Quinze citations pour vous emmener en voyage

Descartes a beau nous dire que « « C’est quasi le même de converser avec ceux des autres siècles, que de voyager. », il n’est pas toujours simple de composer avec l’immobilisme et le confinement. Nombreux sont d’ailleurs ceux qui, comme Ishmael, le héros de Moby Dick, sont tourmentés « d’une éternelle démangeaison pour les choses lointaines. », aiment « naviguer sur les mers défendues  et atterrir sur les côtes sauvages. »[1].

Pour vous accompagner dans cette période particulière qu’est le premier confinement, nous vous proposons quelques citations qui vous feront voyager….

Espagne

« Immédiatement, sans cesser d’être Romain, on devint taurin. On apprit l’espagnol. On s’abonna à des journaux spéciaux de là-bas. On porta des régates rouge vif : elles suffisaient pour qu’on eût tout du matador. La chambre fut tapissée d’images de taureaux et de toreros. »

Henry de Montherlant, Les Bestiaires, 1926

Inde

« L’Inde était réveillée, et Kim se trouvait au milieu d’elle, plus éveillé, plus enflammé que quiconque, en train de mâchonner une brindille destinée à servir sous peu de brosse à dents (car il empruntait de droite et de gauche à toutes les coutumes du pays qu’il connaissait et qu’il aimait). »

Rudyard Kipling, Kim, 1901

États-Unis

« Laura comprenait ce qu’il voulait dire. Elle aimait cet endroit, elle aussi. Elle aimait l’immensité du ciel, les vents, les plaines dont on ne voyait pas la fin. Tout y était neuf, propre, démesuré, splendide. »

Laura Ingalls Wilder, La petite maison dans la prairie, 1935

« Le Mississippi ! quelle baguette enchantée a tout à coup changé les scènes si poétiquement décrites par Chateaubriand ! Ce fleuve majestueux qui, dans un silence magnifique, à travers toutes les pompes de la création, roulait ses ondes puissantes au milieu de solitudes sans bornes, a surgi, du pays des rêves, des visions, des merveilles, à une réalité à peine moins saisissante et moins splendide. »

Harriet Beecher Stowe, La Case de l’oncle Tom, 1852

Pérou

« Il n’est point de lieu sur la terre où les femmes soient plus libres, exercent plus d’empire qu’à Lima. Elles règnent là sans partage ; c’est d’elles, en tout, que part l’impulsion. Il semble que les Liméniennes absorbent, à elles seules, la faible portion d’énergie que cette température chaude et enivrante laisse à ces heureux habitants. »

Flora Tristan, Pérégrinations d’une paria, 1837

France

Biarritz

« Je ne sache point d’endroit plus charmant et plus magnifique que Biarritz. Il n’y a pas d’arbres, disent les gens qui critiquent tout, même le bon Dieu dans ce qu’il a fait de plus beau. Mais il faut savoir choisir : ou l’océan, ou la forêt. »

Victor Hugo, Voyage aux Pyrénées, 1843

Corse

« Vers le soir ils traversèrent Cargèse, le village grec fondé là jadis par une colonie de fugitifs chassés de leur patrie. De grandes belles filles, aux reins élégants, aux mains longues, à la taille fine, singulièrement gracieuses, formaient un groupe auprès d’une fontaine. […] En arrivant à Piana, il fallut demander l’hospitalité comme dans les temps anciens et dans les contrées perdues. »

Guy de Maupassant, Une Vie, 1883

Marseille

« L’armateur le suivit des yeux en souriant, jusqu’au bord, le vit sauter sur les dalles du quai, et se perdre aussitôt au milieu de la foule bariolée qui, de cinq heures du matin à neuf heures du soir, encombre cette fameuse rue de la Canebière, dont les Phocéens modernes sont si fiers, qu’ils disent avec le plus grand sérieux du monde et avec cet accent qui donne tant de caractère à ce qu’ils disent : « Si Paris avait la Canebière, Paris serait un petit Marseille. »

Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo, 1844

Touraine

« Si vous voulez voir la nature belle et vierge comme une fiancée, allez là par un jour de printemps ; si vous voulez calmer les plaies saignantes de votre cœur, revenez-y par les derniers jours de l’automne ; au printemps, l’amour y bat des ailes à plein ciel, en automne on y songe à ceux qui ne sont plus. […] Ne me demandez plus pourquoi j’aime la Touraine. Je ne l’aime ni comme on aime son berceau, ni comme on aime une oasis dans le désert ; je l’aime comme un artiste aime l’art ; je l’aime moins que je ne vous aime, mais sans la Touraine, peut-être ne vivrais-je plus. »

Balzac, Le Lys dans la vallée, 1836

Auvergne

« Pascal aimait tellement l’Auvergne qu’il naquit à Clermont-Ferrand. C’est une ville noire comme le jansénisme, percée de rues au bout desquelles on voit le ciel comme dans les Pensées. Elle est noire parce qu’elle est en pierre de Volvic, roche ignée, dure, râpeuse, assez peu nourrissante, fille du feu des puys où va brouter la chèvre. »

Alexandre Vialatte, L’Auvergne absolue, 1983

Toulon

« Toulon est un passage, un lieu d’embarquement, l’entrée d’un port immense et d’un gigantesque arsenal. Voilà ce qui saisit le voyageur et l’empêche de voir Toulon même. Il y a pourtant là une ville, une vieille cité. […] L’originalité de la petite ville noire c’est de se trouver justement entre deux océans de lumière, le merveilleux miroir de la rade et le majestueux amphithéâtre de ses montagnes chauves d’un gris éblouissant et qui vous aveuglent à midi. »

Jules Michelet, La Sorcière, 1862

 Le Mont Saint-Michel

Je l’avais vu d’abord de Cancale, ce château de fées planté dans la mer. Je l’avais vu confusément, ombre grise dressée sur le ciel brumeux. Je le revis d’Avranches, au soleil couchant. […]  Et j’errai, surpris comme si j’avais découvert l’habitation d’un dieu à travers ces salles portées par des colonnes légères ou pesantes, à travers ces couloirs percés à jour, levant mes yeux émerveillés sur ces clochetons qui semblent des fusées parties vers le ciel et sur tout cet emmêlement incroyable de tourelles, de gargouilles, d’ornements sveltes et charmants, feu d’artifice de pierre, dentelle de granit, chef-d’œuvre d’architecture colossale et délicate. »

Guy de Maupassant, Le Mont Saint-Michel, Contes normands, 1882

Italie

« Je suis maintenant dans une belle ville, une vraie belle ville, c’est Gênes. On marche sur le marbre, tout est marbre : escaliers, balcons, palais. Ses palais se touchent les uns aux autres ; en passant dans la rue on voit ces grands plafonds patriciens tout peints et dorés. »

Gustave Flaubert, Lettre à Alfred Le Poittevin, 1er mai 1845

Grèce

« Quant aux îles, elles symbolisent les forteresses dans lesquelles on résiste aux assauts de la bêtise, de la laideur, à l’agression du temps. S’y réfugier n’est pas une démission, mais une occasion de faire oraison. »

Michel Déon

Canada

« Parce que les hommes, tâtonnant dans les ténèbres de l’Arctique, avaient découvert un métal jaune, et que des lignes maritimes et des compagnies de fret transformaient cette découverte en ruée, ils se précipitaient par milliers vers le Grand Nord. Ils avaient besoin de chiens à la puissante musculature, pour endurer la besogne, et à l’épaisse fourrure pour se garder du froid. »

Jack London L’Appel de la forêt, 1903

Cet article vous a plu ? Découvrez le tour de France, le tour des États-Unis et le tour d’Italie des classiques de la littérature. Découvrez aussi notre article consacré à l’hôtel littéraire Alexandre Vialatte.

 

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[1] Herman Melville, Moby Dick, 1851

© Garrett Hedlund dans Sur la route, Walter Salles, 2012

 

De Mme Thénardier à Gwynplaine, 5 nuances de portraits hugoliens

Il peut être physique, biographique, psychologique, moral, sociologique ou en mouvement ; il peut être mélioratif ou péjoratif, être explicite ou tout en suggestions. Il peut être satirique, flirter avec l’éloge funèbre, donner la clé du titre d’un roman. Il favorise l’identification au personnage, l’attachement du lecteur, et, tel l’incipit, s’inscrit dans nos mémoires et nous donne envie de lire la suite. Je parle bien sûr du portrait littéraire. Il apparaît d’abord chez Tite-Live et Tacite, et son histoire est indissociable de l’histoire de l’art.

Parce que Victor Hugo sait, comme aucun autre auteur, jouer avec les codes du portrait, nous vous proposons une analyse de différents portraits littéraires, tous tirés de romans de Victor Hugo.

Le portrait d’une ogresse : Mme Thénardier dans Les Misérables, 1862

Ce n’est pas une femme, c’est un monstre ! Alors que Thénardier, est « petit, maigre, blême, anguleux, chétif », « filousophe » (sic) et madré, Mme Thénardier n’est qu’un corps. Un corps massif, énorme, une montagne qui ne sait que broyer et soumettre, une ogresse, une (fausse) louve, capable d’élever ses filles mais d’abandonner son fils Gavroche. D’une certaine façon, Thénardier est la tête, et Mme Thénardier les jambes. Ce qui frappe dans ce portrait, c’est la misère qui suinte sous la puissance, c’est l’homme dissimulé sous la femme. Il s’agit presque d’un être bicéphale, ou hermaphrodite. Mme Thénardier est une sorcière qui aurait été privée de ses pouvoirs, et qui se venge par la force et la cruauté.  Elle appartient à une faune étrange, celle des forains, belluaires et monstres qu’on exhibait dans les zoos humains à la fin du XIXème siècle. Le nombre de phrases commençant par « Elle » le suggère : au sein du couple, du moins dans son auberge, c’est elle qui a le pouvoir.

 

Helena Bonham Carter dans Les Misérables (Tom Hooper, 2012)

Les lecteurs ont peut-être, dès sa première apparition, conservé quelque souvenir de cette Thénardier grande, blonde, rouge, grasse, charnue, carrée, énorme et agile ; elle tenait, nous l’avons dit, de la race de ces sauvagesses colosses qui se cambrent dans les foires avec des pavés pendus à leur chevelure. Elle faisait tout dans le logis, les lits, les chambres, la lessive, la cuisine, la pluie, le beau temps, le diable. Elle avait pour tout domestique Cosette ; une souris au service d’un éléphant. Tout tremblait au son de sa voix, les vitres, les meubles et les gens. Son large visage, criblé de taches de rousseur, avait l’aspect d’une écumoire. Elle avait de la barbe. C’était l’idéal d’un fort de la halle habillé en fille. Elle jurait splendidement ; elle se vantait de casser une noix d’un coup de poing. Sans les romans qu’elle avait lus, et qui, par moments, faisaient bizarrement reparaître la mijaurée sous l’ogresse, jamais l’idée ne fût venue à personne de dire d’elle : c’est une femme. Cette Thénardier était comme le produit de la greffe d’une donzelle sur une poissarde. Quand on l’entendait parler, on disait : C’est un gendarme ; quand on la regardait boire, on disait : C’est un charretier ; quand on la voyait manier Cosette, on disait : C’est le bourreau. Au repos, il lui sortait de la bouche une dent.

Victor Hugo, Les Misérables, 1862

À noter qu’une Thénardier moderne existe : La Gloglue, dans Les enfants du sabbat d’Anne Hébert, en est la digne héritière…

 

Le portrait à chute : Robespierre, Danton et Marat dans Quatrevingt-treize, 1874

 

Le dernier roman de Victor Hugo, Quatrevingt-treize, dépeint les années les plus sombres de la Révolution française, celles de la Terreur. Dans la deuxième partie du roman, le romancier ouvre le chapitre « Le cabaret de la rue Paon », par le portrait de trois hommes réunis le 28 juin 1793 dans un café. Ceux-ci apparaissent de plus en plus inquiétants.

 

Danton, Marat, Robespierre, huile sur toile, anonyme, Musée Lambinet

Le premier de ces trois hommes était pâle, jeune, grave, avec les lèvres minces et le regard froid. Il avait dans la joue un tic nerveux qui devait le gêner pour sourire. Il était poudré, ganté, brossé, boutonné ; son habit bleu clair ne faisait pas un pli. Il avait une
culotte de nankin, des bas blancs, une haute cravate, un jabot plissé, des souliers à boucles d’argent. Les deux autres hommes étaient, l’un, une espèce de géant, l’autre, une espèce de nain. Le grand, débraillé dans un vaste habit de drap écarlate, le col nu dans une cravate dénouée tombant plus bas que le jabot, la veste ouverte avec des boutons arrachés, était botté de bottes à revers et avait les cheveux tout hérissés, quoiqu’on y vît un reste de coiffure et d’apprêt ; il y avait de la crinière dans sa perruque. Il avait la petite vérole sur la face, une ride de colère entre les sourcils, le pli de la bonté au coin de la bouche, les lèvres épaisses, les dents grandes, un poing de portefaix, l’œil éclatant. Le petit était un homme jaune qui, assis, semblait difforme ; il avait la tête renversée en arrière, les yeux injectés de sang, des plaques livides sur le visage, un mouchoir  noué sur ses cheveux gras et plats, pas de front, une bouche énorme et terrible. Il avait un pantalon à pied, des pantoufles, un gilet qui semblait avoir été de satin blanc, et par-dessus ce gilet une roupe dans les plis de laquelle une ligne dure et droite laissait deviner un poignard.

Le premier de ces hommes s’appelait Robespierre, le second Danton, le troisième, Marat.

Victor Hugo, Quatrevingt-treize, 1874

Qu’est-ce qui fait la force de ces trois portraits ? C’est la chute de ces trois portraits qui les rend inoubliables !  Nous pourrions découvrir le portrait de trois révolutionnaires parmi d’autres, mais le lecteur est attrapé par la surprise provoquée. Cette réunion a tout l’air d’un triumvirat ! Robespierre, Danton et Marat sont alors au faîte de leur pouvoir, après la chute des opposants girondins.

Le chapitre a pour titre « Minos, Éaque et Rhadamante ». Dans la mythologie grecque, Minos est le fils de Zeus et d’Europe, et il est roi de Crète. Rhadamante, son frère, est renommé pour sa vertu et son sens de la justice Eaque est le fils de Zeus et de la nymphe Égine. Victor Hugo préfère ici, ne pas s’épancher sur les actes commis par ces trois hommes. Il préfère grandir ces personnages et les hisser au rang de mythe.

 

Le portrait en creux, ou par la négative : Jean Valjean dans Les Misérables, 1862

Jean Valjean, le héros des Misérables est, au début du roman, un personnage sans réelle identité, sans personnalité construite, et son patronyme en témoigne : « Jean Valjean » est le « Jean qui se promène le long du val, du chemin ». Cet homme qui ne sait alors ni lire ni écrire subvient aux besoins d’une famille déjà marquée par la tragédie. Pour témoigner de la fatalité qui pèse sur ce héros, Victor Hugo a recours, dans ce premier portrait qu’il lui consacre, à des phrases négatives, à des termes neutres qui n’ancrent pas le personnage dans une singularité particulière. Comment  le lecteur parvient-il, pourtant, à s’attacher à Jean Valjean ? Chacun souhaite savoir comment il sortira de la misère, et ce portrait, sous des apparences banales, pose bien des questions et installe la psychologie d’un personnage foncièrement universel.

 

Hugh Jackman dans Les Misérables (Tom Hooper, 2012)

Jean Valjean était d’un caractère pensif sans être triste, ce qui est le propre des natures affectueuses. Somme toute, pourtant, c’était quelque chose d’assez endormi et d’assez insignifiant, en apparence du moins, que Jean Valjean. Il avait perdu en très bas âge son père et sa mère. Sa mère était morte d’une fièvre de lait mal soignée. Son père, émondeur comme lui, s’était tué en tombant d’un arbre. Il n’était resté à Jean Valjean qu’une sœur plus âgée que lui, veuve, avec sept enfants, filles et garçons. Cette sœur avait élevé Jean Valjean, et tant qu’elle eut son mari elle logea et nourrit son jeune frère. Le mari mourut. L’aîné des sept enfants avait huit ans, le dernier un an. Jean Valjean venait d’atteindre, lui, sa vingt-cinquième année. Il remplaça le père, et soutint à son tour sa sœur qui l’avait élevé. Cela se fit simplement, comme un devoir, même avec quelque chose de bourru de la part de Jean Valjean. Sa jeunesse se dépensait ainsi dans un travail rude et mal payé. On ne lui avait jamais connu de «bonne amie» dans le pays. Il n’avait pas eu le temps d’être amoureux.

Victor Hugo, Les Misérables, 1862

 

Le portrait qui justifie le prénom du personnage : Quasimodo dans Notre-Dame de Paris, 1831

Savez-vous pourquoi le bossu de Notre-Dame s’appelle Quasimodo ? C’est Claude Frollo, le prêtre de la cathédrale qui a recueilli l’enfant, qui lui donne le nom de Quasimodo, pour une raison évoquée dans cet extrait. Comme dans le portrait de Robespierre, Danton et Marat, Victor Hugo a recours à la chute. Il ménage le suspense, crée la surprise à travers une révélation inattendue, et pousse, ainsi, à la relecture.

 

Laughton et Maureen O’Hara dans Quasimodo (William Dieterle, 1939)

Quand il tira cet enfant du sac, il le trouva bien difforme en effet. Le pauvre petit diable avait une verrue sur l’œil gauche, la tête dans les épaules, la colonne vertébrale arquée, le sternum proéminent, les jambes torses ; mais il paraissait vivace ; et quoiqu’il fût impossible de savoir quelle langue il bégayait, son cri annonçait quelque force et quelque santé. La compassion de Claude s’accrut de cette laideur ; et il fit vœu dans son cœur d’élever cet enfant pour l’amour de son frère, afin que, quelles que fussent dans l’avenir les fautes du petit Jehan, il eût par devers lui cette charité, faite à son intention. […..]

Il baptisa son enfant adoptif, et le nomma Quasimodo, soit qu’il voulût marquer par là le jour où il l’avait trouvé, soit qu’il voulût caractériser par ce nom à quel point la pauvre petite créature était incomplète et à peine ébauchée. En effet, Quasimodo, borgne, bossu, cagneux, n’était guère qu’un à peu près.

Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, 1831

 

Le portrait d’un mutilé : Gwynplaine dans L’homme qui rit, 1869

Gwynplaine est un peu le Joker de la littérature française ! Roman dont l’action se déroule dans l’Angleterre de la fin du XVIIème siècle  L’homme qui rit narre le parcours de  Gwynplaine, un enfant abandonné que des « comprachicos », ou acheteurs d’enfants, ont mutilé en lui fendant la bouche afin d’en faire une attraction de foire. Modèle de courage et de probité, Gwynplaine apprend dès son plus jeune âge à vivre avec  le rictus éternel qui défigure son visage.

C’est en riant que Gwynplaine faisait rire. Et pourtant il ne riait pas. Sa face riait, sa pensée non. L’espèce de visage inouï que le hasard ou une industrie bizarrement spéciale lui avait façonné, riait tout seul. Gwynplaine ne s’en mêlait pas. Le dehors ne dépendait pas du dedans. Ce rire qu’il n’avait point mis sur son front, sur ses joues, sur ses sourcils, sur sa bouche, il ne pouvait l’en ôter. On lui avait à jamais appliqué le rire sur le visage. C’était un rire automatique, et d’autant plus irrésistible qu’il était pétrifié. Personne ne se dérobait à ce rictus. Deux convulsions de la bouche sont communicatives, le rire et le bâillement. Par la vertu de la mystérieuse opération probablement subie par Gwynplaine enfant, toutes les parties de son visage contribuaient à ce rictus, toute sa physionomie y aboutissait, comme une roue se concentre sur le moyeu ; toutes ses émotions, quelles qu’elles fussent, augmentaient cette étrange figure de joie, disons mieux, l’aggravaient. Un étonnement qu’il aurait eu, une souffrance qu’il aurait ressentie, une colère qui lui serait survenue, une pitié qu’il aurait éprouvée, n’eussent fait qu’accroître cette hilarité des muscles ; s’il eût pleuré, il eût ri ; et, quoi que fît Gwynplaine, quoi qu’il voulût, quoi qu’il pensât, dès qu’il levait la tête, la foule, si la foule était là, avait devant les yeux cette apparition, l’éclat de rire foudroyant. Qu’on se figure une tête de Méduse gaie.

Victor Hugo, L’homme qui rit, 1869

Ce portrait est un peu la synthèse des portraits de Mme Thénardier et Jean Valjean. Il joue sur les thèmes du grotesque et du monstre, chers à Victor Hugo, mais ce portrait épouse la mutilation et la scission qui sont celles du visage de Gwynplaine. Le texte accumule les oppositions (« le rire et le baillement », « s’il eût pleuré, il eût ri », « irrésistible » et « pétrifié »), s’achève par une formule oxymorique (« une tête de Méduse gaie »), alterne phrases négatives et phrases affirmatives. C’est un portrait qui ne progresse pas, tout en faisant mine d’avancer, de nous en dire plus. Gwynplaine est un à peu près, un être à demi, à l’image d’un Quasimodo ou d’un Jean Valjean. La dernière phrase du portrait opère presque telle une chute. Le lecteur est lui-même pétrifié par la représentation de cette image, cette tête de Méduse qui nous sourirait presque.

 

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© Marc-André Grondin et Emmanuelle Seigner dans L’homme qui rit (Jean-Pierre Améris, 2012, photographie Gérard Simon)

© Helena Bonham Carter et Hugh Jackman dans Les Misérables (Tom Hooper, 2012, photograhie Danny Cohen)

© Charles Laughton et Maureen O’Hara dans Quasimodo (William Dieterle, 1939, photographie Joseph August)

© Danton, Marat, Robespierre, huile sur toile, anonyme, école française du XVIIIe siècle. Musée Lambinet n° Inv. 765