. Vous ne vous piquez de rien moins que de former un corps savant, et vous nommez entre vous confrères plutôt que collègues. Voici l’un des traits, non le moins frappant, de votre mystère : c’est qu’ayant une fois pour toutes résolu de vous consacrer à l’étude du langage dans ses formes les plus complexes comme les plus simples, du vocabulaire à la rhétorique, vous avez impitoyablement rebuté depuis une centaine d’années tous les savants qui avaient fait de ce langage leur étude particulière : l’on dirait qu’il vous est une sorte de chasse gardée ou bien qu’il vous a été donné de le saisir par un biais qui n’appartînt qu’à vous. Messieurs, c’est à ce mystère que vous avez bien voulu m’inviter à prendre part. C’était me proposer une tâche difficile, mais somme toute grave et joyeuse. Puis-je ajouter sacrée ? »

Élu en 1978 au fauteuil 8, Michel Déon, le 22 février 1979, semble presque gêné, et bien sûr ému, de rejoindre le rang des Immortels :

« Messieurs,

     Il est des honneurs périlleux. J’aurais aimé affronter d’un cœur moins inquiet ceux que vous m’offrez aujourd’hui. Au pied du mur, l’écrivain mesure son insuffisance, ses mérites qui n’en sont pas puisqu’ils lui ont été donnés. Il se demande pourquoi des signes mystérieux, imprévisibles, l’ont distingué, lui, plutôt qu’un autre. Des écrivains qu’il respectait et admirait n’ont pas connu ces honneurs. Les uns les évitaient, les autres n’y étaient pas admis ou avaient été fauchés trop tôt. Mais les vivants sont là pour le rassurer : ce qui arrive est donc vrai, et l’élu doit assumer sa nouvelle condition d’immortel au moment même où il s’inquiétait de déambuler dans les allées d’un cimetière qui a déjà accueilli tant de ses amis. »

 

Élu en 1968 au fauteuil 11, Paul Morand, le 20 mars 1969, fait allusion, non sans humour, aux événements de 68 :

« Aujourd’hui, parmi les écrivains, qui accepterait de « s’assembler sous une autorité unique », comme Richelieu le demandait à Boisrobert ? À la Sorbonne, ne criait-on pas hier encore : « Richelieu, no, Guevara, si ! (L’ombre du Cardinal serait surprise d’entendre encore parler espagnol en France, plus de trois siècles après la prise de Corbie). »

 

Élu en 1973 au fauteuil 12, Jean d’Ormesson, le 6 juin 1974, s’aventure hors des sentiers battus :

« J’occupe à mon tour le fauteuil de Jules Romains. Je pourrais poursuivre longtemps cet exercice traditionnel et liminaire de la Deprecatio chère aux Anciens et de l’humilité plus ou moins feinte. Je m’en abstiendrai pour trois raisons : la première est que les traditions sont faites, à mes yeux, et d’une façon indissoluble, à la fois pour être maintenues et pour être bousculées. La deuxième est qu’il n’y a pas de honte à être inférieur à Jules Romains parce que Jules Romains était de toute évidence un de ces géants dont nous cherchons en vain, de nos jours, autour de nous, les successeurs et les jeunes émules. La troisième enfin, est que notre tâche est tellement immense que je voudrais me hâter de délaisser les politesses et les bagatelles cérémonieuses du seuil pour aborder sans retard tout ce qui fait le sel, la force, la dignité de l’aventure humaine. »

 

Élue en 2008 au fauteuil 13, Simone Veil, le 18 mars 2010, évoque son père :

« À bien y réfléchir, cependant, depuis que vous m’avez invitée à vous rejoindre, moi que ne quitte pas la pensée de ma mère, jour après jour, deux tiers de siècle après sa disparition dans l’enfer de Bergen-Belsen, quelques jours avant la libération du camp, c’est bien celle de mon père, déporté lui aussi et qui a disparu dans les pays Baltes, qui m’accompagne. L’architecte de talent qu’il fut, Grand Prix de Rome, révérait la langue française, »

Élu en 1880 au fauteuil 15, Eugène Labiche, le 25 novembre 1880, entame un discours malicieux, humble et poétique :

« Quand j’ai commencé ma carrière, alors que j’écrivais mes… comment dirai-je ? mes badinages, je l’avoue, je ne songeais guère à l’Académie. Elle m’apparaissait, de loin, comme un de ces beaux châteaux bâtis en Espagne et dans lesquels on n’entre qu’en rêve.

Qui donc m’a donné la hardiesse de venir frapper à votre porte ?

Je pourrais vous dénoncer les coupables. Ils sont ici, bien près de moi. »

 

Élu en 1962 au fauteuil 27, à la place laissée vacante par la mort du duc de La Force, Joseph Kessel, le 6 février 1964, évoque ses origines juives :

« Or, pour remplacer le compagnon dont le nom magnifique a résonné glorieusement pendant un millénaire dans les annales de la France ; dont les ancêtres, grands soldats, grands seigneurs, grands dignitaires, amis des princes et des rois, ont fait partie de son histoire d’une manière éclatante, pour le remplacer, qui avez-vous désigné ?

Un Russe de naissance, et Juif de surcroît. Un juif d’Europe Orientale. Vous savez, Messieurs, et bien qu’il ait coûté la vie à des millions de martyrs, vous savez ce que ce titre signifie encore dans certains milieux, et pour trop de gens. »

 

Élu en 1959 au fauteuil 28, Henri Troyat, le 25 février 1960, évoque ses premières années de vie en Russie et son arrivée en France :

« Quand, à l’âge de six ans, je me promenais avec ma nounou du côté du Kremlin, les coupoles que je voyais n’avaient aucun rapport avec celle sous laquelle j’ai l’insigne privilège de me trouver aujourd’hui. Le petit garçon, qui, fuyant, avec ses parents, son pays déchiré par la guerre civile, débarqua à Paris, au début de l’année 1920, se figurait qu’il ne resterait pas plus que quelques mois dans cette grande ville inconnue. Il allait au lycée, en attendant de reprendre le train pour Moscou. »

 

Élu en 1901 au fauteuil 31, Edmond Rostand, le 4 juin 1903, commence un discours où il apparaît aussi héroïque que sympathique :

« Messieurs,

Je n’ai jamais été plus tenté de ne pas parler en prose. Au moment d’entreprendre ce discours, j’aurais volontiers recouru, pour me donner de la hardiesse, à une fiction d’auteur dramatique. Il m’eût été commode d’imaginer que j’écrivais une pièce dans laquelle il arrivait à un tout indigne poète ce qui vient, paraît-il, de m’arriver ; et vous conviendrez, Messieurs, qu’une pièce où il y a de ces invraisemblances ne saurait être qu’en vers. « Supposons », me serais-je dit, « que j’en suis à la grande scène de la réception, au discours à faire ; il faut que mon personnage affronte l’illustre et terrible Compagnie… » C’était du théâtre héroïque ; j’y aurais peut-être réussi ; j’aurais eu pour mon héros de plus abondantes bravoures que pour moi-même ; et j’aurais fait mon discours en croyant faire le sien. »

Élu en 1955 au fauteuil 31, Jean Cocteau rappelle, le 20 octobre 1955, que tout Immortel qu’il est désormais, il n’a pas prévu de se prendre trop au sérieux :

« J’ai, Messieurs, grande crainte des personnes qui ne savent pas rire. J’ai toujours aimé ces fou-rires qui montrent l’âme grande ouverte. Je ferme les yeux. J’entends des fou-rires. Un arbre secoué par le rire lâche ses fruits et ses oiseaux. »

 

Élu en 1946 au fauteuil 34, Maurice Genevoix, le 1er novembre 1 novembre 1947, rend hommage à « Ceux de 14 » :

« Messieurs, pour les hommes de mon âge, il est, parmi ces disparus, des ombres qui ont gardé et qui garderont à jamais le visage de la jeunesse. De ces jeunes morts de la guerre, notre jeunesse à nous, et notre âge mûr, ont été douloureusement privés. »

 

Élu en 1671 au fauteuil 37, Bossuet dissimule son émotion derrière une déférence et une humilité de bon aloi : 

« Messieurs,

Je sens plus que jamais la difficulté de parler, aujourd’hui que je dois parler devant les maîtres de l’Art du bien dire, et dans une compagnie où l’on voit paroître avec un égal avantage l’érudition et la politesse. »

 

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Tous les discours de réception à l’Académie française sont à retrouver, dans leur intégralité, sur le site de l’Académie française.

© Académie française Wikimedia Commons