Sous le soleil de ses cheveux bruns : naissance d’une romancière, Agathe Ruga

Comme dans un alignement des planètes que secrètement nous espérions, la blogueuse littéraire Agathe Ruga, plus connue sous le nom d’Agathe The Book, se fait aujourd’hui romancière avec Sous le soleil de mes cheveux blonds, paru le 27 février chez Stock. Ode aux paradis perdus et aux amitiés aussi gémellaires que vénéneuses, Sous le soleil de mes cheveux blonds dit l’absence et l’impossible deuil, alors que le soleil nous trace la route. Brune et Brigitte nous racontent que celui qui aime est comme un funambule sur un fil : l’entreprise paraît impossible, et pourtant, un jour, l’équilibre vient. Il nous fallait en savoir plus sur ce roman résolument contemporain, qui m’a furieusement donné envie de convoquer certains classiques.

Sous le soleil de mes cheveux blonds est le récit d’une amitié brisée, et le portrait de ces fantômes avec lesquels nous tentons de vivre, et qui viennent parfois nous hanter dans nos rêves. Il m’a tout de suite fait penser à une citation de Søren Kierkegaard, tirée du Journal du séducteur, « S’introduire comme un rêve dans l’esprit d’une jeune fille est un art, en sortir est un chef-d’œuvre. ». Selon toi, ce roman est-il le récit d’une obsession ?

Très belle phrase que je m’empresse de noter dans un de mes nombreux carnets de citation. Oui, l’absence me pèse et m’obsède. Vous rencontrez des personnes, vous vous construisez avec elles ou faites simplement un petit bout de chemin ensemble, et un jour elles disparaissent sans mourir, parfois à cause d’un tiers, ou bien suite à une incompréhension, le plus souvent sans aucune explication. La vie les prend et les redistribue comme des cartes. Comprendre pourquoi les absents nous obsèdent, c’est l’enquête que je mène dans ce livre.

Ton roman est une réflexion sur l’identité, et sur l’irréductible altérité de ceux que nous aimons. Selon toi, qui est Brigitte ? Est-elle Octavie, l’héroïne des Filles du Feu, dont Nerval dit qu’elle est une « femme, aux manières étranges, royalement parée, fière et capricieuse, qui lui apparaît « comme une de ces magiciennes de Thessalie à qui l’on donnait son âme pour un rêve » ? Ou ressemble-t-elle à Ariane, la servile, magnifique et humble Belle du Seigneur d’Albert Cohen, par son rêve de voir son homme « le plus heureux des hommes », comme tu l’évoques dans ton roman ?

Question très intéressante. Si les deux amies sont comme beaucoup de jeunes filles de leur âge, obsédées par l’amour, pour Brigitte c’est surtout l’idée qu’elle se fait du couple, du mariage et du schéma parfait qui l’excite. En fait, au fond d’elle, elle aimerait beaucoup être Ariane, cette femme passionnée prête à tout pour son amant, mais ce n’est pas le cas, car elle est incapable de se perdre dans les affres de la passion. Elle est plutôt Octavie, jeune dame dont les responsabilités pèsent lourd sur ses épaules, et qui attend raisonnablement.

Et Brune, qui est-elle ? L’une de ces deux citations pourrait-elle la définir ? « Je n’ai jamais vu la mer, je n’ai jamais vu l’océan mais un jour j’ai aimé un marin, je n’ai pas cherché davantage. » de Carson Mc Cullers. Ou alors : « Le charme : une façon de s’entendre répondre « oui » sans avoir posé aucune question claire. » d’Albert Camus ?

J’aime beaucoup la deuxième… La première correspond moins à Brune, trop insatisfaite et excessive. Elle veut avant tout ressentir les émotions vraies, puissantes. Elle est ivre de la vie et amoureuse de l’amour. On pourrait lui attribuer ce vers de Racine « Et nous avons des nuits plus belles que vos jours ».

Brune pourrait-elle penser, à l’instar de la citation du Guépard de Lampedusa, que « Pour que rien ne change, il faut que tout change » ? Une amitié adolescente est-elle condamnée à ne pas passer le cap de l’âge adulte et de la maternité ?

Je pense que cette période de bascule à l’âge adulte est un cap « test ». Si l’amitié surmonte ce cap, alors c’est parti pour la vie. Sinon il y a rupture, comme dans le livre. Je pense que rien n’est inéluctable, en amitié comme en amour, je ne suis pas forcément fataliste. Quant à la maternité, elle fait malheureusement entrer un jeu une certaine rivalité entre les femmes et peut nuire à l’amitié à toutes les étapes : fertilité ou non, fille/garçon, lait/pas de lait  instinct maternel inné ou difficultés… Les femmes sont trop occupées à survivre à ce tsunami intérieur pour avoir la force de compatir et de s’aider entre elles. C’est pourquoi elles se tournent préférablement vers leur mère, même si cela fait entrer en jeu d’autres difficultés. Les mères de Brune et Brigitte sont partout entre les lignes, ce sont des maternités croisées.

Tu fais dire au personnage de Brune que son « goût pour la littérature est étroitement lié à la découverte du romantisme », qu’elle assimile à George Sand, chez qui « l’amour inexpliqué est souvent œuvre de sorcellerie » et « les histoires d’amour érotiques et majestueuses ». Voilà la dédicace que George Sand a adressée à Eugène Lambert pour son roman Les Maîtres sonneurs, qu’elle écrivit en 1853 : « Il te devenait nécessaire d’aller chercher à Paris le contrôle de la pensée et de l’expérience des autres. Je t’ai laissé partir… Je t’envoie ce roman comme un son lointain de nos cornemuses, pour te rappeler que les feuilles poussent, que les rossignols sont arrivés et que la grande fête printanière de la nature va commencer aux champs. »

Cette dédicace pourrait-elle être le mot de la fin de Brune à Brigitte ?

Comme j’aime les déclarations champêtres de Georges Sand ! Oui cela pourrait très bien être la phrase de fin, signe du printemps, du renouveau, de la vie qui triomphe toujours. Le mot de la fin pourrait être aussi cette phrase pleine de fièvre qu’elle écrit à Musset et que j’adore : « Adieu mes cheveux blonds, adieu mes blanches épaules, adieu tout ce que j’aimais, tout ce qui était à moi ! J’embrasserai maintenant, dans mes nuits ardentes, le tronc des sapins et les rochers dans les forêts en criant votre nom et, quand j’aurai rêvé le plaisir, je tomberai évanouie sur la terre humide. »

Pour finir, ton roman est parsemé de références à des chansons françaises, à la culture musicale et populaire française, au sens le plus noble du terme. J’ai un jour interviewé Bertrand Dicale, qui m’a dit : « La chanson, c’est elle qui vient dans votre vie, elle passe à l’intérieur du corps et vous attrape. La chanson est érotique. Un livre non. ». Que penses-tu de cette réflexion ?

Je ne suis pas tout à fait d’accord et je pense que toi non plus. Les bons livres nous attrapent et nous font vivre une véritable révolution intérieure. C’est justement ce que l’on recherche à chaque nouveau roman, on se dit « Est-ce que je vais revivre ça ? Est-ce que la magie va opérer cette fois? », un peu comme dans un premier rendez-vous amoureux. Personnellement je trouve ce rapport aux livres très érotique. Quant à la « BO » du roman, elle m’a aidée à poser une certaine ambiance sur le texte, le courant des sixties, on imagine BB, France Gall,  leur jeunesse, leurs jupes courtes, leur voie claire, leur insolence, leur érotisme évidemment 😉

Pour en savoir plus :

Agathe Ruga, Sous le soleil de mes cheveux blonds, Stock, Collection Arpège, 288 pages, 18,50 euros

Des moulins de son cœur à la Reine du Moulin Rouge : les classiques de Maryline Martin

« Je suis une autrice caméléon. J’ai besoin d’épouser l’époque, le vocabulaire ad hoc pour me fondre dans le décor. Les mots, le langage s’adaptent à l’air du temps. »

C’est parce que le moulin de son cœur s’est mis à battre pour Louise Weber, célèbre danseuse du Moulin Rouge plus connue sous le nom de « La Goulue », que Maryline Martin lui a consacré une biographie, récemment publiée aux éditions du Rocher. Dans une langue ciselée confinant à l’orfèvrerie, Maryline brosse le magnifique portrait d’une scandaleuse indomptée mais aussi le tableau d’un Paris populaire, parfois oublié, et parvient au grand écart entre le Paris de 1870 et celui de 1929. Cette amoureuse des reconstitutions historiques et des mots justes et beaux nous raconte avoir Madame Bovary pour livre de chevet. Rien d’étonnant à cela : il fallait bien que, telle Emma, Maryline aime « les accidentés », et « la mer qu’à cause de ses tempêtes » pour ressusciter le « destin haletant de cette Magnifique Poissarde ».

Maryline, quelle lectrice de classiques es-tu ou as-tu été ?

Une lectrice compulsive capable de tomber raide dingue d’un livre et de l’offrir afin de partager ma passion (je pense à Propos sur le Bonheur  d’Alain) …

Y a-t-il des classiques qui constituent tes livres de chevet et/ou des classiques qui t’ont amenée à l’écriture ?

Je me souviens avoir dévoré Madame Bovary de Flaubert. Le livre se trouve toujours rangé dans ma bibliothèque. Collection Folio Numéro 804.  Des passages sont encore annotés notamment ceux de la page 219 …Il a du vécu car ma fille l’a également étudié (au programme de son Bac de Français…).

J’ai  également beaucoup aimé la série de Roger Martin du Gard : Les Thibault  et  j’ai un souvenir ému de L’Écume des Joursune émotion devant l’univers de Boris Vian, cette même sensation poétique que j’ai retrouvée devant le film éponyme de Michel Gondry.

Tu viens de publier une biographie consacrée à La Goulue. Or, si ce personnage fait partie de la mémoire collective française, peu de gens connaissent le destin aussi flamboyant que tragique de cette reine du Moulin Rouge. Comment t’es-tu intéressée à ce personnage ? Quel fut le déclic pour vouloir lui consacrer une biographie ?

J’ai rencontré ce personnage de femme via le peintre Henri de Toulouse Lautrec. J’aime à dire que nous avons été présentées par cet ami commun. En faisant des recherches, je me suis aperçue que les journalistes de l’époque avaient brossé d’elle un portrait très réducteur, en dessous de la vérité. La Goulue était considérée (à tort) comme une femme vicieuse et dénuée d’intelligence. J’ai souhaité rétablir une vérité certaine, en la décrivant, archives à l’appui (son journal  intime, coupures de  journaux, et documents d’archives) comme une femme terriblement en avance sur son temps, humaine, fantasque mais terriblement attachante.

Ta biographie brosse le tableau du Paris de 1880 comme de celui de la Belle Époque, ainsi que le portrait plusieurs mondes méconnus pour ne pas dire interlopes. Qu’as-tu appris de plus curieux sur cette époque ? Faut-il être soi-même marginale pour s’intéresser à cette marginalité ?

Cette biographie fait  le grand écart entre la Belle Époque et les Années Folles. Louise Weber, le véritable patronyme de La Goulue, née en 1866, s’éteint  en 1929. Elle aura connu deux guerres : 1870, 1914-1918. Elle aura connu la gloire, côtoyé les plus grands (Shah de Perse, marquis de Biron, Baron de Rotschild, Edouard VII, le futur roi d’Angleterre) mais aussi aimé des petits gigolos, les Apaches des fortifs…Sa vie est faite de plats et de bosses. La gloire, la richesse puis l’oubli et la misère.

Louise est un personnage haut en couleur mais très contemporain. Elle n’est pas marginale, juste en avance sur une époque où la femme est considérée comme une incapable majeure. Je ne pense pas qu’elle ait fait avancer la place de la femme dans la société française, elle n’était pas une suffragette mais de par son tempérament, elle était certainement plus « couillue » que certains hommes. En adoptant certaines postures, elle s’est démarquée  d’un carcan social qui considère la femme à cette époque comme une mineure.  Elle danse en cheveux alors que la femme ne doit pas sortir tête nue. Cette dernière doit être accompagnée d’un mâle pour entrer dans toute administration, La Goulue se moque de ses usages et rentre au Moulin Rouge avec un bouc tenu au bout d’une laisse. Elle montre sa contrariété en usant du révolver contre ceux qui viennent lui chercher chicane et s’est rapidement mise à son compte pour gérer ses affaires. Enfin pour répondre à ta dernière question,  je ne pense pas qu’il faut ressembler à son personnage pour pouvoir écrire sur lui. C’est une question de perception et d’empathie et j’en éprouve énormément pour Louise Weber.

Tes recueils de nouvelles comme ta biographie de La Goulue témoignent d’un intérêt certain pour l’Histoire. D’où te vient cette appétence pour l’Histoire ? La littérature passe-t-elle nécessairement pour toi par un ancrage historique ?

Je pars du principe que nous (toi, les lecteurs, les lectrices de cet entretiens, moi) nous sommes les maillons de cette chaîne qui constitue cette Histoire…J’aime à décrire, planter le décor d’une époque, et de situer l’histoire de mes personnages dans l’Histoire. Je ne sais pas écrire sur commande. C’est ainsi que je vois mon travail d’écriture. Il n’y a pas une seule façon d’écrire et fort heureusement l’écriture ne doit pas rentrer dans des cases toutes formatées. On s’ennuierait…

Y a-t-il une période historique particulièrement propice à nourrir ton travail romanesque ?

L’an passé, je t’aurais dit que je ne pourrai écrire sur le siècle des lumières. Cette période m’était sans faire de mauvais jeu de mots « obscure »… Mais depuis  j’ai écrit un récit d’aventure où l’action se passait à la cour de Louis XVI  et plus particulièrement sur Rose Bertin, ministre des modes de Marie-Antoinette, je me suis régalée à ouvrir des livres et approfondir mes connaissances. Je ne supporte pas l’à peu près ni l’anachronisme. J’ai trop le respect de celui ou celle qui me lit pour commettre un impair… Les nombreuses bibliothèques de la Ville de Paris, ainsi que les lieux de recherches sont mes endroits favoris…

Tous tes ouvrages, qu’il s’agisse de La Vie devant elles, des Dames du Chemin ou de L’Horizon de Blanche, sont écrits dans une langue ciselée, et témoignent d’une attention de tous les instants portée au style. Ce style est-il lié au contexte historique dans lequel se déroulent la plupart de tes textes ? En d’autres termes, écrirais-tu un roman sur une héroïne du XXIème siècle dans le même style ? Le contexte historique fait-il le style ?

Comme je l’exprime plus haut, je suis une autrice caméléon. J’ai besoin d’épouser l’époque, le vocabulaire ad hoc pour me fondre dans le décor. Les mots, le langage s’adaptent à l’air du temps. Tu ne peux faire parler un personnage du début du siècle précédent comme aujourd’hui. Imagine le décalage. J’ai, encore une fois, trop de respect pour  celui ou celle qui me lit. J’ai le souci, comme dans la vie, du mot juste. La langue française est si riche pour que l’on se prive de son vocabulaire. C’est en oubliant les mots qu’une langue s’appauvrit. Lorsque  des mes interventions scolaires, j’insiste auprès des jeunes sur l’importance du vocabulaire et de la lecture ! Quand on ne possède pas assez de  mots, on est vide de sens, et on réagit par la violence…

Pour en savoir plus

Maryline Martin, Les Dames du Chemin, L’Horizon de Blanche, La Vie devant Elles, tous trois aux éditions Glyphe

Maryline Martin, La Goulue, Reine du Moulin-Rouge, Éditions du Rocher, 2019, 216 pages, 17,90 euros