Les mensonges romantiques et vérités romanesques d’Adélaïde de Clermont-Tonnerre

« Je me méfie de cette soudaine passion du réel qui s’est emparé de la littérature, du cinéma, de la création en général. Le mensonge, qu’il soit romanesque ou amoureux, me séduit infiniment plus. »

 

Un titre intriguant, un format inhabituellement long, la plongée dans une époque et une atmosphère particulières, quelque part entre Just Jaeckin et Claude Sautet : c’est en janvier 2010 que j’ai découvert une voix, celle d’Adélaïde Clermont-Tonnerre, ainsi qu’un formidable roman, Fourrure. C’est parce qu’Adélaïde de Clermont-Tonnerre incarne mieux qu’aucun autre auteur français contemporain le romanesque, au sens premier du terme, qu’il me fallait l’interviewer pour la sortie de son nouveau roman, Le dernier des nôtres, chez Grasset. La chroniqueuse et directrice de la rédaction de Point de vue s’y révèle une romancière ô combien attachante et décomplexée …

Adélaïde, quelle lectrice êtes-vous, et notamment quelle lectrice de classiques êtes-vous ?

Les classiques me manquent en fait. Pour moi ils sont la source et, en raison de mon métier de journaliste, je suis souvent débordée de livres qui sont dans l’actualité et qui viennent de paraître. Par moments, je rêve de revenir à des livres que j’ai aimés et d’avoir le temps de compléter ma connaissance des grands textes.  Je voudrais, plusieurs fois par an, pouvoir faire une retraite où je n’emporterais aucun ouvrage paru dans les dix dernières années. Je ne regarderais pas les informations. Je n’allumerais ni la radio ni la télévision. Je lirais au fil des envies, sans calendrier, et j’écouterais de la musique pour l’écouter, pas en accompagnement d’autre chose. C’est un rêve que, pour l’instant, je n’ai pas réussi à réaliser. En même temps j’aime énormément découvrir les nouveaux talents, qui sont nombreux. La vie littéraire française ne s’arrête pas à Sartre ou Camus, contrairement à ce que pensent certains. Et les prix littéraires dont je fais partie : Prix de la Closerie des lilas, Prix Sagan, Prix Arsène Lupin, Prix Fitzgerald sont une merveilleuse occasion de dénicher de jeunes romanciers pleins d’avenir.

Etes-vous issue d’une famille de lecteurs ? Comment les livres sont-ils arrivés à vous ?

Il y a toujours eu énormément de livres chez moi, mais sans aucune forme de classement ou de hiérarchie. J’ai lu tout ce qui me tombait sous la main : de la littérature de gare et des grands auteurs du dix-neuvième, des textes classiques et des romans à l’eau de rose, des biographies historiques à la pelle avec des récits de voyages ou des bandes-dessinées. C’était un vaste bazar qu’il a fallu réorganiser, mais cette liberté m’a appris une chose essentielle : le plaisir de lecture. Ce plaisir est le fondement de tout pour moi et il doit dépasser les snobismes littéraires ou les catégorisations  arbitraires.

Y-a-t-il des classiques qui constituent vos livres de chevet ?

Il y en a trop pour que je puisse choisir, ma table de nuit n’est pas assez grande, mais à l’instant T, les premiers qui me viennent à l’esprit sont : « Les vies parallèles » de Plutarque, « Les mémoires du Cardinal de Retz », « Point de lendemain » de Vivant Denon, «  Candide » de Voltaire, « La peau de chagrin » et « Splendeur et misère des courtisanes » de Balzac, « Les trois mousquetaires » et « Vingt ans après » de Dumas, «  l’argent » de Zola, « La légende des siècles » de Victor Hugo dont la puissance m’éblouit, « Premier amour » de Tourgueniev, « L’idiot » et « Les frères Karamazov » de Dostoïevski,  « Les raisins de la colère » de Steinbeck, « Mosquitoes » de Faulkner, « Feux pâles » de Nabokov. Ainsi que des passions plus récentes : tout Garcia Marquez, Kundera, Irving et tant d’autres….

La fréquentation de ces auteurs, votre bagage culturel ont-ils pu vous paralyser, ou au contraire vous stimuler lorsque vous vous êtes lancée dans la fiction ?

Longtemps, je n’ai même pas osé m’avouer que j’avais cette envie et ce besoin. J’écrivais des choses depuis toute petite, dans mon coin. Je pense que l’éducation française ne favorise absolument pas la créativité. On transmet aux enfants et aux adolescents ce mythe de l’écrivain génial qui pond des chefs-d’œuvre sans effort parce qu’il est en contact direct avec les dieux, je pense que c’est non seulement faux, mais stérilisant pour les générations futures. Pour un Rimbaud et un Aragon combien de Flaubert qui disait : « j’écris comme on va à la mine » ? Pas une seule fois, au cours de ma scolarité par exemple, je n’ai eu l’occasion de faire un pastiche, le meilleur moyen de comprendre la « mécanique » d’un auteur. Pas une seule fois, on ne m’a demandé d’écrire un texte libre de fiction, à part en sixième où j’avais imaginé une petite histoire illustrée. Cette révérence envers les « grands écrivains » est mortifère à mon sens. Il faut apprendre la littérature comme on apprend la plomberie, ensuite certains auront une âme, un souffle, une poésie qui feront la différence, mais encore faut-il avoir les outils.

Votre premier roman, Fourrure, constituait un hommage appuyé à Romain Gary et nous replongeait dans la France giscardienne de Madame Claude, dans une atmosphère somme toute assez particulière et en même temps magique – je pense également à Ondine de Giraudoux par exemple…Vous êtes-vous plongée ou replongée dans certaines lectures ou certains films de l’époque avant de vous lancer dans l’écriture de ce roman ?

A part la documentation nécessaire pour ne pas faire d’erreur historique, j’essaie, quand j’écris, d’éviter tous les romans et films de l’époque pour ne pas être influencée. A ce moment-là une alchimie étrange opère. Les mots vous apparaissent plus que vous ne les choisissez. Une fois posés sur le papier, vous reconnaitrez probablement d’où viennent ces images, ces scènes. Parfois de très loin. Mais sur le moment vous n’êtes qu’un vecteur de transmission.

Fourrure témoignait d’un véritable amour pour la forme romanesque, assez loin de l’autofiction ou de l’adaptation de faits divers assez fréquentes en littérature actuellement. Qu’attendez-vous de la littérature en tant que lectrice ? Etes-vous davantage sensible au souffle romanesque des Anglo-saxons, ou alors à l’évocation de l’intime à la française ?

J’aime la fiction, sans hésiter. Je me méfie de cette soudaine passion du réel qui s’est emparé de la littérature, du cinéma, de la création en général. Le mensonge, qu’il soit romanesque ou amoureux, me séduit infiniment plus. Il est souvent plus « vrai ». Ce besoin de puiser dans l’existant me semble parfois un aveu d’impuissance. Certains auteurs en font des livres merveilleux, mais j’aurai toujours plus d’attirance pour l’invention, pour ceux qui créent des mondes où nous pouvons nous réfugier quand celui-ci nous devient insupportable. Et si l’on regarde plus en détail, ce fameux souffle romanesque qui anime la littérature anglo-saxonne vient en fait de la grande tradition du roman français du 19ème siècle et de la littérature russe.

Enfin, pour finir, pouvez-nous nous présenter rapidement votre nouveau roman, Le dernier des nôtres ?

Mon héros, Werner Zilch, naît en 1945 dans les bombardements de Dresde. Orphelin, il est le dernier d’une famille influente qui a tout perdu. On le retrouve vingt ans plus tard dans le New York des années 1970. Adopté enfant par un couple de la classe moyenne américaine, c’est un jeune loup assoiffé de réussite et de reconnaissance. Il ne sait rien de son passé ni de ses parents biologiques. Son amour fou pour Rebecca, jeune artiste, fille d’un des hommes les plus puissants des États-Unis, va le forcer à rouvrir le dossier douloureux de ses origines.

Est-ce une fiction ou un roman historique ?

C’est une pure fiction, mais je m’appuie sur une trame historique : Manhattan en pleine effervescence, au temps de Bob Dylan, Patti Smith, Andy Warhol et la Factory… Avec, en contrepoint, la fin de la Seconde Guerre mondiale en Europe, au tout début de la guerre froide, et bien sûr l’opération Paperclip…

L’opération Paperclip ?

C’est ainsi que l’on appelle la mission secrète qui a permis aux Américains de soustraire le sulfureux professeur Von Braun aux soviétiques.  Ce savant nazi, inventeur des tout premiers missiles, dits les V2 qui ont permis à Hitler de bombarder Londres, a ainsi été blanchi et accueilli sur le sol américain avec 117 membres de son équipe. En quelques années, il a pris la direction du programme spatial de la NASA et a envoyé les Américains marcher sur la Lune.

C’est aussi l’histoire d’une passion…

D’une passion irrépressible. L’attirance entre Werner et Rebecca est immédiate, puissante, charnelle. Werner veut régner, Rebecca veut s’affranchir de son milieu. Elle est la femme de son ascension et il est l’homme de son émancipation. Rien ne semble s’opposer à eux. Une révélation vient pourtant briser net cet élan. Un interdit trop violent pour qu’ils puissent continuer à s’aimer.  Mais Werner n’est pas du genre à renoncer…

Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Le dernier des nôtres, Grasset, 496 pages, 22 euros

Illustration : Adélaïde de Clermont-Tonnerre ©David Atlan