Si les arts de la table m’étaient contés 2/2 : avec quels héros de la littérature prendriez-vous le thé ?

Il y a quelques jours, nous vous présentions les plus belles scènes de repas de la littérature, du moins celles qui mettaient l’accent sur les arts de la table et leur magnificence : belles matières, ornements délicats, cristal sublimé par la clarté des bougies… Il est un autre thème littéraire qui accorde plus de place encore aux arts de la table, c’est celui du thé. Alors que la scène de repas est bien souvent le lieu du pouvoir ou de la séduction, le thé et son cérémonial sont propices à la contemplation, à la réflexion ou pourquoi pas aux confidences ; qu’elles s’exercent dans un cadre purement intime ou alors plus mondain. Les amateurs de thé savent aussi combien l’appréciation d’un breuvage est un exercice subtil, et qu’il peut exiger la même concentration qu’implique la découverte d’un grand vin. La théière dans laquelle le thé est préparé et le service dans lequel il est bu participent du plaisir de la dégustation, et peuvent même altérer le goût de la boisson.

L’écrivain devra donc composer avec tous ces éléments et répondre à une question : comment transmettre, littérairement parlant, le plaisir pris à la dégustation de ce que certains considèrent peut-être comme de la simple eau chaude vaguement parfumée ? Retour sur quelques thés mémorables de la littérature classique, et notamment anglaise !

Un thé jaune avec Des Esseintes

« Des Esseintes regardait maintenant, blottie en un coin de sa salle à manger, la tortue qui rutilait dans la pénombre. Il se sentit parfaitement heureux ; ses yeux se grisaient à ces resplendissements de corolles en flammes sur un fond d’or ; puis, contrairement à son habitude, il avait appétit et il trempait ses rôties enduites d’un extraordinaire beurre dans une tasse de thé, un impeccable mélange de Si-a-Fayoune, de Moyou-tann, et de Khansky, des thés jaunes, venus de Chine en Russie par d’exceptionnelles caravanes. Il buvait ce parfum liquide dans des porcelaines de la Chine, dites coquilles d’œufs, tant elles sont diaphanes et légères et, de même qu’il n’admettait que ces adorables tasses, il ne se servait également, en fait de couverts, que d’authentique vermeil, un peu dédoré, alors que l’argent apparaît un tantinet, sous la couche fatiguée de l’or et lui donne ainsi une teinte d’une douceur ancienne, tout épuisée, toute moribonde. »
Joris-Karl Huysmans, À rebours, 1884

Un thé de bienvenue avec les invités de M. et Mme O’Nyme sur l’île du Nègre

« Tous entrèrent dans la pièce et contemplèrent les assiettes et l’argenterie disposées avec un ordre méticuleux, la rangée de tasses et de soucoupes sur la desserte, et les rondelles de feutre attendant les pots de café et de laits bouillants. »

Agatha Christie, Dix petits nègres, 1939

Un thé comme un plongeon dans le passé en compagnie du Narrateur

« Et comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé. »

Marcel Proust, Du côté de chez Swann, 1913

Un thé généreux avec M. et Mme de Winter

« Sur ce balcon net, blanchi par des siècles de soleil, je songe à l’heure du thé de Manderley et à la table dressée devant la cheminée de la bibliothèque. La porte s’ouvrant toute grande à quatre heures et demie tapant et l’apparition du plateau d’argent, de la bouilloire, de la nappe blanche. Jasper repliait ses oreilles d’épagneul et feignait l’indifférence à l’arrivée des gâteaux. Quel déploiement de choses succulentes, mais comme nous mangions peu ! Je revois ces croissants luisants de beurre, le bord croustillant des toast et les scones brûlants. Il y avait des sandwiches aux mystérieuses saveurs  et un pain d’épice extraordinaire, un cake à l’angélique qui fondait dans la bouche, et un autre plus épais aux amandes et aux raisins. »

Daphné du Maurier, Rebecca, 1939

Un thé pour la rencontre du trio Dorian Gray, Basil Hallward et Lord Henry

« On frappa à la porte et le maître d’hôtel entra, portant un plateau à thé garni qu’il posa sur une petite table japonaise. Il y eut un bruit de tasses et de soucoupes, et l’on entendit souffler une urne géorgienne cannelée. Un jeune serviteur apporta deux plats de porcelaine en forme de globes. Dorian Gray alla verser le thé dans les tasses. »

Oscar Wilde, Le Portrait de Dorian Gray, 1889

Un thé rocambolesque avec Alice, le Chapelier fou et le Lièvre de mars

« Il y avait une table servie sous un arbre devant la maison, et le Lièvre y prenait le thé avec le Chapelier. Un Loir profondément endormi était assis entre les deux autres qui s’en servaient comme d’un coussin, le coude appuyé sur lui et causant par-dessus sa tête. « Bien gênant pour le Loir, » pensa Alice. « Mais comme il est endormi je suppose que cela lui est égal. Bien que la table fût très-grande, ils étaient tous trois serrés l’un contre l’autre à un des coins. « Il n’y a pas de place ! Il n’y a pas de place ! » crièrent-ils en voyant Alice. « Il y a abondance de place, » dit Alice indignée, et elle s’assit dans un large fauteuil à l’un des bouts de la table. »

Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles, 1865

Vous souhaitez en savoir plus sur les thés et les arts de la table dans la littérature ? Découvrez notre interview de Charles Roux, photographe qui reproduit les scènes de repas de la littérature !

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Illustration : photo tirée de la série télévisée Downton Abbey (2010-2015) ©Carnival Films

 

Qui sont les rois et reines du shopping de la littérature classique ?

« La mode meurt jeune, c’est ce qui fait sa légèreté si grave. » Jean Cocteau

Si Cristina Cordula devait conseiller et accompagner nos héros de la littérature classique dans une quête de l’élégance et du bon goût, nul doute qu’elle aurait ses chouchous et ses cas désespérés ! Petit tour d’horizon de celles et ceux qui participeraient sans souci aux émissions télévisuelles du mannequin brésilien le plus célèbre du petit écran !

Madame Bovary : « Toute cette cacophonie va se transformer en une HAR-MO-NIE » (7/10)

Sans nul doute, Emma Bovary serait la championne sans exception des Reines du shopping. C’est lorsqu’elle rencontre Léon, un fade clerc de notaire avec lequel elle entame une liaison, qu’Emma Bovary se sent pousser des ailes et devient une enragée du shopping. Si l’ironie de Flaubert n’est pas sans nous rappeler qu’Emma en fait trop, l’on peut néanmoins penser qu’Emma est sur la bonne voie et qu’elle recevrait les encouragements de Cristina, voire même un 7/10.

« C’étaient des pantoufles en satin rose, bordées de cygne. Quand elle s’asseyait sur ses genoux, sa jambe, alors trop courte, pendait en l’air ; et la mignarde chaussure, qui n’avait pas de quartier, tenait seulement par les orteils à son pied nu. Il savourait pour la première fois l’inexprimable délicatesse des élégances féminines. Jamais il n’avait rencontré cette grâce de langage, cette réserve du vêtement, ces poses de colombe assoupie. Il admirait l’exaltation de son âme et les dentelles de sa jupe. »[1]

Renée Béraud du Châtel : « Sublaïme » (10/10)

Renée Béraud du Châtel est la très belle et très jeune épouse d’Aristide Saccard, un promoteur immobilier aussi riche qu’amoral. Renée n’est pas en reste elle non plus puisque La Curée relate notamment sa liaison avec son jeune beau-fils, Maxime. Toujours est-il que Renée est une véritable gravure de mode, comme en témoigne cet extrait. Assurément, Cristina serait fière d’elle !

« Sur une première jupe de tulle, garnie, derrière, d’un flot de volants, elle portait une tunique de satin vert tendre, bordée d’une haute dentelle d’Angleterre, relevée et attachée par de grosses touffes de violettes ; un seul volant garnissait le devant de la jupe, où des bouquets de violettes, reliés par des guirlandes de lierre, fixaient une légère draperie de mousseline. »[2]

Oriane de Guermantes : « Ma Chérie ! » (8/10)

Cristina Cordula serait-elle la réincarnation d’Oriane de Guermantes, l’héroïne d’A la recherche du temps perdu de Marcel Proust ? Nous ne sommes pas loin de le penser ! Mme de Guermantes et son mari passent leur temps à écumer les soirées mondaines et bals masqués, rivalisant à chaque fois d’élégance. Dans un extrait poignant du Côté de Guermantes, Charles Swann vient annoncer aux Guermantes qu’il est mourant. Mais les Guermantes sont alors en plein drame existentiel : Oriane porte une toilette rouge avec des souliers noirs ! Ce n’est pas possible ! Oriane doit remonter se changer, parce qu’avec une toilette rouge, on porte des souliers rouges ! Qu’en aurait pensé Cristina ?

« Elle allait entrer en voiture, quand, voyant ce pied, le duc s’écria d’une voix terrible: « Oriane, qu’est-ce que vous alliez faire, malheureuse. Vous avez gardé vos souliers noirs! Avec une toilette rouge ! Remontez vite mettre vos souliers rouges, ou bien, dit-il au valet de pied, dites tout de suite à la femme de chambre de Mme la duchesse de descendre des souliers rouges »[3].

Marguerite de Valois : « Magnifaïk »  (9/10)

La Reine Margot d’Alexandre Dumas, dont l’action se déroule au XVIème siècle, dans une France déchirée par les guerres de religion, mêle intrigues de cour, aventures galantes et faits historiques. Le roman débute par un mariage, celui de celle qu’on surnomme « Margot ». Afin de pacifier le pays, l’intrigante Catherine de Médicis a décidé de marier sa fille, Marguerite de Valois, catholique, à Henri de Navarre, un protestant. Marguerite est présentée comme la plus belle femme de la cour et elle attire tous les regards. Christina Cordula l’aurait sans aucun doute jugée « magnifaïk » !

« C’était en effet la beauté sans rivale de cette cour où Catherine de Médicis avait réuni, pour en faire ses sirènes, les plus belles femmes qu’elle avait pu trouver. Elle avait les cheveux noirs, le teint brillant, l’œil voluptueux et voilé de longs cils, la bouche vermeille et fine, le cou élégant, la taille riche et souple, et, perdu dans une mule de satin, un pied d’enfant. »[4]

Dorian Gray : « Tu vois Cannes ? Tu vois Hollywood ? C’est lui chérie ! » (10/10)

Dorian Gray, le héros du roman d’Oscar Wilde, est l’archétype absolu de l’élégance et de la beauté. C’est un véritable dandy, et sa beauté est telle que le peintre Basil Hallward l’immortalise en réalisant un portrait du jeune homme. Toujours élégant, il porte de nombreux bijoux et ce sont d’ailleurs ses bagues qui permettront d’authentifier son corps à la fin du roman. Cristina serait sans nul doute en pamoison devant une telle gravure de mode, comme le sont tous les personnages du roman.

« Oui, il était sans nul doute merveilleusement beau, avec ses lèvres vermeille finement ciselées, ses yeux bleus plein de franchise, les boules d’or de ses cheveux. On lisait sur son visage quelque chose qui inspirait une confiance immédiate. Il respirait toute la candeur de la jeunesse, mais aussi toute la pureté de la jeunesse. »[5]

Georges Duroy : « Mais comment tu vas imaginer que moi je vais mettre un être humain dans la vulgarité ? C’est l’horreur ! » (6/10)

Cristina le sait, la frontière entre élégance et vulgarité est parfois bien mince !

Si Georges Duroy est « grand, bien fait, blond, d’un blond châtain vaguement roussi, avec une moustache retroussée, qui semblait mousser sur sa lèvre, des yeux bleus, clairs, troués d’une pupille toute petite, des cheveux frisés naturellement, séparés par une raie au milieu du crâne »[6] il est aussi en chasse perpétuelle, cherche à être continuellement remarquer et est toujours à deux doigts de la vulgarité : « Il avait l’air de toujours défier quelqu’un, les passants, les maisons, la ville entière, par chic de beau soldat tombé dans le civil. »[7]

Un peu de mesure, que diable ! Georges Duroy aurait bien besoin des conseils de Cristina pour transformer un homme beau et un brin vulgaire en un modèle de raffinement et d’élégance. Mais ce veinard de Georges a sa Cristina Cordula à lui : elle s’appelle Madame de Marelle !

Sganarelle : «Non, mais là, ça va pas du tout, il faut tout changer ! C’est l’horreur ! » (3/10)

Sganarelle, lui, ferait bien de suivre les conseils de Cristina ! Le héros de la pièce de Molière L’Ecole des maris refuse de suivre la mode de son temps. Son frère Ariste le supplie de changer de style vestimentaire mais Sganarelle, lui, refuse de porter « ces souliers mignons, de rubans revêtus / Qui vous font ressembler à des pigeons pattus », mais aussi « ces petits chapeaux », « De ces petits pourpoints sous les bras se perdant / Et de ces grands collets jusqu’au nombril pendant ? / De ces manches qu’à table on voit tâter les sauces, Et de ces cotillons appelés hauts-de-chausses ? »[8]

Sur le fond, Sganarelle n’a peut-être pas tort mais le résultat est là : à force de ne pas suivre la mode, notre héros se retrouve stigmatisé, et ridiculisé.

Comme le diraient probablement, et Molière, et Cristina

«  Mais je tiens qu’il est mal, sur quoi que l’on se fonde, / De fuir obstinément ce que suit tout le monde, / Et qu’il vaut mieux souffrir d’être au nombre des fous, / Que du sage parti se voir seul contre tous. »[9]

En résumé : selon les moralistes du XVIIème siècle, être un roi ou une reine du shopping n’est en rien une obligation, mais suivre la mode en est une !

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Illustration : photographie de Cristina Cordula

 

[1] Gustave Flaubert, Madame Bovary, Troisième partie, Chapitre V, 1857

[2] Emile Zola, La Curée, 1871

[3] Marcel Proust, Le côté de Guermantes in A la recherche du temps perdu, 1921

[4] Alexandre Dumas, La Reine Margot, « Le latin de M. de Guise », 1845

[5] Oscar Wilde, Le Portrait de Dorian Gray, 1895

[6] Guy de Maupassant, Bel-Ami, 1885

[7] Guy de Maupassant, Bel-Ami, 1885

[8] Molière, L’Ecole des Maris, I 1, 1661

[9] Molière, L’Ecole des Maris, I 1, 1661