Du goût de lire au goût des autres : les classiques de Fati Cherkaoui

« Comme dans tous les domaines, nos goûts et notre jugement s’améliorent avec l’expérience. Plus on lit, plus on sait ce qu’on aime, et plus on devient exigeant. »

C’est parce qu’elle sait combien la recommandation d’un livre est une entreprise délicate, subjective, touchant bien souvent à l’irrationnel et à l’intime que Fati Cherkaoui a créé Déjà Lu. Ce réseau social littéraire, dont le design nous a ravis, s’appuie sur une communauté de passionnés pour offrir des recommandations de lecture précises, et une plateforme d’échanges et de partages. Souhaitant toucher une communauté de lecteurs mais également un public plus rétif à la lecture, Fati nous a raconté la genèse de son projet, tout en évoquant son parcours de lectrice.

Fati, quelle lectrice de classiques es-tu ou as-tu été ?

En toute sincérité j’ai été une très mauvaise lectrice de classiques : je les lisais par obligation dans un cadre scolaire, avec peu ou pas de plaisir. Lire était devenu pour moi une sorte de punition. Et pour tout vous dire, c’est ce qui m’a pendant longtemps éloigné de la lecture en général. Aujourd’hui, je (re)découvre les classiques en les choisissant en fonction de mon humeur et mes envies et j’y prends beaucoup de plaisir.

Quels classiques constituent tes livres de chevet ? À l’inverse, y a-t-il des classiques qui te tombent des mains ?

Je pense à l’un de mes livres préférés, Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde. Ce livre est fabuleux, il fait partie de mes livres préférés. Tous ses aspects me plaisent : le style, le contexte, les personnages, l’intrigue, les thèmes abordés, la philosophie… Une réelle délectation littéraire. Parmi mes classiques de cœur, il y a également Bel-Ami (Maupassant), L’étranger (Camus) et Madame Bovary (Flaubert). Par contre, j’ai encore beaucoup de mal avec la poésie et le théâtre. Je ne m’y suis peut-être pas encore assez intéressée.

Tu es à l’origine de Déjà lu, un réseau social littéraire qui a pour vocation d’amener à la littérature un public qui n’est pas nécessairement littéraire. Peux-tu nous présenter Déjà lu et nous raconter la genèse du projet ?

DéjàLu c’est avant tout une histoire : comme évoqué précédemment, j’avais perdu le goût de la lecture. Un jour, un proche m’a conseillé un livre que lui-même avait beaucoup apprécié. Ça a été un déclic. C’est à ce moment-là que j’ai compris ce que signifiait réellement « dévorer » un livre. Et depuis, je lis tous les jours. Avec mon entourage, nous nous échangions et recommandions des livres mais cette relation était limitée à nos lectures mutuelles. Parallèlement, sur internet la majorité des offres n’était pas adaptée aux « nouveaux lecteurs » ceux qui, comme moi à l’époque, n’ont pas forcément une grande expérience littéraire. Avec une amie, nous avons donc imaginé une solution différente, pour les personnes « qui souhaitent lire mais qui ne savent pas quoi » : un site de recommandation de livres basé sur les livres déjà lus par notre communauté. DéjàLu est né.

DéjàLu.fr est un réseau social de partage et de recommandation de livres qui a pour objectif de relancer l’amour de la lecture avec une recette simple : trouver le bon livre pour la bonne personne. On peut résumer cette idée avec une citation de JK Rowling que j’apprécie particulièrement : « Si vous n’aimez pas lire, c’est que vous n’avez pas trouvé le bon livre pour vous. »

Sur DéjàLu, nous souhaitons d’une part décomplexer le lecteur, et d’autre part démocratiser la lecture sur une plateforme jeune, épurée et ludique. Le principal pour nous c’est de lire et d’apprécier ce qu’on lit quel que soit le livre. Aujourd’hui, nous avons la chance d’évoluer au sein du prestigieux incubateur Labo de l’édition, dédié à l’innovation dans le marché du livre. Nous sommes trois associés, – Richard, Hicham et moi – la première version du site est en ligne depuis quelques mois et nous projetons de la développer plus amplement toujours dans le respect de nos valeurs : Partage, Solidarité et Innovation.

Selon toi, est-il facile – ou possible – d’attraper le virus de la lecture grâce aux classiques ?

Les personnes qui lisent peu ont souvent une image biaisée des classiques : complexes, ennuyeux, « trop » intellectuels. Alors que ce n’est pas vrai, il existe une multitude de classiques accessibles, divertissants et surtout agréables à lire. Je pourrais citer : L’écume des jours (Boris Vian), Martin Eden (Jack London) ou encore L’Attrape-cœur (Salinger).

La vraie difficulté est en réalité de se motiver. Mais le jeu en vaut clairement la chandelle ! Il faut simplement trouver des classiques susceptibles de plaire, adaptés à la personnalité, l’âge et l’expérience du lecteur.  Des classiques susceptibles d’intéresser et non de décourager en somme. On peut commencer par lire des œuvres dont on a aimé les adaptations cinématographiques : c’est amusant de découvrir les échanges épistolaires des Liaisons dangereuses (Laclos) à l’origine du film à succès Cruel Intentions, bien plus facile de se plonger dans Gatsby Le Magnifique (Francis Scott Fitzgerald) lorsque l’on a Leonardo DiCaprio en tête, ou de découvrir que Gavroche, dans Les Misérables (Victor Hugo), utilisait déjà les mots d’argots à la mode aujourd’hui ! On peut aussi se pencher sur les centres d’intérêts : n’importe quel passionné de mode se délecterait d’assister à la naissance du Bon Marché dans Au Bonheur des Dames (Émile Zola).

Penses-tu qu’il soit nécessaire, utile, de transmettre la lecture de classiques, de transmettre une certaine idée de la littérature ? Qu’apportent les classiques que n’apporteraient pas un ouvrage contemporain ?

C’est fondamental de transmettre la littérature classique. Ce n’est pas pour rien que ces ouvrages ont réussi à traverser les siècles en étant plébiscité à diverses époques par différentes générations de lecteurs. Les classiques sont les témoins de leur temps et pourtant restent intemporels. Ils nous permettent de mieux comprendre l’évolution de la société et le monde qui nous entoure. Avec certains classiques, on arrive à créer une réelle relation, on a la sensation d’aller plus loin, de s’élever, de se découvrir soi-même et c’est magique. Toutefois pour cela, il faudrait qu’ils soient lus avec plaisir, par choix personnel, et non en tant que lecture imposée. Je trouve que c’est dommage de lire un classique sans être capable de le comprendre, de l’aimer.

Personnellement j’alterne classiques et contemporains, il y a également des chefs-d’œuvre dans la littérature contemporaine. Selon moi les deux sont complémentaires, jamais je n’aurais pu apprécier les classiques comme je le fais aujourd’hui si je n’avais pas lu de livres contemporains. Ce que je veux dire c’est que « aimer lire » ça s’apprend. Comme dans tous les domaines, nos goûts et notre jugement s’améliorent avec l’expérience. Plus on lit, plus on sait ce qu’on aime, et plus on devient exigeant. Moi, je continue d’apprendre. La lecture doit avant tout être et rester un plaisir. La notion de plaisir est importante car selon moi, sans plaisir il y a peu d’intérêt. Et ça peut se résumer en un sentiment simple « je savoure ma lecture ».

Pour en savoir plus : https://www.dejalu.fr/

Entre légèreté shakespearienne et horizons sud-africains, l’univers arc-en-ciel de Marie-Hélène Fasquel

« Confronter le réel et les récits littéraires est une approche qui me passionne »

C’est au début de l’année 2017 que le grand public découvre Marie-Hélène Fasquel. Professeur de littérature américaine au lycée Nelson Mandela de Nantes, Marie-Hélène est alors la seule Française finaliste du prestigieux Global Teacher Prize. Le grand public découvre une enseignante passionnée, littéralement habitée par le souci de transmettre et de faire progresser ses élèves, grâce à des méthodes innovantes et des projets ambitieux portés par une énergie sans faille. Plusieurs mois après la finale du Global Teacher Prize, Mare-Hélène publie aux éditions François Bourin L’élève au cœur de sa réussite, dans lequel elle revient évidemment sur cette aventure, mais aussi sur son parcours et ce qui fait la singularité de son enseignement. Elle y apparaît comme une citoyenne du monde, ouverte à toutes les rencontres, toutes les cultures et toutes les littératures, et nous présente la langue anglaise dans sa richesse et sa diversité.

 Ouvrage à la fois humble et extrêmement positif, qui propose des solutions mais invite surtout à suivre son propre chemin professionnel et personnel, L’élève au cœur de sa réussite nous est apparu comme un vibrant plaidoyer pour une profession parfois mal comprise, ou décriée. A quelques jours de la rentrée scolaire, interview d’une enseignante qu’on aurait tous aimé avoir !

Marie, quelle lectrice de classiques es-tu ou as-tu été ?

J’ai toujours lu les classiques, mais de manière sélective, en fait, sans tenir compte des valeurs les plus reconnues. Boris Vian, par exemple, fait partie de mes auteurs fétiches. C’est vrai qu’il vient d’entrer dans la Pléiade. Une consécration. Ce qui a été longtemps critiqué chez Boris Vian, c’est justement ce qui me plaît le plus, son caractère protéiforme et qu’il se soit aventuré dans tous les genres, y compris la musique où il excellait. Je retiendrai Saint-Exupéry, un merveilleux conteur, mort à la guerre, bien que, paradoxalement, jamais vraiment sorti de l’univers de l’enfance. Je reviens bien sûr toujours vers Shakespeare, ce monument, mais au fond, ce que j’aime particulièrement chez lui, ce sont ses œuvres les plus légères, ses contes, qui me font rire, ce qui, comme pour Molière est extraordinaire après tant de siècles passés. L’univers ambigu de Michel Tournier, entre références à l’homosexualité et  aux Evangiles, m’a toujours fascinée. Pour finir je citerai Georges Sand, un écrivain classé pour les enfants, mais si touchant, que (comme Proust) tout le monde y revient tout au long de sa vie…

Y-a-t-il des classiques qui constituent tes livres de chevet ?

Les Rêveries du Promeneur Solitaire de Rousseau, car il y est question de flâneries dans la nature, d’herborisation et c’est l’un des moteurs de ma vie. De plus, le style de Rousseau est tellement beau, et la langue si parfaite ! A la recherche du temps perdu de Marcel Proust reste à portée de main. Je l’ouvre souvent à n’importe quel endroit pour y lire quelques phrases. Les circonvolutions de la langue qui correspondent si bien à l’esprit alambiqué du personnage me fascinent et sont pour moi aussi fortes que la poésie.

Quelles sont les œuvres que tu étudies avec tes élèves et celle dont tu voudrais nous parler plus en particulier ?

Voici les 13 œuvres que mes élèves préparent pour le baccalauréat 2019 (1ère puis terminale) :

  • Une œuvre de Shakespeare : The Tempest
  • De la fiction du 19ème au 21ème siècle : The Scarlet Letter (Nathaniel Hawthorne), The Garden Party and other short stories (Kathryn Mansfield), The Great Gatsby (Francis Scott Fitzgerald)
  • Des pièces de théâtre : Intimate Apparel (Lynn Nottage), Death of a Salesman (Arthur Miller)
  • De la poésie : Emily Dickinson, Rita Dove et Langston Hughes.
  • Des essais, lettres… : Letter from Birmingham Jail (Martin Luther King), Stranger in the Village (James Baldwin)
  • Des œuvres issues de la littérature du monde : The Metamorphosis (Franz Kafka), Disgrace (John Maxwell Coetzee), interpreter of maladies (Jhumpa Lahiri).

 Il y aurait beaucoup de choses à dire sur toutes ces œuvres, mais je vais me contenter de dire un mot de interpreter of maladies de Jhumpa Lahiri, un texte encore peu connu en France et intéressant à bien des égards, car il évoque un thème qui concerne à plus ou moins grande échelle tous les pays : l’acculturation. D’origine indienne, l’auteure vit aux Etats-Unis, et de ce fait, ne se sent jamais véritablement chez elle nulle part ; et ce déchirement, cette fracture définitive, sont très bien décrits dans son œuvre, recueil de nouvelles, qui a obtenu le prix Pulitzer. Par ce biais, il est intéressant d’étudier avec les élèves les problèmes soulevés par le multiculturalisme de la société américaine. Confronter le réel et les récits littéraires est une approche qui me passionne et que j’utilise fréquemment (en faisant appel à des collègues des pays dont j’analyse les œuvres et en organisant des projets avec leurs élèves par exemple).

Pourquoi as-tu choisi une œuvre de Coetzee ?

Mon lycée s’appelle Nelson Mandela et de ce fait j’ai eu envie de rendre hommage à l’Afrique du Sud. Ce qui a été facilité par l’arrivée en 2014 d’un assistant sud-africain, Gareth. Coetzee est l’auteur de ce pays que j’admire le plus. Il n’est pas facile à étudier car les sujets qu’il aborde sont très durs mais il est remarquablement efficace et ses textes sont proches de la réalité. Disgrace, notamment, nous fait partager les nombreuses difficultés traversées par le peuple arc en ciel après l’Apartheid. On peut y trouver de multiples références culturelles, en particulier à Lord Byron, ce qui permet d’approfondir la thématique principale de l’œuvre. L’importance de la symbolique, des images, le point de vue, tout dans Disgrace est source de réflexions. En revanche, bien qu’il soit aussi d’un grand intérêt, je n’ai pas pu étudier avec des lycéens, Waiting for the Barbarians, un livre du même auteur,  fort mais très cru, puisqu’il a pour sujet central : la torture.

On imagine que la littérature anglo-saxonne est contrastée et que la littérature australienne est différente de la littérature sud-africaine, ou néo-zélandaise. Pourrais-tu nous en donner un rapide aperçu ?

En effet, les styles mais surtout les sujets traités sont aux antipodes les uns des autres : l’Australie et la Nouvelle Zélande ont des littératures très marquées par les Maoris et leur culture mais aussi par leur héritage anglais. La littérature sud-africaine actuelle est de son côté essentiellement axée sur les problèmes sociaux.

Quels auteurs conseillerais-tu à quelqu’un qui souhaiterait découvrir la littérature anglo-saxonne ?

Je conseillerais (mais c’est très personnel bien sûr) : Oscar Wilde, Paul Auster, Arthur Miller, Ian McEwan, Jhumpa Lahiri, Langston Hughes.

Je fais souvent rire mes élèves quand je leur présente une œuvre comme l’une de mes préférées, car au fond, j’en ai beaucoup de préférées !

Tu publies aux éditions François Bourin L’élève au cœur de sa réussite, dans lequel tu reviens sur ton parcours professionnel et témoignes de ta passion pour l’enseignement. Selon toi, qu’est-ce que qu’apporte l’étude de texte littéraire à l’enseignement d’une langue ?

Depuis que j’ai moi-même (modestement) écrit quelques livres, j’ai pu mesurer à quel point l’écriture d’un livre représente une somme intense de réflexions. Quelques pages lues en quelques minutes sont souvent le résultat de plusieurs jours de travail.Ce phénomène, je n’étais pas sans l’ignorer, mais maintenant je l’ai vécu, ressenti. C’est tout autre chose ! Etudier un livre, c’est donc, selon moi,  étudier un condensé, une pensée, des mots, qui ont été  choisis et travaillés. Voilà ce qui fait la richesse d’une œuvre par rapport au langage parlé ! Et voilà ce qui fait l’intérêt d’étudier la littérature, et ce, au fond, quelle que soit la langue… 

As-tu d’autres projets d’écriture ?

Depuis toujours j’écris en tandem avec mon mari Thierry Erhart qui a collaboré à L’élève au cœur de sa réussite. Une dystopie, Le Feu Secret, est d’ores et déjà prête pour l’édition. Mon plus grand souhait est que l’aventure continue, cette fois,  sur le chemin de l’imaginaire !

Pour en savoir plus :

Le peuple arc-en-ciel (ou «Rainbow nation ») désigne le peuple sud-africain dans sa volonté du vivre-ensemble, dépassant les tensions raciales.

La page Facebook L’élève au cœur de sa réussite : https://www.facebook.com/mhfasquel/

Le blog professionnel de Marie-Hélène Fasquel : http://sharingteaching.blogspot.fr/