Personne ne lui volera ce qu’elle a dansé : Céline Guarneri

« Je crois que j’ai voulu écrire pour offrir à mon tour cette joie inestimable à d’autres petites filles et à de plus grandes qui se souviennent qu’elles ont un jour été de petites filles. »

Parce qu’il y a mille et une façons d’écrire, de lire et d’être publié, nous avons souhaité donner la parole cette semaine à Céline Guarneri. Cette romancière, lyonnaise d’adoption, a créé, au fil des années et à travers une œuvre ardente et singulière, un univers bien à elle, quelque part entre Le Diable s’habille en Prada et Le vieux qui lisait des romans d’amour ! Un cocktail explosif donc, que vous pouvez notamment retrouver à travers ses deux romans Adopte-une-vengeance.com et Les saisons volées n’ont pas d’été et leur inénarrable héroïne Mathilda. Enfin, alors que l’univers de l’auto-édition est en plein bouleversement, Céline Guarneri met en lumière un phénomène de littérature participative encore émergent : le web-feuilleton, à travers Le Ciel ne te doit rien. Interview d’une lectrice tout feu tout flamme !

Céline, quelle lectrice es-tu et notamment quelle lectrice de classiques ?

Je suis une lectrice « tablette de chocolat ». Je lis tant qu’il reste encore des carreaux à croquer. Je ne peux pas m’empêcher de commencer plusieurs livres à la fois. En fonction de mon humeur et du moment de la journée, je vais me plonger dans un roman, un essai, un recueil de poèmes, un magazine. Je peux lire avec autant d’impatience et d’enthousiasme un article du magazine Elle qu’un roman de Romain Gary.

Je suis une lectrice de classiques « pieuse ». Pour moi, ouvrir un classique, c’est une parenthèse sacrée dans le quotidien. J’ai l’impression de retrouver des professeurs de vie, des personnages qui m’ont offert un compagnonnage émotionnel précieux et salvateur en de nombreuses occasions. J’avais affiché cette phrase de Sartre sur l’un des murs de ma chambre : « J’ai commencé ma vie comme je la finirai sans doute : au milieu des livres ».  Je n’en ai pas plein les murs de mon appartement, mais ceux qui m’entourent, je les ai tous lus, je les relis même parfois. Si je sais que je n’aurai pas envie de feuilleter à nouveau un livre, je le donne, je l’abandonne. Je pratique beaucoup le livre-échangisme !

Pour revenir aux classiques, je suis une grande admiratrice du travail de Jane Austen, Virginia Woolf, Herman Hesse, Stefan Zweig, Saint-Exupéry et Romain Gary. Je me souviens de moments d’extase allongée dans un pré pendant les longues journées d’été où il n’y avait rien d’autre à faire que de rêver à d’autres vies grâce à ces fenêtres sur l’ailleurs qu’étaient ces romans. J’ai pleuré lorsque Lizzie Benneth a enfin vaincu son orgueil pour avouer ses sentiments à Monsieur Darcy, j’ai pleuré quand le Petit Prince est reparti, j’ai ri quand Romain Gary raconte comment il a presque failli tuer Hitler ou comment il a surpassé Casanova et tous les amants zélés en mangeant un soulier en caoutchouc pour épater Valentine. Je ne me sentais jamais seule, j’avais un classique, je pouvais tout surmonter dans la vie. Mon roman Les saisons volées n’ont pas d’été  est un hommage rendu à la littérature pour tout ce qu’elle m’a apporté dans l’existence : réconfort, confiance en soi, ouverture d’esprit, foi en de nouveaux horizons. J’ai eu de longs combats à mener, j’ai pu éprouver maintes fois la force de ces pépites de vie contenues dans les livres.

Es-tu issue d’une famille de lecteurs ? Comment le goût des livres s’est-il imposé à toi ?

Je ne suis pas issue d’une famille de lecteurs. Mon père est né en Sicile et n’aime pas lire. J’ai été très émue quand il m’a avoué avoir terminé mon roman. Cela doit faire partie des deux ou trois livres qu’il a lus dans sa vie. Ma mère nous a cependant donné envie de lire en nous montrant l’importance de bien maîtriser la langue pour « s’en sortir dans la vie », comme elle disait. Petite, elle nous lisait des histoires avant de nous endormir. Mais je n’ai pas vu mes parents lire. Ils avaient la vie des ouvriers éreintés par un quotidien difficile. Leur repos était un repos du corps. La lecture, c’était un moment d’oisiveté et ils n’avaient pas ce luxe. J’ai grandi à la campagne en Auvergne. Mais mes sœurs et moi-même sommes devenues des ogres de lectrices. Nous allions au bibliobus du village chercher de quoi nous nourrir pour la semaine et en deux soirs, nous avions déjà tout dévoré. Je crois que j’ai voulu écrire pour offrir à mon tour cette joie inestimable à d’autres petites filles et à de plus grandes qui se souviennent qu’elles ont un jour été de petites filles.

Quels classiques constituent tes livres de chevet ?

Comme je te le disais, du Jane Austen, Pride and prejudice, La promesse de l’Aube de Romain Gary, Les contemplations de Victor Hugo, Mrs Dalloway, Crépuscule d’Automne de Cortázar, L’amour au temps du choléra, Les Quatre filles du Docteur March… oui, je sais, on ne se moque pas ! Ce roman de jeunesse m’a tellement construite. Si un jour j’avais une fille, je crois que je l’appellerais Joséphine.

Tu es passionnée de tango et de culture sud-américaine ? Quelles œuvres littéraires conseillerais-tu à quelqu’un qui souhaiterait découvrir cette culture ?

Je lui conseillerais de commencer par les plus grands, les Argentins : Borges et ses Fictions, l’Aleph, le livre de sable. Puis Julio Cortázar, ses poèmes dans Crépuscule d’Automne, de purs bijoux, Marelle, un roman inédit qui peut se lire de façon linéraire, chapitre après chapitre ou suivant un ordre défini par l’auteur lui-même. Une expérience assez incroyable ! Ensuite, je lui dirais de faire un détour par la Colombie et de dévorer tout ce qui pourrait lui tomber sous la main de Gabriel Garcia Márquez. Et puis, je lui proposerais d’écouter des tangos. Parce qu’ils sont des pièces majeures de la littérature argentine. Ils ont été composés par les plus grands poètes du XXème siècle. Borges en a écrits beaucoup. Pour les plus téméraires, enfin, je les emmènerais se perdre entre les pages de deux poétesses argentines dont les poèmes sont parmi les plus poignants et les plus désespérés que j’ai pu lire : Alfonsina Storni et Alejandra Pizarnik. Les deux se sont suicidées jeunes.

 Tu as écrit plusieurs romans, et notamment Adopte-une-vengeance.com et Les saisons volées n’ont pas d’été, deux romans dont l’héroïne, Mathilda, est la pasionaria d’un amour libéré et libérateur, par certains côtés une féministe, même si j’emploie le terme avec une grande précaution. Mathilda pourrait-elle être apparentée à certaines figures féminines de la littérature classique ?

Mathilda est un peu pour moi une anti-héroïne. J’ai voulu la rendre désagréable et exaspérante de fausse perfection et de self-control permanent au début de l’histoire pour la rendre d’autant plus émouvante et vulnérable par la suite. On a tous en nous quelque chose de Mathildesque je crois. On a tous cette volonté d’exterminer la pleurnicheuse en nous, de nous cacher derrière une carapace – différente pour chacune d’entre nous – de porter des masques, de jouer des rôles pour ne pas affronter nos failles, nos faiblesses. Pour moi, être féministe aujourd’hui, c’est pouvoir assumer tout ce que l’on est. Etre une femme qui a envie d’user des Kleenex devant un téléfilm de M6 en replay, de s’éclater sur une piste de ski, de s’offrir une gaufre au ®Nutella en se moquant du commandement numéro cinq de la Bible ®Biba, avoir envie d’être célibataire, avoir envie de fonder une famille nombreuse, de travailler, de prendre des cours de chant, d’aller danser le tango toute la nuit, de rester à la maison pour regarder le dernier Pixar avec les enfants.

Si Mathilda s’apparente à une figure féminine de la littérature classique, ce serait un mélange de Miss Benneth, de Marguerite Gautier, et bien entendu, de Matilda Wormwood, célèbre héroïne du roman pour enfants de Roald Dahl. Mais le choix du prénom était surtout un clin d’œil au personnage joué par Nathalie Portman dans le film Léon.

Il faut lire Mathilda et l’offrir pour dire aux femmes qu’elles sont formidables, qu’elles surmonteront toute peine avec une bonne dose d’humour, des mojitos, des amies qui savent changer une roue et un air de tango. Je voulais écrire un roman plus léger que mes précédents pour rendre un vibrant hommage aux héroïnes de ma vie. Parce qu’au fond, j’ai beau adorer la littérature et vouloir y apporter ma modeste contribution, c’est dans la vraie vie que je les croise mes héroïnes préférées. Je crois que j’écris des romans  pour avoir le plaisir de rédiger les remerciements et d’adresser mes lettres d’amour à ces femmes formidables qui croient en moi et m’accompagnent dans cette belle aventure littéraire. Comme le disait Giraudoux, « depuis la création du monde, il n’y a eu qu’une entente sacrée : la connivence des femmes » !

Tu es à l’origine d’un web-feuilleton, Le Ciel ne te doit rien. Quelle est la genèse de ce projet ?

Je me suis longtemps interrogée après le succès de la « fan fiction » After, sur la façon de vivre et d’écrire la littérature aujourd’hui. Ce phénomène de littérature participative où les lecteurs peuvent interagir avec le texte, suggérer des scenarii possibles à l’auteur m’a donné envie d’imaginer un dialogue plus grand encore avec d’autres arts. Où commence et où finit la littérature ? J’ai voulu créer plus qu’un atelier d’écriture à l’échelle de la Toile. Je voudrais parvenir à initier une co-création avec des photographes, des acteurs, des cinéastes, des chorégraphes. J’aimerais que le texte leur donne envie de s’emparer de la matière imaginaire, du substrat fictionnel pour y ajouter leurs propres explorations de l’histoire, ce que cela leur inspire, éveille en eux. Je voudrais qu’il y ait du débat, de la discorde, de l’enthousiasme, du rêve. Je crois que la littérature déborde aujourd’hui l’objet livre. Qu’elle envahit les réseaux sociaux, les scènes, les étreintes, le quotidien. On passe son temps à se raconter, à s’indigner, à rêver et se rêver autre sur Internet. Pourquoi ne pas en faire un gigantesque laboratoire de recherche littéraire ? Et surtout, un carrefour d’humanité, au sens si noble de ce terme. Une aventure humaine, très humaine. Voilà l’ambition de ce projet. Pour l’instant, le dialogue n’est pas aussi dense et intense que je le souhaiterais, mais l’aventure a déjà été l’occasion de merveilleuses rencontres. Or, la littérature n’est-elle pas avant tout un support pour faire se rencontrer les cœurs, les corps, les esprits, de générer des élans ? Je le crois et je me le suis fait tatouer de trois façons différentes 😉

Pour en savoir plus sur la romancière Céline Guarneri : https://www.celineguarneri.fr/

Illustration : Céline Guarneri @Liline Paradis

 

 

 

La littérature classique, ou l’atelier des miracles de Valérie Tong Cuong

« Mon amour de la lecture est né avec les classiques qui m’ont entraînée très jeune dans d’immenses émotions. »

Si certains auteurs peuvent parfois vous intimider, d’autres déclenchent chez vous une irréductible sympathie, la fréquentation de leurs écrits et de leur univers vous donnant le sentiment de les avoir toujours connus. Valérie Tong Cuong, que j’avais découverte avec L’Atelier des miracles et suivie avec Pardonnable, impardonnable, appartient résolument à cette seconde catégorie, et je suis donc ravie qu’elle ait répondu à mes questions. On y découvre une lectrice curieuse des livres et des autres, à l’image de l’œuvre qu’elle dessine et qui devrait, peut-être, continuer à emprunter les voies du théâtre…

Valérie, quelle lectrice êtes-vous, et notamment quelle lectrice de classiques êtes-vous ?

J’ai été une lectrice compulsive dès l’enfance. Mais depuis une dizaine d’années, je lis beaucoup moins. Au fil des années ma famille s’est agrandie et mes activités d’auteur se sont multipliées et étendues, il me reste donc peu de temps libre. Et entre les ouvrages qui m’arrivent, soit parce que j’appartiens à un jury, soit parce que je participe à un débat ou une lecture croisée avec d’autres auteurs, soit parce qu’il s’agit de livres publiés par des auteurs amis ou encore de livres nécessaires à ma documentation dans le cadre de mon propre travail, il me reste hélas peu de place pour des lectures sans autre objet que le désir et le plaisir.

Cependant, les lectures classiques sont un véritable refuge. Car en période d’écriture, je me refuse, sauf exception, à lire du roman contemporain, par crainte d’une certaine porosité. Mon amour de la lecture est né avec les classiques qui m’ont entraînée très jeune dans d’immenses émotions. Aussi, je m’offre des parenthèses délicieuses en compagnie de ces auteurs. J’adore découvrir des œuvres dont j’ignorais même parfois l’existence !  Dernier exemple en date : Le livre des tables de Victor Hugo, un recueil (publié pour la première fois en 2014) des séances de spiritisme auquel l’écrivain se livrait lors de son exil à Jersey.

Etes-vous issue d’une famille de lecteurs ? Comment les livres sont-ils arrivés à vous ?

C’est ma grand-mère maternelle, issue d’un milieu ouvrier, pauvre, qui m’a avant tout transmis cette passion. Elle a du quitter l’école encore enfant, pour travailler durement. Mais une institutrice avait eu le temps de lui inoculer le virus. Elle qui ne possédait rien, avait réussi à épargner de quoi acheter une collection bon marché des grands classiques. Elle les avait soigneusement couverts et rangés sur des étagères et j’étais priée de montrer des mains bien propres avant de les emprunter. Bien sûr ma mère avait également été  « contaminée » ! Je garde un souvenir ému de ces rayonnages et du plaisir que j’avais à choisir un livre avant de me mettre au lit pour le lire.

Y-a-t-il des classiques qui constituent vos livres de chevet ?

On peut régulièrement trouver sur mon chevet des classiques du XXème siècle, Dostoïevski, Camus, Faulkner, Gary, Genêt et d’autres encore.

La fréquentation de ces auteurs, votre bagage culturel ont-ils pu vous paralyser, ou au contraire vous stimuler lorsque vous vous êtes lancée dans l’écriture ?

Lorsque j’ai commencé à écrire, je n’imaginais pas être publiée, je ne l’espérais pas, je n’y pensais même pas. J’écrivais par nécessité, je n’établissais donc aucune forme de comparaison. Mais lorsqu’il m’a été proposé de publier, là, la paralysie est arrivée. Je ne me sentais pas à ma place dans une librairie ou une bibliothèque près de ces auteurs que j’admirais tant (et que j’avais étudiés pour beaucoup, étant une ancienne Khâgneuse). Cela m’a handicapée longtemps. Je refusais absolument le titre d’écrivain. Puis j’ai compris que toute comparaison est absurde. Chacun suit son chemin, chaque écriture est unique et mérite d’être publiée dès lors qu’elle rencontre un public.

De quels personnages de la littérature classique Mariette, Millie et Mike, les héros de L’Atelier des Miracles, pourraient être la réincarnation ?

Au risque de vous décevoir, ils sont uniques à mes yeux et je ne peux les voir comme une réincarnation.. là encore, la comparaison me semble impossible.

Vous avez écrit une pièce de théâtre, Frères, jouée lors du festival du Paris des Femmes, et qui est une véritable réussite, un bijou d’humour noir. Cette expérience vous a-t-elle donné envie de poursuivre l’aventure de l’écriture théâtrale ?

Merci pour ce beau compliment ! Cette aventure se poursuit déjà, car Frères a remporté le Prix Durance/Paris des Femmes qui offre une bourse d’écriture avec pour objet d’allonger la pièce. Je travaille donc à une « version longue » qui devrait être présentée après l’été. Cette expérience a été très enrichissante et je me suis beaucoup amusée dans ce format particulier qu’est le théâtre. Même si mon prochain roman demeure une priorité absolue, je n’exclus donc pas de poursuivre l’expérience.

Illustration : Valérie Tong Cuong ©Francesca Mantovani