Les lectures d’une jeune fille rangée : Sarah Bouasse

« Des auteurs m’ont montré l’importance de se fier à ses sens, et notamment à son odorat. »

Longtemps je me suis parfumée de bonne heure. Et très longtemps j’ai cherché un blog de qualité sur le sujet ! Passionnée par l’olfaction et l’univers du parfum en général, c’est avec une grande joie et un immense intérêt que j’ai découvert il y a près de deux ans le blog Flair, de la journaliste Sarah Bouasse. Enfin un blog abordait l’univers du parfum de façon sérieuse, et exigeante, en s’intéressant à l’humain, à ceux qui portent du parfum comme à ceux qui construisent cet univers. Quel ne fut pas mon émoi lorsque Sarah me proposa une interview autour de ma passion pour le Chanel numéro 5 !

Deux ans après notre rencontre, Sarah continue l’aventure puisqu’elle vient de participer au lancement et à la création de la très belle revue Nez, première revue olfactive. Sont notamment au programme : un magnifique dossier consacré à Louis Aragon, un article sur le parfum de l’herbe coupée… Je ne vous en dis pas plus ! A part que je suis très heureuse de cette interview, au cours de laquelle, une fois n’est pas coutume, il sera aussi question de littérature anglo-saxonne.

Sarah, quelle lectrice es-tu et notamment quelle lectrice de classiques ?

J’ai été une enfant et une adolescente dévoreuse de livres, et si, par la force des choses, j’ai moins de temps aujourd’hui à consacrer à la lecture, je reste une grande lectrice. Je me rends compte que j’ai été façonnée par mes études et notamment par deux professeurs de lycée, qui nous faisaient lire énormément de classiques. C’est à ces deux professeurs que je dois la connaissance que j’ai aujourd’hui des classiques.

J’aime beaucoup Jean Giono que j’ai découvert au lycée. J’apprécie également les Lumières, notamment Voltaire ou Les Confessions de Rousseau qui m’ont beaucoup marquée. Au lycée, j’ai découvert Sartre et Perec, dont j’ai beaucoup aimé les autobiographies. J’ai également lu Les Fleurs du mal qui m’est resté. C’est enfin à mon père que je dois la fréquentation des nouvelles de Maupassant, qu’il me lisait étant enfant. « La Parure » reste d’ailleurs un de mes monuments !

Ce sont ensuite mes études d’anglais qui ont influencé mes lectures. J’ai été sensibilisée aux classiques anglais et américains, et cela se ressent dans mes auteurs de prédilection. J’aime Dave Eggers, un auteur américain, Zadie Smith, Virginia Woolf que j’ai dévorée, et j’aime aussi Edgar Allan Poe. Je voue un culte à Thoreau et à Walden. C’est un des auteurs qui m’a le plus marquée et j’ai lu tous ses écrits.

Parmi les auteurs français, j’ai une véritable passion pour Simone de Beauvoir, même si je ne sais pas toujours si l’on peut l’apparenter aux « classiques ». Ses écrits relèvent pour moi davantage de la sociologie ou de la philosophie, mais elle a écrit de très belles choses. Quelques anecdotes autour d’auteurs français : j’ai voulu lire La femme de trente ans de Balzac. J’avais beaucoup d’attentes autour de ce livre, qui m’a au final beaucoup déçue ! Et je n’ai jamais réussi à rentrer dans Flaubert, Proust ou Victor Hugo. Enfant, j’ai essayé de lire le premier tome des Misérables. Cette tentative, quelque peu présomptueuse pour une enfant si jeune, se solda alors par un échec !

Quoi qu’il en soit, deux auteurs ont marqué mon enfance de manière indélébile, il s’agit de Roald Dahl et de la Comtesse de Ségur. J’ai dû lire Les Malheurs de Sophie un nombre incalculable de fois ! Mais en réalité, je lis surtout de la philosophie ! Même si ce n’est pas très original j’adore Nietzsche, et en ce moment, j’essaie de me constituer une véritable culture philosophique classique. Je lis La République, des ouvrages de Sénèque ou Marc-Aurèle, mais là encore je n’ai pas vraiment de ligne directrice.

En parlant de littérature anglo-saxonne et de littérature française, perçois-tu une différence de culture, et d’esprit, à travers ces écrits ?

Sur le plan des auteurs classiques, j’aurais du mal à répondre, mais concernant les auteurs contemporains, c’est indéniable. Et c’est d’ailleurs ce constat qui m’a amené à faire des études de littérature anglaise in the first place !

J’ai l’impression que la langue anglaise a une souplesse et une malléabilité qui permettent aux auteurs anglophones de jouer avec la langue. L’anglais est une langue en constante évolution, qui permet des combinaisons linguistiques extrêmement variées (on peut créer un nouveau mot, un nouveau concept en séparant des mots par des tirets !) ; et il y a donc, pour répondre à ta question, selon moi, une véritable différence entre la littérature française et la littérature anglaise sur le plan linguistique et formel. Et c’est peut-être ce jeu avec la langue qui fait de la culture anglaise une culture plus facétieuse, plus ludique. Je suis convaincue que la grammaire et la structure d’une langue ont une incidence sur la façon dont pensent les gens qui la parlent. Ce n’est pas un hasard s’il y a des auteurs anglais extrêmement inventifs.

Tu es passionnée de parfums et d’odeurs. Y-a-t-il des auteurs ou des œuvres que tu associes à cet univers-là ? A part Süskind peut-être ?

J’ai lu Le Parfum de Süskind assez tardivement, il y a quatre ou cinq ans… Et très franchement, je n’ai pas eu l’impression que le livre m’ouvrait une porte vers l’olfaction…

Si j’ai du mal à associer directement des œuvres ou des auteurs à des parfums, ou des odeurs ; en revanche, certains écrivains excellent, selon moi, dans l’évocation de la sensualité, de la découverte des sens, que ce soit l’ouïe ou l’odorat. Des auteurs m’ont montré l’importance de se fier à ses sens, et notamment à son odorat. Parce quand tu es transportée sur deux ou trois pages par une description absolument incroyable de telle ou telle atmosphère produite par des sons, des odeurs, des visions, cela te fait prendre conscience que tu dois toi-même prêter attention, dans la vie, à ces choses-là ! Les bons écrivains sont ceux qui te font plonger dans une scène, et pour cela il faut nécessairement faire appel aux sens du lecteur parce que c’est par les sens que tu captes la réalité de l’instant.

 

Pour découvrir le blog Flair de Sarah Bouasse : https://flairflair.com/

Pour découvrir Nez, la première revue olfactive : http://www.nez-larevue.fr/

Illustration : Sarah Bouasse ©Lucie Sassiat

 

Personne ne lui volera ce qu’elle a dansé : Céline Guarneri

« Je crois que j’ai voulu écrire pour offrir à mon tour cette joie inestimable à d’autres petites filles et à de plus grandes qui se souviennent qu’elles ont un jour été de petites filles. »

Parce qu’il y a mille et une façons d’écrire, de lire et d’être publié, nous avons souhaité donner la parole cette semaine à Céline Guarneri. Cette romancière, lyonnaise d’adoption, a créé, au fil des années et à travers une œuvre ardente et singulière, un univers bien à elle, quelque part entre Le Diable s’habille en Prada et Le vieux qui lisait des romans d’amour ! Un cocktail explosif donc, que vous pouvez notamment retrouver à travers ses deux romans Adopte-une-vengeance.com et Les saisons volées n’ont pas d’été et leur inénarrable héroïne Mathilda. Enfin, alors que l’univers de l’auto-édition est en plein bouleversement, Céline Guarneri met en lumière un phénomène de littérature participative encore émergent : le web-feuilleton, à travers Le Ciel ne te doit rien. Interview d’une lectrice tout feu tout flamme !

Céline, quelle lectrice es-tu et notamment quelle lectrice de classiques ?

Je suis une lectrice « tablette de chocolat ». Je lis tant qu’il reste encore des carreaux à croquer. Je ne peux pas m’empêcher de commencer plusieurs livres à la fois. En fonction de mon humeur et du moment de la journée, je vais me plonger dans un roman, un essai, un recueil de poèmes, un magazine. Je peux lire avec autant d’impatience et d’enthousiasme un article du magazine Elle qu’un roman de Romain Gary.

Je suis une lectrice de classiques « pieuse ». Pour moi, ouvrir un classique, c’est une parenthèse sacrée dans le quotidien. J’ai l’impression de retrouver des professeurs de vie, des personnages qui m’ont offert un compagnonnage émotionnel précieux et salvateur en de nombreuses occasions. J’avais affiché cette phrase de Sartre sur l’un des murs de ma chambre : « J’ai commencé ma vie comme je la finirai sans doute : au milieu des livres ».  Je n’en ai pas plein les murs de mon appartement, mais ceux qui m’entourent, je les ai tous lus, je les relis même parfois. Si je sais que je n’aurai pas envie de feuilleter à nouveau un livre, je le donne, je l’abandonne. Je pratique beaucoup le livre-échangisme !

Pour revenir aux classiques, je suis une grande admiratrice du travail de Jane Austen, Virginia Woolf, Herman Hesse, Stefan Zweig, Saint-Exupéry et Romain Gary. Je me souviens de moments d’extase allongée dans un pré pendant les longues journées d’été où il n’y avait rien d’autre à faire que de rêver à d’autres vies grâce à ces fenêtres sur l’ailleurs qu’étaient ces romans. J’ai pleuré lorsque Lizzie Benneth a enfin vaincu son orgueil pour avouer ses sentiments à Monsieur Darcy, j’ai pleuré quand le Petit Prince est reparti, j’ai ri quand Romain Gary raconte comment il a presque failli tuer Hitler ou comment il a surpassé Casanova et tous les amants zélés en mangeant un soulier en caoutchouc pour épater Valentine. Je ne me sentais jamais seule, j’avais un classique, je pouvais tout surmonter dans la vie. Mon roman Les saisons volées n’ont pas d’été  est un hommage rendu à la littérature pour tout ce qu’elle m’a apporté dans l’existence : réconfort, confiance en soi, ouverture d’esprit, foi en de nouveaux horizons. J’ai eu de longs combats à mener, j’ai pu éprouver maintes fois la force de ces pépites de vie contenues dans les livres.

Es-tu issue d’une famille de lecteurs ? Comment le goût des livres s’est-il imposé à toi ?

Je ne suis pas issue d’une famille de lecteurs. Mon père est né en Sicile et n’aime pas lire. J’ai été très émue quand il m’a avoué avoir terminé mon roman. Cela doit faire partie des deux ou trois livres qu’il a lus dans sa vie. Ma mère nous a cependant donné envie de lire en nous montrant l’importance de bien maîtriser la langue pour « s’en sortir dans la vie », comme elle disait. Petite, elle nous lisait des histoires avant de nous endormir. Mais je n’ai pas vu mes parents lire. Ils avaient la vie des ouvriers éreintés par un quotidien difficile. Leur repos était un repos du corps. La lecture, c’était un moment d’oisiveté et ils n’avaient pas ce luxe. J’ai grandi à la campagne en Auvergne. Mais mes sœurs et moi-même sommes devenues des ogres de lectrices. Nous allions au bibliobus du village chercher de quoi nous nourrir pour la semaine et en deux soirs, nous avions déjà tout dévoré. Je crois que j’ai voulu écrire pour offrir à mon tour cette joie inestimable à d’autres petites filles et à de plus grandes qui se souviennent qu’elles ont un jour été de petites filles.

Quels classiques constituent tes livres de chevet ?

Comme je te le disais, du Jane Austen, Pride and prejudice, La promesse de l’Aube de Romain Gary, Les contemplations de Victor Hugo, Mrs Dalloway, Crépuscule d’Automne de Cortázar, L’amour au temps du choléra, Les Quatre filles du Docteur March… oui, je sais, on ne se moque pas ! Ce roman de jeunesse m’a tellement construite. Si un jour j’avais une fille, je crois que je l’appellerais Joséphine.

Tu es passionnée de tango et de culture sud-américaine ? Quelles œuvres littéraires conseillerais-tu à quelqu’un qui souhaiterait découvrir cette culture ?

Je lui conseillerais de commencer par les plus grands, les Argentins : Borges et ses Fictions, l’Aleph, le livre de sable. Puis Julio Cortázar, ses poèmes dans Crépuscule d’Automne, de purs bijoux, Marelle, un roman inédit qui peut se lire de façon linéraire, chapitre après chapitre ou suivant un ordre défini par l’auteur lui-même. Une expérience assez incroyable ! Ensuite, je lui dirais de faire un détour par la Colombie et de dévorer tout ce qui pourrait lui tomber sous la main de Gabriel Garcia Márquez. Et puis, je lui proposerais d’écouter des tangos. Parce qu’ils sont des pièces majeures de la littérature argentine. Ils ont été composés par les plus grands poètes du XXème siècle. Borges en a écrits beaucoup. Pour les plus téméraires, enfin, je les emmènerais se perdre entre les pages de deux poétesses argentines dont les poèmes sont parmi les plus poignants et les plus désespérés que j’ai pu lire : Alfonsina Storni et Alejandra Pizarnik. Les deux se sont suicidées jeunes.

 Tu as écrit plusieurs romans, et notamment Adopte-une-vengeance.com et Les saisons volées n’ont pas d’été, deux romans dont l’héroïne, Mathilda, est la pasionaria d’un amour libéré et libérateur, par certains côtés une féministe, même si j’emploie le terme avec une grande précaution. Mathilda pourrait-elle être apparentée à certaines figures féminines de la littérature classique ?

Mathilda est un peu pour moi une anti-héroïne. J’ai voulu la rendre désagréable et exaspérante de fausse perfection et de self-control permanent au début de l’histoire pour la rendre d’autant plus émouvante et vulnérable par la suite. On a tous en nous quelque chose de Mathildesque je crois. On a tous cette volonté d’exterminer la pleurnicheuse en nous, de nous cacher derrière une carapace – différente pour chacune d’entre nous – de porter des masques, de jouer des rôles pour ne pas affronter nos failles, nos faiblesses. Pour moi, être féministe aujourd’hui, c’est pouvoir assumer tout ce que l’on est. Etre une femme qui a envie d’user des Kleenex devant un téléfilm de M6 en replay, de s’éclater sur une piste de ski, de s’offrir une gaufre au ®Nutella en se moquant du commandement numéro cinq de la Bible ®Biba, avoir envie d’être célibataire, avoir envie de fonder une famille nombreuse, de travailler, de prendre des cours de chant, d’aller danser le tango toute la nuit, de rester à la maison pour regarder le dernier Pixar avec les enfants.

Si Mathilda s’apparente à une figure féminine de la littérature classique, ce serait un mélange de Miss Benneth, de Marguerite Gautier, et bien entendu, de Matilda Wormwood, célèbre héroïne du roman pour enfants de Roald Dahl. Mais le choix du prénom était surtout un clin d’œil au personnage joué par Nathalie Portman dans le film Léon.

Il faut lire Mathilda et l’offrir pour dire aux femmes qu’elles sont formidables, qu’elles surmonteront toute peine avec une bonne dose d’humour, des mojitos, des amies qui savent changer une roue et un air de tango. Je voulais écrire un roman plus léger que mes précédents pour rendre un vibrant hommage aux héroïnes de ma vie. Parce qu’au fond, j’ai beau adorer la littérature et vouloir y apporter ma modeste contribution, c’est dans la vraie vie que je les croise mes héroïnes préférées. Je crois que j’écris des romans  pour avoir le plaisir de rédiger les remerciements et d’adresser mes lettres d’amour à ces femmes formidables qui croient en moi et m’accompagnent dans cette belle aventure littéraire. Comme le disait Giraudoux, « depuis la création du monde, il n’y a eu qu’une entente sacrée : la connivence des femmes » !

Tu es à l’origine d’un web-feuilleton, Le Ciel ne te doit rien. Quelle est la genèse de ce projet ?

Je me suis longtemps interrogée après le succès de la « fan fiction » After, sur la façon de vivre et d’écrire la littérature aujourd’hui. Ce phénomène de littérature participative où les lecteurs peuvent interagir avec le texte, suggérer des scenarii possibles à l’auteur m’a donné envie d’imaginer un dialogue plus grand encore avec d’autres arts. Où commence et où finit la littérature ? J’ai voulu créer plus qu’un atelier d’écriture à l’échelle de la Toile. Je voudrais parvenir à initier une co-création avec des photographes, des acteurs, des cinéastes, des chorégraphes. J’aimerais que le texte leur donne envie de s’emparer de la matière imaginaire, du substrat fictionnel pour y ajouter leurs propres explorations de l’histoire, ce que cela leur inspire, éveille en eux. Je voudrais qu’il y ait du débat, de la discorde, de l’enthousiasme, du rêve. Je crois que la littérature déborde aujourd’hui l’objet livre. Qu’elle envahit les réseaux sociaux, les scènes, les étreintes, le quotidien. On passe son temps à se raconter, à s’indigner, à rêver et se rêver autre sur Internet. Pourquoi ne pas en faire un gigantesque laboratoire de recherche littéraire ? Et surtout, un carrefour d’humanité, au sens si noble de ce terme. Une aventure humaine, très humaine. Voilà l’ambition de ce projet. Pour l’instant, le dialogue n’est pas aussi dense et intense que je le souhaiterais, mais l’aventure a déjà été l’occasion de merveilleuses rencontres. Or, la littérature n’est-elle pas avant tout un support pour faire se rencontrer les cœurs, les corps, les esprits, de générer des élans ? Je le crois et je me le suis fait tatouer de trois façons différentes 😉

Pour en savoir plus sur la romancière Céline Guarneri : https://www.celineguarneri.fr/

Illustration : Céline Guarneri @Liline Paradis