Babbitt ou l’agent immobilier de la littérature classique

Un agent immobilier est devenu, en littérature, tellement célèbre, que son nom a donné lieu, dans les années 20, aux Etats-Unis, à un adjectif ! Paul Morand nous l’explique dans la préface du roman Babbitt : on parlait d’une époque Babbitt !

Mais qui est Babbitt ?

Babbit est le héros éponyme du roman de Sinclair Lewis, publié en 1922. Babbitt est un agent immobilier qui a fait fortune dans la ville de Zénith, au Middle West.

Caricature de la petite bourgeoisie américaine, de l’Américain moyen qui aurait épousé une Desperate Housewife,  que Lewis aimait tant à railler….

« Il s’appelait George F. Babbitt, il avait, en ce mois d’avril 1920, 46 ans, et ne faisait rien de spécial, ni du beurre, ni des chaussures ni des vers, mais était habile à vendre des maisons à un prix plus élevé que les gens ne pouvaient y mettre. Sa tête, qu’il avait grosse, était rose, ses cheveux bruns, fins et secs. Sa figure gardait dans le sommeil quelque chose d’enfantin en dépit de ses rides et des marques rouges laissées par ses lunettes de chaque côté de son nez. […] Il avait un air de prospérité, d’homme tout ce qu’il y a de plus marié et de moins romanesque, aussi peu romanesque que cette véranda qui donnait sur un ormeau de taille moyenne, deux petites pelouses, une allée cimentée et un garage en tôle ondulé. Pourtant Babbitt rêvait encore à la petite fée, rêve plus romanesque que des pagodes écarlates au bord d’une mer d’argent. »[1]

Babbitt est à la tête de toute une équipe

L’agence immobilière de Babbitt se trouve donc dans la ville de Zénith au rez-de-chaussée du Building Reeves. Il s’agit de la compagnie immobilière Babbitt – Thompson. L’agence est composée d’onze personnes.

« Le personnel comprenait neuf personnes sans compter Babbitt et son beau-père et associé Henry Thompson, qui venait rarement au bureau. C’était Stanley Graff, déjà nommé, un homme assez jeune, adonné aux cigarettes et parieur engagé dans les poules ; et le vieux Mat Penniman, grande utilité, encaisseur de loyers et agent d’assurances, grisonnant, cassé, silencieux, personnage mystérieux, passant pour avoir été un fameux courtier en immeubles ayant un cabinet à lui dans le superbe Brooklyn ; Chester Kirby Laylock, vendeur sur place au lotissement ; Glen Oriole, homme plein d’enthousiasme à la moustache soyeuse, doté d’une nombreuse famille ; mademoiselle Thérèse Mac Goun, rapide et assez jolie sténographe ; mademoiselle Wilberta Bannigan, grosse, lente et laborieuse comptable et archiviste, et quatre démarcheurs libres, ne touchant que des commissions sur les affaires qu’ils apportaient. »

Babbitt connaît son métier

« Les qualités de Babbitt comme courtier en immeubles – comme serviteur du public dans la tâche de procurer des logements aux familles et des boutiques aux fournisseurs de denrées alimentaires – étaient l’activité et la persévérance. Il avait l’honnêteté conventionnelle, tenait à jour ses listes d’acheteurs et de vendeurs, s’y connaissait en baux et engagements, et avait une excellente mémoire des chiffres. »

Babbitt maîtrise le terrain

« Dans une allocution au Club des Boosters il avait déclaré :  » C’est à la fois le devoir et le privilège de l’agent immobilier de tout connaître de sa ville et de ses environs […] Le courtier en immeubles doit posséder pouce par pouce sa ville, ses avantages et ses défauts. »

Babbitt a une vision à long terme

« Il célébrait éloquemment les avantages de construire des écoles à proximité des maisons à louer. »

Babbitt est un homme d’intérieur

Voici la description que fait Sinclair Lewis de la maison de Babbitt :

« Celle de Babbitt avait cinq ans d’existence. Tout y était aussi savamment combiné, aussi réussi que cette pièce. Elle était du meilleur goût, avait les meilleurs tapis d’un prix raisonnable, une architecture simple et louable, et le confort dernier cri. Partout l’électricité remplaçait les bougies et les cheminées malpropres. »

De Babbitt à « un Babbitt »…

Si Babbitt apparaît au tout début du roman comme un self-made man, nous verrons que cette apparente réussite cache de nombreuses failles et manques. Un événement l’obligera à réexaminer son existence confortable.

C’est tout l’intérêt du roman de Sinclair Lewis qui fut un des premiers, avant la crise de 29 d’ailleurs, à s’interroger sur le rêve américain. Le personnage de Babbitt devint tellement célèbre que le mot de « Babitt » donna lieu, tel Tartuffe ou Don Juan, à un nom commun (on parle d’une antonomase) pour désigner l’Américain moyen dans sa réussite matérielle et sa – relative – médiocrité intellectuelle.

Sinclair Lewis obtint le prix Nobel de littérature en 1930. C’était alors la première fois que le prix était attribué à un Américain.

Si Babitt est difficilement disponible aujourd’hui, il reste accessible en bibliothèques.

NB : tous les extraits cités sont tirés de Babitt, écrit par Sinclair Lewis en 1922.

Crédits photo : Historical photo of author Sinclair Lewis writing in the study of his Duluth home in 1944. Original photo shot by Minneapolis Star-Journal photographer Wayne Bell.

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Comment la prise de la Bastille est-elle racontée par Jules Michelet ?

Le 14 juillet est jour de fête nationale en France, et cette fête est à la fois une référence et une commémoration du  14 juillet 1789, date de la prise de la Bastille, jour symbolique entraînant la fin de la monarchie absolue. Jules Michelet nous a apporté une évocation extrêmement vibrante de la prise de la Bastille. Comment nous a-t-il raconté l’événement ?

Qui est Michelet ?

Appartenant à la génération des Romantiques, Michelet a été élevé par des Jacobins et est un pur produit de la méritocratie à la française. Précepteur des enfants de la famille royale, il sera aussi professeur d’histoire au Collège de France. Le vent tournera avec la Restauration, à laquelle il s’oppose, et qui le voit contraint de renoncer à sa chaire et de s’exiler en province. Mais Michelet ne cessera pas d’écrire. On lui doit notamment La Sorcière, un essai resté très connu qui nous raconte l’histoire et les représentations associées à la figure de la sorcière. Un essai passionnant.

En quoi Michelet est-il un historien marquant ?

Mêlant à la fois inspiration romantique et précision de l’historien, Michelet décrit l’Histoire comme un western, avec souffle, maestria, génie. Ses écrits comportent de l’ampleur, du style, et le lecteur a réellement l’impression de voir l’Histoire se dérouler sous ses yeux.

Histoire de la Révolution française, le « roman » de la Révolution

Jules Michelet mettra six ans à écrire Histoire de la révolution française, œuvre dans laquelle il raconte le déroulement de la Révolution française et la façon dont les Parisiens ont vécu cet événement. Cette œuvre est composée de vingt-et-un livres, clôturés, logiquement par la mort de Robespierre sur l’échafaud.

La prise de la Bastille, « un acte de foi » selon Michelet

Michelet raconte la prise de la Bastille, mais aussi la liesse qui s’empara des Parisiens les 13 et 14 juillet. En voici un extrait.

« Paris, bouleversé, délaissé de toute autorité légale, dans un désordre apparent, atteignit, le 14 juillet, ce qui moralement est l’ordre le plus profond, l’unanimité des esprits. Le 13 juillet, Paris ne songeait qu’à se défendre. Le 14, il attaqua. Le 13 au soir, il y avait encore des doutes, et il n’y en eut plus le matin. Le soir était plein de trouble, de fureur désordonnée. Le matin fut lumineux et d’une sérénité terrible. Une idée se leva sur Paris avec le jour et tous virent la même lumière. Une lumière dans les esprits, et dans chaque cœur une voix :  » Va, et tu prendras la Bastille « . Cela était impossible, insensé, étrange à dire… Et tous le crurent néanmoins. Et cela se fit.  L’attaque de la Bastille ne fut nullement raisonnable. Ce fut un acte de foi. »[1]

Le regard de Michelet, entre précision historique…

Rappelons qu’un historien raconte des faits historiques fondés sur des recherches denses et des documents précis. Un historien doit dire la vérité sans donner son opinion, et son texte doit donc être empreint de neutralité. Les dates, les lieux sont des indicateurs de la neutralité du texte. De plus, l’emploi du passé simple, comme dans cet extrait, montre que les faits se sont passés et sont circonscrits à une temporalité.

et évocation lyrique !

Mais au-delà d’une précision historique, le court extrait témoigne du lyrisme de Michelet.

Les personnifications de Paris (« Paris bouleversé, délaissé ») montrent les Parisiens comme un ensemble uni, prêt à se battre contre la Bastille, et qui souffre (« bouleversé », « délaissé »). Les rythmes ternaires et binaires, les rimes en « é » du passage renforcent l’aspect d’union de ce peuple, qui n’a plus qu’une solution devant lui : prendre la Bastille. Outre cela, le texte est ponctué d’expressions vagues (« le matin fut lumineux », « le 13 au soir », « le 14 ») qui contrastent avec la précision des dates des textes historiques. Tout est fait pour laisser le lecteur dans une atmosphère floue, incertaine. L’oxymore « sérénité terrible », et certaines gradations, plus vagues encore (« cela était impossible, insensé, étrange à dire ») renforcent le caractère imprécis et poétique du texte.

Plus qu’une atmosphère poétique, le texte confine au christique et nous suggère peu à peu l’idée d’une croyance, d’un acte de foi. Plus encore, le texte a recours au champ lexical de la lumière (« une idée se leva sur Paris, et tous virent la même lumière »), qui fait, en latin, référence à la «révélation » divine. Les Parisiens semblent bien avoir reçu un message de Dieu : celui de prendre la Bastille !

Jules Michelet oscille donc entre littérature et histoire, sans entraver la véracité de ses propos, mais en leur donnant plus de force. La prise de la Bastille apparaît comme un événement mystique, indissociable de l’Histoire de France, qui justifie le choix du 14 juillet comme jour de fête nationale.

Vous souhaitez en savoir plus sur l’œuvre de Michelet ? Téléchargez notre application Un texte Un jour !

Illustration : La Révolution française, Robert Enrico (1989)

 

[1] Michelet, Histoire de la Révolution française, 1847-1853