Six raisons d’aller voir Illusions perdues

« L’intelligence est le levier avec lequel on remue le monde. »

Honoré de Balzac, Illusions perdues, 1837 – 1843

Le 20 octobre 2021 est sorti sur les écrans français Illusions perdues de Xavier Giannoli. Le film, qui dure 2h30, est une adaptation étourdissante du roman du même nom, et l’on ne voit franchement pas le temps passer. Au-delà de sa distribution de choix et de ses très nombreuses qualités techniques, je vous livre, dans cet article, six raisons pour lesquelles aller voir ce film.

  • Un tableau sans pitié du monde journalistique

L’action du roman se situe à un roman précis de l’histoire française. Dans les années 1830, les médias connaissent une évolution importante. Les ordonnances sur la presse qu’a prononcées Charles X ont provoqué sa chute, et Louis-Philippe, qui lui succède, accorde la liberté de la presse. Beaucoup de journaux artistiques profitent de cette nouvelle liberté d’expression pour se lancer dans la caricature politique. L’embellie durera cinq ans, avant que Louis-Philippe ne rétablisse la censure, en 1835.

Le film restitue à merveille l’effervescence qui règne dans les salles de rédaction de ces journaux, mais il dépeint également très bien la corruption et l’opportunisme qui gangrènent le monde journalistique. Vincent Lacoste y campe un drôle et fascinant Étienne Lousteau.

  • Un tableau jubilatoire du monde de l’édition

Lucien Chardon, le héros du roman (impeccable Benjamin Voisin), est un jeune provincial beau mais sans fortune et qui rêve de devenir écrivain, à l’image de son idole, André Chénier. Lucien signe ses écrits sous le nom de Lucien de Rubempré, le nom et le titre de sa mère qu’il n’a pas le droit de porter. C’est grâce à ses poèmes que Louise de Bargeton (Cécile de France) tombe sous son charme.

Arrivé à Paris, Lucien tente de se faire publier. Il rencontre Dauriat (truculent Gérard Depardieu), un éditeur et marchand de livres. A travers ce personnage, Xavier Giannoli restitue le parcours du combattant que connaissent, encore aujourd’hui, les auteurs pour se faire publier. Il est aussi question des revenus minimes des écrivains, qu’ils ne touchent parfois même pas.

  • Un film au propos très contemporain

 Au-delà du thème, très actuel, du désenchantement, le film est émaillé de réflexions qui apparaissent étrangement familières : par exemple, le narrateur du film prophétise l’arrivée au gouvernement d’un banquier ( !!), et les pigeons-voyageurs qui propagent de fausses nouvelles ne sont pas sans rappeler les fake news qui se propagent sur Twitter.

  • Une réflexion sur le talent

Illusions perdues narre la métamorphose d’un poète sentimental et maladroit, mais amoureux de la beauté, en un styliste féroce, capable de pondre un article assassin en quelques minutes. Le spectateur assiste, impuissant, à l’évolution problématique de ce héros qui renonce à la beauté au profit de la facilité. C’est en refusant de rater ce qu’il considère comme son rendez-vous avec l’histoire que Lucien, qui manque de discernement, se perd.

Lucien s’oppose au personnage de Nathan (Xavier Dolan), qui condense trois personnages du roman. Nathan incarne un ambitieux mondain, mais aussi et surtout un écrivain talentueux et tenace qui place l’art et la création littéraire au-dessus des bassesses et petits arrangements de l’écriture journalistique.

  • La difficulté d’être une femme sous la Restauration

 C’est par amour envers Mme de Bargeton (Cécile de France) que Lucien quitte Angoulême pour Paris. De la reine du faubourg Saint-Germain (la marquise d’Espard, que joue Jeanne Balibar) à l’actrice de second ordre dont le renoncement à son protecteur précipite la chute (Coralie, incarnée par Salomé Dewaels), le film propose plusieurs très beaux portraits et raconte la difficulté d’être une femme, sous la Restauration.

Le film illustre bien les propos de la chroniqueuse et journaliste Delphine de Girardin sur les femmes sous la Restauration, dans un texte à découvrir sur Un texte Une femme. En voici un court extrait : « Mais voyez donc un peu les femmes passionnées qui, de nos jours, font parler d’elles : toutes ont commencé par un mariage d’ambition ; toutes ont voulu être riches, comtesses, marquises et duchesses avant d’être aimées. Ce n’est qu’après avoir reconnu les vanités de la vanité qu’elles se sont résolues à l’amour ; »[1]

  • Une implacable foire aux vanités

A travers le personnage de Singali (que campe le regretté Jean-François Stévenin), chef de claque dans les théâtres parisiens, l’on découvre la facilité avec laquelle les réputations se font et se défont, et la fragilité des édifices forgés à force de travail, talent, ou tractations malhonnêtes.

Illusions perdues nous rappelle que « la nature humaine ne va pas sans comédie. Le tout est de savoir où celle-ci commence. »[2]

Illusions perdues de  Xavier Giannoli, est sorti le 20 octobre 2021 sur les écrans français.

Scénario de Jacques Fieschi et Xavier Giannoli, d’après le roman Illusions perdues d’Honoré de Balzac (1837 – 1843)

Vous souhaitez découvrir des extraits d’Illusions perdues et de nombreux autres romans de Balzac ? Téléchargez l’application Un texte Un jour, sur laquelle retrouver 23 textes de Balzac.

Vous souhaitez découvrir les écrits de la femme de lettres et salonnière Delphine de Girardin (1804 – 1855)  sur les femmes sous la Restauration ? Téléchargez Un texte Une femme.

©  Illusions perdues de  Xavier Giannoli (photographie  : Christophe Beaucarne)

[1] Delphine de Girardin, « Les jeunes filles ambitieuses », Lettres parisiennes, 1836

[2] Agatha Christie

« Basic Instinct » ou la suspension d’incrédulité

« Vous avez affaire à un esprit diaboliquement retors. C’est que ce livre a dû être écrit au moins six mois si ce n’est plusieurs années avant d’être publié. Ce qui veut dire que l’auteur avait dû préméditer ce crime dans son subconscient depuis ce temps. Et le fait qu’elle l’ait réalisé indique un comportement d’obsession psychopathe ».

L’art qui imite la vie ou la vie qui imite l’art ?

Basic Instinct est un de mes films culte. Non pas un de mes films préférés, mais un film que j’aime beaucoup, que je revois souvent, avec un plaisir presque coupable mais assumé, parce que j’ai le sentiment de ne jamais en épuiser les significations malgré ses très nombreux clichés. Le scénario me paraît magistral, les acteurs parfaitement dirigés (on parle toujours de Sharon Stone mais Jeanne Tripplehorn est extrêmement convaincante), la photographie n’a pas pris une ride, et si le film me plaît tant, c’est parce que l’élucidation de son intrigue repose finalement sur une question, vieille comme la création : est-ce l’art qui imite la vie ou la vie qui imite l’art ?

Une romancière de second ordre

Rappelez-vous, Sharon Stone est l’énigmatique Catherine Tramell, une romancière de second ordre qui écrit « des romans sur des gens pas comme les autres » et qui est soupçonnée d’avoir commis un meurtre décrit dans un de ses ouvrages. Catherine a-t-elle commis ce crime ? Ou est-ce la psychiatre Elisabeth Garner qui serait passée à l’acte par identification et jalousie envers Catherine ?

Le travail de l’écrivain

Dans le film, si le spectateur ne la voit pas écrire (on la voit parfois imprimer le résultat de son travail), je n’ai aucun mal à croire au temps que Catherine consacrerait à ses recherches, et à cette maturation nécessaire à la création littéraire. Catherine est à proprement parler une autrice, une autrice certes totalement psychotique, dangereuse et immorale, mais quelqu’un qui sait s’emparer de ce qu’elle vit pour le transmuer, à la manière d’un alchimiste. Quelques phrases, certes caricaturales, mais habilement placées, participent d’ailleurs de l’illusion du réel (« quand vous inventez, il faut que ce soit crédible, ça s’appelle la suspension d’incrédulité« ) et rares sont les films mettant en scène des écrivains que je trouve réussis, qui me font croire au travail de l’écrivain.

La folie, cet instinct basique

Les livres que Catherine écrit sont-ils bons ? Sûrement pas, et Paul Verhoeven a le bon goût de ne laisse planer aucune ambiguïté à ce sujet. En revanche, le cinéaste nous laisse à penser que le chemin de la création serait nécessairement tortueux et marécageux, et que nous sommes tous le fou de quelqu’un d’autre. Un film véritablement dérangeant, mais presque drôle dans sa folie, et qui vieillit comme du bon vin.
© Michael Douglas et Sharon Stone dans Basic Instinct (Paul Verhoeven , 1992)