Les mensonges romantiques et vérités romanesques d’Adélaïde de Clermont-Tonnerre

« Je me méfie de cette soudaine passion du réel qui s’est emparé de la littérature, du cinéma, de la création en général. Le mensonge, qu’il soit romanesque ou amoureux, me séduit infiniment plus. »

 

Un titre intriguant, un format inhabituellement long, la plongée dans une époque et une atmosphère particulières, quelque part entre Just Jaeckin et Claude Sautet : c’est en janvier 2010 que j’ai découvert une voix, celle d’Adélaïde Clermont-Tonnerre, ainsi qu’un formidable roman, Fourrure. C’est parce qu’Adélaïde de Clermont-Tonnerre incarne mieux qu’aucun autre auteur français contemporain le romanesque, au sens premier du terme, qu’il me fallait l’interviewer pour la sortie de son nouveau roman, Le dernier des nôtres, chez Grasset. La chroniqueuse et directrice de la rédaction de Point de vue s’y révèle une romancière ô combien attachante et décomplexée …

Adélaïde, quelle lectrice êtes-vous, et notamment quelle lectrice de classiques êtes-vous ?

Les classiques me manquent en fait. Pour moi ils sont la source et, en raison de mon métier de journaliste, je suis souvent débordée de livres qui sont dans l’actualité et qui viennent de paraître. Par moments, je rêve de revenir à des livres que j’ai aimés et d’avoir le temps de compléter ma connaissance des grands textes.  Je voudrais, plusieurs fois par an, pouvoir faire une retraite où je n’emporterais aucun ouvrage paru dans les dix dernières années. Je ne regarderais pas les informations. Je n’allumerais ni la radio ni la télévision. Je lirais au fil des envies, sans calendrier, et j’écouterais de la musique pour l’écouter, pas en accompagnement d’autre chose. C’est un rêve que, pour l’instant, je n’ai pas réussi à réaliser. En même temps j’aime énormément découvrir les nouveaux talents, qui sont nombreux. La vie littéraire française ne s’arrête pas à Sartre ou Camus, contrairement à ce que pensent certains. Et les prix littéraires dont je fais partie : Prix de la Closerie des lilas, Prix Sagan, Prix Arsène Lupin, Prix Fitzgerald sont une merveilleuse occasion de dénicher de jeunes romanciers pleins d’avenir.

Etes-vous issue d’une famille de lecteurs ? Comment les livres sont-ils arrivés à vous ?

Il y a toujours eu énormément de livres chez moi, mais sans aucune forme de classement ou de hiérarchie. J’ai lu tout ce qui me tombait sous la main : de la littérature de gare et des grands auteurs du dix-neuvième, des textes classiques et des romans à l’eau de rose, des biographies historiques à la pelle avec des récits de voyages ou des bandes-dessinées. C’était un vaste bazar qu’il a fallu réorganiser, mais cette liberté m’a appris une chose essentielle : le plaisir de lecture. Ce plaisir est le fondement de tout pour moi et il doit dépasser les snobismes littéraires ou les catégorisations  arbitraires.

Y-a-t-il des classiques qui constituent vos livres de chevet ?

Il y en a trop pour que je puisse choisir, ma table de nuit n’est pas assez grande, mais à l’instant T, les premiers qui me viennent à l’esprit sont : « Les vies parallèles » de Plutarque, « Les mémoires du Cardinal de Retz », « Point de lendemain » de Vivant Denon, «  Candide » de Voltaire, « La peau de chagrin » et « Splendeur et misère des courtisanes » de Balzac, « Les trois mousquetaires » et « Vingt ans après » de Dumas, «  l’argent » de Zola, « La légende des siècles » de Victor Hugo dont la puissance m’éblouit, « Premier amour » de Tourgueniev, « L’idiot » et « Les frères Karamazov » de Dostoïevski,  « Les raisins de la colère » de Steinbeck, « Mosquitoes » de Faulkner, « Feux pâles » de Nabokov. Ainsi que des passions plus récentes : tout Garcia Marquez, Kundera, Irving et tant d’autres….

La fréquentation de ces auteurs, votre bagage culturel ont-ils pu vous paralyser, ou au contraire vous stimuler lorsque vous vous êtes lancée dans la fiction ?

Longtemps, je n’ai même pas osé m’avouer que j’avais cette envie et ce besoin. J’écrivais des choses depuis toute petite, dans mon coin. Je pense que l’éducation française ne favorise absolument pas la créativité. On transmet aux enfants et aux adolescents ce mythe de l’écrivain génial qui pond des chefs-d’œuvre sans effort parce qu’il est en contact direct avec les dieux, je pense que c’est non seulement faux, mais stérilisant pour les générations futures. Pour un Rimbaud et un Aragon combien de Flaubert qui disait : « j’écris comme on va à la mine » ? Pas une seule fois, au cours de ma scolarité par exemple, je n’ai eu l’occasion de faire un pastiche, le meilleur moyen de comprendre la « mécanique » d’un auteur. Pas une seule fois, on ne m’a demandé d’écrire un texte libre de fiction, à part en sixième où j’avais imaginé une petite histoire illustrée. Cette révérence envers les « grands écrivains » est mortifère à mon sens. Il faut apprendre la littérature comme on apprend la plomberie, ensuite certains auront une âme, un souffle, une poésie qui feront la différence, mais encore faut-il avoir les outils.

Votre premier roman, Fourrure, constituait un hommage appuyé à Romain Gary et nous replongeait dans la France giscardienne de Madame Claude, dans une atmosphère somme toute assez particulière et en même temps magique – je pense également à Ondine de Giraudoux par exemple…Vous êtes-vous plongée ou replongée dans certaines lectures ou certains films de l’époque avant de vous lancer dans l’écriture de ce roman ?

A part la documentation nécessaire pour ne pas faire d’erreur historique, j’essaie, quand j’écris, d’éviter tous les romans et films de l’époque pour ne pas être influencée. A ce moment-là une alchimie étrange opère. Les mots vous apparaissent plus que vous ne les choisissez. Une fois posés sur le papier, vous reconnaitrez probablement d’où viennent ces images, ces scènes. Parfois de très loin. Mais sur le moment vous n’êtes qu’un vecteur de transmission.

Fourrure témoignait d’un véritable amour pour la forme romanesque, assez loin de l’autofiction ou de l’adaptation de faits divers assez fréquentes en littérature actuellement. Qu’attendez-vous de la littérature en tant que lectrice ? Etes-vous davantage sensible au souffle romanesque des Anglo-saxons, ou alors à l’évocation de l’intime à la française ?

J’aime la fiction, sans hésiter. Je me méfie de cette soudaine passion du réel qui s’est emparé de la littérature, du cinéma, de la création en général. Le mensonge, qu’il soit romanesque ou amoureux, me séduit infiniment plus. Il est souvent plus « vrai ». Ce besoin de puiser dans l’existant me semble parfois un aveu d’impuissance. Certains auteurs en font des livres merveilleux, mais j’aurai toujours plus d’attirance pour l’invention, pour ceux qui créent des mondes où nous pouvons nous réfugier quand celui-ci nous devient insupportable. Et si l’on regarde plus en détail, ce fameux souffle romanesque qui anime la littérature anglo-saxonne vient en fait de la grande tradition du roman français du 19ème siècle et de la littérature russe.

Enfin, pour finir, pouvez-nous nous présenter rapidement votre nouveau roman, Le dernier des nôtres ?

Mon héros, Werner Zilch, naît en 1945 dans les bombardements de Dresde. Orphelin, il est le dernier d’une famille influente qui a tout perdu. On le retrouve vingt ans plus tard dans le New York des années 1970. Adopté enfant par un couple de la classe moyenne américaine, c’est un jeune loup assoiffé de réussite et de reconnaissance. Il ne sait rien de son passé ni de ses parents biologiques. Son amour fou pour Rebecca, jeune artiste, fille d’un des hommes les plus puissants des États-Unis, va le forcer à rouvrir le dossier douloureux de ses origines.

Est-ce une fiction ou un roman historique ?

C’est une pure fiction, mais je m’appuie sur une trame historique : Manhattan en pleine effervescence, au temps de Bob Dylan, Patti Smith, Andy Warhol et la Factory… Avec, en contrepoint, la fin de la Seconde Guerre mondiale en Europe, au tout début de la guerre froide, et bien sûr l’opération Paperclip…

L’opération Paperclip ?

C’est ainsi que l’on appelle la mission secrète qui a permis aux Américains de soustraire le sulfureux professeur Von Braun aux soviétiques.  Ce savant nazi, inventeur des tout premiers missiles, dits les V2 qui ont permis à Hitler de bombarder Londres, a ainsi été blanchi et accueilli sur le sol américain avec 117 membres de son équipe. En quelques années, il a pris la direction du programme spatial de la NASA et a envoyé les Américains marcher sur la Lune.

C’est aussi l’histoire d’une passion…

D’une passion irrépressible. L’attirance entre Werner et Rebecca est immédiate, puissante, charnelle. Werner veut régner, Rebecca veut s’affranchir de son milieu. Elle est la femme de son ascension et il est l’homme de son émancipation. Rien ne semble s’opposer à eux. Une révélation vient pourtant briser net cet élan. Un interdit trop violent pour qu’ils puissent continuer à s’aimer.  Mais Werner n’est pas du genre à renoncer…

Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Le dernier des nôtres, Grasset, 496 pages, 22 euros

Illustration : Adélaïde de Clermont-Tonnerre ©David Atlan

 

Une fille de scène en Avignon : les classiques de Marie-Laure Sénoville

« Je pense que les écrivains ont un, ou deux thèmes, et creusent le même sillon toute leur vie durant. Pour ma part, je pense que le thème de la famille sera un vrai fil conducteur. Le secret de famille qui vient suinter sur la généalogie, la transmission, la soumission, sont des thèmes propres à la famille qui me fascinent. »

C’est il y a près de huit ans maintenant que j’ai découvert la comédienne Marie-Laure Sénoville, alors qu’elle jouait J’crois que j’suis amoureuse ou 8 Femmes sans fard au théâtre André Bourvil, à Paris. Immédiatement séduite par sa personnalité singulière et la finesse de son écriture, j’avais eu un véritable coup de cœur tant pour la femme que pour la comédienne, et n’ai eu de cesse de suivre son parcours au fil des années. Alors qu’elle sera cet été sur scène au festival d’Avignon pour son nouveau et très attendu spectacle Fille de !, Marie-Laure nous a accordé une très belle interview au cours de laquelle nous sommes revenues sur son parcours. L’émotion était au rendez-vous !

Marie-Laure, quelle lectrice es-tu, et notamment quelle lectrice de classiques es-tu ?

J’ai été une enfant qui s’ennuyait beaucoup, et dès que j’ai su lire, cela a été génial car la lecture a constitué une formidable porte vers l’extérieur. J’ai lu énormément de classiques, et beaucoup d’entre eux m’ont marquée. Il faut dire que ma maman était professeur de français, elle avait le goût du livre, et mes deux parents lisaient. Chez nous, le moindre pan de murs était couvert de bibliothèques ! On lisait beaucoup, il n’y avait pas de télé. La radio, oui, mais pas de télé. Mes parents ont été exigeants, ils ont un peu orienté nos lectures et je les en remercie.

Enfant, je garde un souvenir très fort de la Comtesse de Ségur et des Malheurs de Sophie, de Delphine et Marinette dans Les Contes du Chat perché. Ado, je me suis plongée dans Balzac, notamment Le Père Goriot et La Peau de chagrin. Ma mère, quant à elle, était fan de Jane Austen et là, je dois avouer que j’ai véritablement jubilé. En tant que jeune fille, Jane Austen constitue une formidable initiation, une incroyable ouverture à tout un univers… J’ai aimé tout Jane Austen. Il n’y avait pas Internet, on vivait en vase clos, et la littérature m’ouvrait sur la nature humaine, la psychologie, les agissements, motivations et intérêts des personnages. J’avais une profonde compassion pour le père Goriot, tyrannisé par ses filles ingrates, et je souffrais avec lui. Je vivais  des choses fortes et comprenais plein de choses.

Chez les hommes, Dickens m’a beaucoup aidée. Je détestais Emile Zola et ses fins toujours pessimistes, mais j’adorais Charles Dickens. Olivier Twist et David Copperfield vivaient des choses terribles, mais connaissaient une fin heureuse. Je suis très sensible au happy end ! J’aimais aussi les poèmes de Dorothy Parker, notamment son recueil Hymnes à la haine. Et Lignes de failles de Nancy Huston m’a énormément accompagnée.

Tant dans tes lectures que dans l’écriture, la famille est un thème central…

Tout à fait, c’est vraiment un thème majeur chez moi. Mais je pense que les écrivains ont un, ou deux thèmes, et creusent le même sillon toute leur vie durant. Pour ma part, je pense que le thème de la famille sera un vrai fil conducteur. Le secret de famille qui vient suinter sur la généalogie, la transmission du non-dit, la soumission aux loyautés familiales, sont des thèmes propres à la famille qui me fascinent. Au sein d’une famille, les tensions sont toujours exacerbées, cela donne libre cours à de la folie, de la démesure, et à des intrigues particulières.

Souvent, on croit savoir des choses, et l’on projette le filtre familial sur ce que nous observons. On ne comprend pas toujours qu’on peut se détacher du prisme familial pour exister par soi-même, faire le deuil d’une reconnaissance familiale…Ces thématiques me fascinent. D’ailleurs, j’aime beaucoup le travail de la psychogénéalogiste Anne Ancelin Schützenberger.

Et aujourd’hui, est-ce que tu continues à lire des classiques ?

Tout à fait. Lorsque je suis en période d’écriture, j’ai besoin de me raccrocher à des classiques. Pour le spectacle Fille de !, j’ai relu Vipère au poing qui répondait à certaines de mes thématiques, celle de la tyrannie maternelle, à travers Folcoche, mais aussi celle de la peur de l’enfant. J’ai relu Charivari de Nancy Mitford. Nancy Mitford a constitué une incroyable source d’inspiration, tant par ses écrits que par sa vie personnelle. L’héroïne de Charivari s’inspire d’une des sœurs de la romancière qui était fascinée par Hitler . Dans la famille de Nancy Mitford, cette famille anglaise aristocratique, il y avait une sœur pro-Hitler, et une autre pro-Staline. Il y a d’ailleurs un passage marquant d’une interview que j’ai lu d’elle dans lequel elle décrit la chambre de ses sœurs, où sont accrochés les portraits de Staline et d’Hitler, séparés par une ligne. J’ai trouvé ça savoureux, et la façon dont famille et politique s’entremêlent nourrissait parfaitement la thématique de Fille de !

Comment es-tu arrivée au théâtre ?

Il y a eu plusieurs tentatives. Première tentative, lorsque j’étais enfant, en sixième. Une compagnie vient grâce à l’intervention de la prof de français dans le collège dire Les Lettres de mon moulin et notamment Les trois  messes basses. La prof  cherchait un Garrigou…Le garçon qui devait jouer est tombé malade et je l’ai remplacé au pied levé ! C’était ma première expérience et j’ai entendu rire la salle. J’ai trouvé ça génial, et c’est resté gravé.

Deuxième tentative lorsque j’étais ado, mal dans ma peau… Je n’aimais pas le prof…. Troisème tentative, c’est en terminale, j’ai participé au club théâtre du mercredi après-midi et  je me suis rendue compte que je voulais faire de la scène. Ensuite,  J’ai fait la rencontre de Robert Party, qui a joué dans Les Brigades du tigre, par exemple, qui avait une petite notoriété mais est aujourd’hui décédé. Il a été mon parrain, il m’a indiqué un bon cours de théâtre privé, le cours Perimony. C’est au cours Perimony que j’ai compris que c’était vraiment mon chemin.

Jouer, c’est une chose, mais comment es-tu venue à l’écriture théâtrale ?

Chez Perimony, on jouait et on écrivait, les deux étaient indissociables. Comme j’avais beaucoup de choses à dire, j’ai vite réalisé qu’écrire pour moi seule serait peut-être le plus simple, en tout cas le plus évident.

Chez Perimony, as-tu été orientée, guidée vers un genre théâtral particulier ?

Chez Perimony, je crois pouvoir dire qu’ils ont été d’une certaine manière impressionnés. J’étais déroutante car j’étais partie pour être une tragédienne. J’étais beaucoup dans la douleur, dans le pathos… et en dernière année, j’ai été distribuée sur un Feydeau. Perimony m’a alors dit : « mais vous êtes drôle, Sénoville ! ». J’ai donc lentement bifurqué vers le comique et l’écriture en solo.

On s’est rencontrées il y a près de dix ans, tu as déjà monté plusieurs spectacles, mais j’ai le sentiment, avec Fille de, que tu franchis une nouvelle étape. Peux-tu nous raconter la genèse de ce spectacle ?

Il y a quelques années maintenant, j’ai entamé une importante remise en question. Je cherchais quelqu’un pour m’aider à rationnaliser mon travail, à avoir une vision globale de mes idées, de mes différents projets. Et un jour, j’ai eu la grande chance d’être présentée au metteur en scène Jacques Décombe. Jacques Décombe dans le milieu théâtral, ce n’est pas n’importe qui, puisqu’il a fait le Conservatoire, rencontré Didier Bourdon et accompagné pendant dix ans Les Inconnus. Après le Molière du meilleur Spectacle comique, il a travaillé avec beaucoup d’autres acteurs et auteurs.

Jacques m’a demandé si je voulais être une comédienne populaire,  c’est la première question qu’il m’a posée. Et j’ai dû m’avouer à moi-même que oui, bien sûr, je voulais être populaire, toucher les gens. Il m’a alors aidé à « faire un spectacle populaire ». Il a débroussaillé dix années de travail, m’a aidé à me remettre en question, à mettre en valeur mes qualités et à révéler ma singularité. C’est Jacques qui m’a fait prendre conscience du fait que j’étais plus comédienne qu’humoriste, que j’étais plus dans l’écriture de personnages que dans l’écriture de blagues. Grâce à lui j’ai construit un spectacle d’humour à personnages.

Davantage comédienne qu’humoriste…Peux-tu nous expliquer ?

C’est avec Jacques que j’ai vraiment pris conscience que j’étais issue de l’école du sketch français plutôt que de celle du stand-up à l’américaine. Je suis davantage dans une succession de personnages que de situations, je suis sensible à l’univers de Philippe Caubère, Muriel Robin ou Sylvie Joly. Je préfère une écriture plus fine, je préfère le portrait aux jeux de mots. J’ai donc progressivement fermé la porte aux blagues,  à l’interaction et à l’improvisation pour rentrer dans quelque chose de beaucoup plus rigoureux. Il fallait acquérir une rigueur, des règles, une précision. Au début, c’est difficile, on ne voit pas le bout du tunnel.

Tu t’es parfois découragée ?

Non, mais il est clair que cette remise en question ne s’est pas faite sans difficulté J’étais dans l’illusion que je pouvais tout faire, mais « tout faire », cela ne veut rien dire… Jacques souhaitait que je ferme une porte, ce qui me terrorisait. Deux, trois années durant, j’ai ramé pour écrire un spectacle, mais  c’est en ramant que j’ai réellement pu assumer des thématiques qui me touchaient. Jusqu’ici, j’avais ébauché, et avec lui, j’ai construit une histoire. Une histoire singulière et cette histoire, c’est Fille  de !

Parle-nous donc de Fille de !, qui sera joué pendant toute la durée d’Avignon !

Comme je le disais au début de l’interview, la thématique familiale me passionne, et Fille de ! est une plongée au cœur d’un microcosme, au cœur d’une cellule familiale. Et, quand on y réfléchit, la première société que l’on connaît lorsqu’on grandit, c’est la famille. C’est un projet qui m’a prise plusieurs années, qui a été un véritable accouchement, et qui comporte des éléments autobiographiques, que j’ai appris à transcender et à mettre au service d’une fiction. C’est très inspiré de ce que j’ai vécu, et de ce que la vie m’a offert à voir.

Peux-tu nous résumer l’intrigue ?

Fille de ! raconte l’histoire de Geneviève Dassainville, Mme Dassainville, la mère, une conseillère municipale de la Manche, qui tente de devenir maire de sa commune, un gros bourg de 5000 habitants. C’est une France que je connais bien, avec une mentalité et un folklore que je connais. Je tenais à cette authenticité.

Mme Dassainville est une notable, patronne d’une biscuiterie artisanale qui existe depuis trois générations. C’est la Bernard Arnault locale, fière de son histoire. Il y a un côté traditions, galettes au beurre, terroir enraciné… Geneviève a une fille, Marie-France, qui est en pleine crise d’adolescence, et elle héberge également chez elle sa belle-mère. Trois générations de femmes sont sous le même toit. On est donc en période électorale, et en pleine campagne, un secret de famille éclate.

Mme Dassainville est convoquée chez le notaire, et apprend qu’elle hérite d’un terrain constructible et d’une maison à Tel-Aviv. Cette bonne Mme Dassainville ne comprend pas, et apprend que sa maman, qui était danseuse dans un cabaret, était sortie avec le producteur qui s’appelait M. Rosenthal ! Geneviève n’est donc pas la fille de son père, mais celle de ce cher M. Rosenthal. Il faut faire taire les rumeurs et tout va bien sûr partir à vau-l’eau. Sa fille est ravie de voir que cet événement va foutre en l’air la campagne. Marie-France souffre du manque de reconnaissance de ses parents, d’une mère écrasante par sa personnalité, mais absente sur le plan affectif. Marie-France va tout faire pour que sa mère la regarde, en essayant de détruire la campagne.

Sans en dire trop, peux-tu nous éclairer sur les éléments autobiographiques du spectacle ?

Pour faire court, il y a bien sûr beaucoup de moi dans le personnage de Marie-France… Parce que je me suis moi-même longtemps construite en opposition, en rébellion par rapport à ma famille. Il m’aura fallu dépasser tout ça, beaucoup travailler sur moi-même et être en paix pour écrire cette pièce.

As-tu su dès le départ que tu voulais écrire sur des femmes, sur des conflits entre femmes ?

C’est donc une pièce sur une guerre intestine, sur une compétition entre femmes. Je tenais à faire une pièce de femmes, à écrire des rôles de femmes, car il faut dire ce qui y est, il y a beaucoup moins de rôles féminins que masculins au théâtre. Mais, à  l’origine, je voulais écrire sur une famille patriarcale, avec un élu masculin… même si cela m’ennuyait de jouer le rôle d’un homme. Je séchais et Jacques Descombe m’a suggérer d’être accompagnée par un co-auteur… Et il m’a mis en relation avec Patrick Hernandez.

Patrick Hernandez, le chanteur de Born to be Alive ?

Non, je parle de l’autre Patrick Hernandez, l’auteur de théâtre, celui qui a écrit beaucoup de pièces comique, de boulevard et pas du chanteur. (rires) J’ai donc parlé à Patrick de mon idée, de mon histoire avec cette famille au sein de laquelle il y a un élu politique, qui a des idées conservatrices, très réactionnaires, et qui prône le local…Ce qui se passe en ce moment d’ailleurs ! Et Patrick a eu cette idée : « mais cela pourrait être une femme ? Cela pourrait être une éluE ? » Et cela m’a débloquée. Patrick a écrit un premier jet, et j’y ai vu tout ce que je ne voulais pas, à savoir faire un manifeste politique… C’est en le lisant que j’ai eu la confirmation de ce que je voulais faire, à savoir une pièce sur les liens transgénérationnels.

Comment s’est passé le travail de mise en scène, une fois l’écriture achevée ?

Là encore, c’est Jacques Décombe qui m’a énormément aidée, qui a permis à l’auteur de s’effacer pour que la comédienne prenne ses marques. Il me donne des suggestions d’intention, de jeu, et c’est extrêmement libérateur. Dans le temps, Jacques est devenu un véritable parrain de métier. Il m’a appris les ficelles du métier, c’est un homme extrêmement généreux, avide de transmettre, pas du tout avare de son savoir. La comédienne a commencé le spectacle il y a plus d’un an. La comédienne a pris de l’étoffe, a réécrit certains passages, le spectacle a un peu bougé. Jacques m’avait dit qu’il me faudrait 50 représentations pour être à l’aise.

Et Avignon ?

Pour moi Avignon est véritablement le lancement du spectacle, c’est comme une deuxième naissance pour Fille de ! Je jouerai au Off d’Avignon du 07 au 30 juillet à la Maison IV  de chiffre (26 rue des teinturiers), tous les jours à 13h30. On fait relâche les lundis. Je tiens d’ailleurs à remercier l’Action culturelle de la SACEM qui  a soutenu le projet. Ils m’avaient remarqué sur un autre spectacle il y a six ans maintenant, ils m’ont suivie, accompagnée, et ce sont de formidables partenaires professionnels, qui ont un intérêt et une bienveillance pour ce que je fais. Je voudrais également remercier le CNV, le Centre National des Variétés, qui est une autre structure qui m’a aidée.

Qu’attends-tu exactement d’Avignon ?

On attend bien sûr que le public soit là, mais j’espère aussi faire de belles rencontres afin de pouvoir grandir et évoluer. L’idéal serait de pouvoir véritablement lancer le spectacle, à savoir faire une saison à Paris et une tournée nationale après un Avignon pas trop mal réussi.

Aujourd’hui, comment envisages-tu l’avenir ? Vas-tu continuer à privilégier l’écriture en solo ?

Lorsque j’ai commencé à jouer, au sortir du cours Perimony, j’avais un tel besoin d’exister, j’avais un ego tellement démesuré (rires) qu’il fallait que j’écrive pour moi, et moi seule ; et que je serve mes projets. Mais aujourd’hui, avec Fille de !, j’ai vraiment le sentiment d’avoir, d’une certaine manière, accouché de moi-même et fait le tour de la question ! Je ne serais donc pas opposée à me mettre, désormais, au service d’un projet qui n’est pas le mien. Oui, aujourd’hui, je serais prête et ravie de pouvoir écrire pour les autres.

Marie-Laure Sénoville jouera Fille de ! au Festival Off d’Avignon, du 07 au 30 juillet à la Maison IV de chiffre (26 rue des teinturiers), tous les jours à 13h30. Relâche le lundi.