« Issi on est à Mee-ah-meequoâ ! » : « Bloody Miami » de Tom Wolfe

En 2013 paraissait Bloody Miami de Tom Wolfe…. Petite chronique en forme d’hommage…

 

Si les années 80-90  ont écrit la légende dorée de Miami, au son de Gloria Estefan  (qui aurait oublié l’entêtant Conga  ? ) et sur fond d’étoffe Versace, entre  un épisode de Deux flics à Miami et un extrait de Scarface ; la cité floridienne n’est plus tout à fait ce qu’elle était, et il fallait bien qu’un jour ou l’autre un des grands écrivains américains de notre époque s’attaque à cette métamorphose, et interroge le mythe qu’a pu être et est encore aujourd’hui la ville de Miami. Insidieusement, la jeune fille insolente et festive s’est tranformée, avec les années, en une jeune femme cultivée, à la manucure et au corps toujours parfaits, je vous rassure, mais devant faire  face à des démons qu’elle croyait enfouis. Car rappelons-le, avant d’être pacifiée, celle qu’on appelait « la salle d’attente de Dieu » était tiraillée entre l’immigration cubaine, les cartels de la drogue et les parrains de la pègre.

C’est donc dans un décor flamboyant et culturellement chargé, que Tom Wolfe place l’intrigue de son dernier roman Bloody Miami.

Tout commence de façon abrupte, par un crêpage de chignons entre deux jeunes femmes, entre deux mondes, entre une WASP (« PARLE ANGLAIS, CONNASSE ! TU EN EN AMERIQUE MAINTENANT ! PARLE ANGLAIS ! ») et une Cubaine (« No, miamalhabladaputagorda, issi on est à Mee-ah-meequoâ ! Tu es à Mee-ah-meequoâ ! »), qui semblent jouer leur vie autour de « ce qui était devenu un lieu géographique presque mythique : une place de parking. » Un western pour une place de parking, un western pour garder sa place au restaurant, et surtout pour parler anglais, quand tout appelle à parler espagnol. En quelques lignes, l’auteur du Bûcher des vanités nous résume son héroïne. Miami est, pour paraphraser Agrippa d’Aubigné, une mère affligée, entre ses aînés américains, et ses cadets cubains.

Tom Wolfe nous invite donc à suivre un de ces cadets, le véritable héros du roman, Nestor Camaro, et sans nul doute le personnage le plus attachant de ce récit. Nestor (ou « Nis-ter »comme le prononcent les Americanos, au grand désespoir du jeune homme) est un flic cubain habitant de Hialeah, quartier cubain de Miami. Pour avoir obéi aux ordres de ses supérieurs et sauvé de la noyade un immigrant clandestin, aux yeux de tout Miami, Nestor, lui-même enfant d’immigrés, se retrouve ostracisé par sa famille, par la communauté cubaine de Miami, et dans le même tempsquitté par sa petite amie Magdalena, ravissante – mais idiote- infirmière qui a besoin d’un dictionnaire, comme d’autres ont besoin d’un GPS, et qui croit bien faire en lui préférant un psychiatre spécialisé dans l’addiction à la pornographie – vous me voyez sûrement venir, car, que serait un roman de Tom Wolfe sans scènes d’orgies  ?

Nous suivons donc la descente aux enfers, et l’évolution de Nestor ; celle de sa petite amie Magdalena, qui jugera, mais un peu trop tard, que l’on ne l’y prendrait plus, celles d’un journaliste aux dents longues, d’un professeur de littérature haïtien, d’un rédacteur en chef dépassé par un Miami qu’il semble chaque jour redécouvrir, d’un chef de la police incompris du maire d’une ville qu’il chérit. De truands russes qui semblent rire à la barbe et au nez de tous, et qui seraient les seuls à avoir vraiment compris cette ville qu’est Miami. Des masques tombent, le mascara coule et les illusions s’effritent. Et partout, de façon insidieuse, la question de l’identité, la question de l’identité américaine et de l’identité cubaine. Que signifie « habiter à Miami »? Que signifie d’être métis et de vouloir passer pour blanc ? Peut-on habiter à Miami et se revendiquer exclusivement cubain ?

Ce sont toutes ces questions, et bien d’autres encore, que posent le roman de Tom Wolfe. Beaucoup pourront être agacés par la longueur de ce roman (610 pages), par son aspect éminemment inégal; mais c’est un roman drôle (les femmes en prennent pour leur grade) percutant, et qui a même l’audace et la capacité d’évoquer la Danse de la fée Dragée, deCasse-Noisette, par de simples onomatopées (« plingplingplingplingpling ») !!

Enfin, sous des airs désinvoltes, derrière l’inévitable ode à la pornographie (il faut lire l’hallucinante scène se déroulant sur Fisher Island) Bloody Miami (ou Back to Blood en anglais) est un chant d’amour tentaculaire, à une ville tentaculaire. Tom Wolfe, met en scène une ville de quinze printemps que l’on aurait décorsetée, une ville à la fois raffinée et vulgaire, fleur aux mille pétales à l’impossible unité, ville aux cent yachts et bateaux, pareille à une vertigineuse et orgueilleuse Babel.Une ville dans laquelle la chaleur brûle les rues au napalm et transforme les îles en mondes interlopes, en cavités humides gorgées de désir.

Car c’est elle, cette superbe, l’héroïne de Bloody Miami.

Tom Wolfe, Bloody Miami, traduit de l’anglais par Odile Demange, éd. Robert Laffont, coll. Pavillons, 616 pages, 2013

Si les arts de la table m’étaient contés 2/2 : avec quels héros de la littérature prendriez-vous le thé ?

Il y a quelques jours, nous vous présentions les plus belles scènes de repas de la littérature, du moins celles qui mettaient l’accent sur les arts de la table et leur magnificence : belles matières, ornements délicats, cristal sublimé par la clarté des bougies… Il est un autre thème littéraire qui accorde plus de place encore aux arts de la table, c’est celui du thé. Alors que la scène de repas est bien souvent le lieu du pouvoir ou de la séduction, le thé et son cérémonial sont propices à la contemplation, à la réflexion ou pourquoi pas aux confidences ; qu’elles s’exercent dans un cadre purement intime ou alors plus mondain. Les amateurs de thé savent aussi combien l’appréciation d’un breuvage est un exercice subtil, et qu’il peut exiger la même concentration qu’implique la découverte d’un grand vin. La théière dans laquelle le thé est préparé et le service dans lequel il est bu participent du plaisir de la dégustation, et peuvent même altérer le goût de la boisson.

L’écrivain devra donc composer avec tous ces éléments et répondre à une question : comment transmettre, littérairement parlant, le plaisir pris à la dégustation de ce que certains considèrent peut-être comme de la simple eau chaude vaguement parfumée ? Retour sur quelques thés mémorables de la littérature classique, et notamment anglaise !

Un thé jaune avec Des Esseintes

« Des Esseintes regardait maintenant, blottie en un coin de sa salle à manger, la tortue qui rutilait dans la pénombre. Il se sentit parfaitement heureux ; ses yeux se grisaient à ces resplendissements de corolles en flammes sur un fond d’or ; puis, contrairement à son habitude, il avait appétit et il trempait ses rôties enduites d’un extraordinaire beurre dans une tasse de thé, un impeccable mélange de Si-a-Fayoune, de Moyou-tann, et de Khansky, des thés jaunes, venus de Chine en Russie par d’exceptionnelles caravanes. Il buvait ce parfum liquide dans des porcelaines de la Chine, dites coquilles d’œufs, tant elles sont diaphanes et légères et, de même qu’il n’admettait que ces adorables tasses, il ne se servait également, en fait de couverts, que d’authentique vermeil, un peu dédoré, alors que l’argent apparaît un tantinet, sous la couche fatiguée de l’or et lui donne ainsi une teinte d’une douceur ancienne, tout épuisée, toute moribonde. »
Joris-Karl Huysmans, À rebours, 1884

Un thé de bienvenue avec les invités de M. et Mme O’Nyme sur l’île du Nègre

« Tous entrèrent dans la pièce et contemplèrent les assiettes et l’argenterie disposées avec un ordre méticuleux, la rangée de tasses et de soucoupes sur la desserte, et les rondelles de feutre attendant les pots de café et de laits bouillants. »

Agatha Christie, Dix petits nègres, 1939

Un thé comme un plongeon dans le passé en compagnie du Narrateur

« Et comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé. »

Marcel Proust, Du côté de chez Swann, 1913

Un thé généreux avec M. et Mme de Winter

« Sur ce balcon net, blanchi par des siècles de soleil, je songe à l’heure du thé de Manderley et à la table dressée devant la cheminée de la bibliothèque. La porte s’ouvrant toute grande à quatre heures et demie tapant et l’apparition du plateau d’argent, de la bouilloire, de la nappe blanche. Jasper repliait ses oreilles d’épagneul et feignait l’indifférence à l’arrivée des gâteaux. Quel déploiement de choses succulentes, mais comme nous mangions peu ! Je revois ces croissants luisants de beurre, le bord croustillant des toast et les scones brûlants. Il y avait des sandwiches aux mystérieuses saveurs  et un pain d’épice extraordinaire, un cake à l’angélique qui fondait dans la bouche, et un autre plus épais aux amandes et aux raisins. »

Daphné du Maurier, Rebecca, 1939

Un thé pour la rencontre du trio Dorian Gray, Basil Hallward et Lord Henry

« On frappa à la porte et le maître d’hôtel entra, portant un plateau à thé garni qu’il posa sur une petite table japonaise. Il y eut un bruit de tasses et de soucoupes, et l’on entendit souffler une urne géorgienne cannelée. Un jeune serviteur apporta deux plats de porcelaine en forme de globes. Dorian Gray alla verser le thé dans les tasses. »

Oscar Wilde, Le Portrait de Dorian Gray, 1889

Un thé rocambolesque avec Alice, le Chapelier fou et le Lièvre de mars

« Il y avait une table servie sous un arbre devant la maison, et le Lièvre y prenait le thé avec le Chapelier. Un Loir profondément endormi était assis entre les deux autres qui s’en servaient comme d’un coussin, le coude appuyé sur lui et causant par-dessus sa tête. « Bien gênant pour le Loir, » pensa Alice. « Mais comme il est endormi je suppose que cela lui est égal. Bien que la table fût très-grande, ils étaient tous trois serrés l’un contre l’autre à un des coins. « Il n’y a pas de place ! Il n’y a pas de place ! » crièrent-ils en voyant Alice. « Il y a abondance de place, » dit Alice indignée, et elle s’assit dans un large fauteuil à l’un des bouts de la table. »

Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles, 1865

Vous souhaitez en savoir plus sur les thés et les arts de la table dans la littérature ? Découvrez notre interview de Charles Roux, photographe qui reproduit les scènes de repas de la littérature !

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Illustration : photo tirée de la série télévisée Downton Abbey (2010-2015) ©Carnival Films