Entre lecture et écriture, les classiques de Thibaud Crivelli

« La découverte d’un parfum est une lecture sensorielle. Sa création en est une écriture. »

Parce qu’il est convaincu que le parfum est une expérience vivante, personnelle et inattendue, Thibaud Crivelli, explorateur, et amateur de la nature à l’état brut, lance Maison Crivelli, une marque de parfums authentique et singulière, invitant à l’exploration des sens. Il nous raconte ses classiques, véritables ponts entre diverses cultures que ce voyageur aime défricher et lire de préférence dans leur langue d’origine.

Thibaud, quel lecteur es-tu et notamment quel lecteur de classiques es-tu ou as-tu été ?

La lecture est pour moi un plaisir, un hobby, mais ce n’est pas mon unique passion – je voyage beaucoup, je fais énormément de choses – et j’y consacre donc un temps variable. C’est en tout cas une porte ouverte vers un univers dont je ne suis pas spécialiste mais auquel je suis sensible. Je lis avec une démarche de découvreur, et je mets un point d’honneur à explorer des territoires littéraires qui sont très différents les uns des autres.

Petit, j’ai lu beaucoup de classiques, notamment français, trouvés dans notre vieille bibliothèque familiale,en bois ciré. Je garde un souvenir très net de collections de livres anciens, de leur format, de l’odeur et de l’aspect des papiers vieillis. Rapidement, je me suis tourné vers la littérature du XIXème siècle, notamment le réalisme et le naturalisme. J’ai trouvé dans les messages de ces mouvements littéraires un vrai sens, à travers les univers qu’elle dépeint et ce qu’elle exprime de la réalité du quotidien de l’époque.

Mais j’ai, très jeune, eu un fort intérêt pour les langues étrangères.Les langues étrangères sont pour moi la première porte d’accès à la compréhension des cultures. Je m’y suis mis très tôt et ai graduellement augmenté le nombre de langues étudiées. De ce fait, je me suis naturellement tourné vers les littératures étrangères, car j’aime lire la littérature dans sa langue d’origine. Par exemple, quand j’ai commencé à apprendre le portugais, je me suis mis à lire des romans lusophones, notamment Les Capitaines des Sables de Jorge Amado, ou Le Dieu Manchot de José Saramago, roman pour lequel il a reçu le prix Nobel de littérature.

La littérature est donc, pour toi, liée aux voyages ?

Tout à fait. Lorsque j’ai rencontré et voulu mieux comprendre de nouvelles cultures, je suis passé par la littérature pour mieux cerner l’histoire, m’imprégner de l’atmosphère et de l’ambiance de ces pays. À l’âge de 22 ans, en 2006, je suis partie en Asie pour la première fois et c’est en rentrant avec le Transsibérien que j’ai commencé à explorer la littérature russe, et notamment ses classiques, Tolstoï, Pouchkine, Dostoïevski.

Par la suite, lorsque je suis retourné en Asie en 2008, j’ai approfondi ma découverte de la civilisation chinoise, et dans la même démarche, je me suis intéressé à la littérature chinoise contemporaine, que je lisais en chinois, dans un souci de mieux maîtriser la langue. Je voulais mieux comprendre et mieux voir la Chine, non pas à travers le regard de l’Occidental sinophile que je suis mais sous l’angle d’un local qui a été témoin des changements politiques, sociétaux, et culturels qu’a vécu son pays au XXème siècle.

Plus récemment, suite à plusieurs voyages en Asie Centrale, j’ai eu la démarche de découvrir des cultures à mi-chemin entre l’Asie et l’Europe, et notamment celles de la route de la Soie.  Je me concentre aujourd’hui sur l’étude du turc et du persan, et je découvre par là-même les grands poètes iraniens ou les oeuvres d’Orhan Pamuk. J’ai personnellement apprécié Neige, un formidable roman politique, et Mon Nom est Rouge qui relate la fomentation d’un complot dans le monde des miniaturistes ottomans.

Quels sont les romanciers chinois qui t’ont marqué ?

Je citerais trois écrivains, Ma Jian, Chie Li, Yu Hua, trois auteurs qui décrivent le quotidien. Il s’agit de fiction mais ils décrivent, de façon précise, le quotidien d’un peuple, et d’une Chine qu’on ne connaît pas forcément. Les personnages de ces romans font face aux changements de la Chine du XXème siècle.

Je citerais également Gao Xingjian, autre prix Nobel de littérature, et son roman La Montagne de l’âme. Il s’agit de la première œuvre chinoise que j’ai lue et c’est un roman incontournable pour comprendre la philosophie chinoise. La Montagne de l’âme me parle beaucoup car j’ai exploré la Chine souvent seul et il met en scène un ermite, assez mystique, qui vit dans des montagnes,  et offre une réflexion existentielle sur la vie.

Enfin, j’évoquerais Lao She, un des premiers romanciers modernes chinois, qui décrit Pékin, ville où j’ai vécu, au début du XXème siècle. On est transporté dans une Chine d’un autre temps, et l’esprit de la ville de Pékin – qui est en train de disparaître et dont j’ai pu avoir un aperçu – est fortement représenté avec ses Hutong (ruelles), ses Siheyuan (architecture typique de Pékin, où différentes familles vivent autour de cours carrées très conviviales).

Maison Crivelli se donne pour mission de surprendre à travers des créations contrastées et d’amener le client à explorer le parfum sous un angle sensoriel et très personnel. Quel lien fais-tu entre la lecture d’une œuvre et la lecture d’un parfum ?

Chaque parfum de Maison Crivelli est inspiré d’expériences olfactives personnelles, puissantes, surprenantes et mémorables. Je vis au quotidien en mettant tous mes sens en exergue ce qui m’amène à enrichir mes expériences, à vivre davantage de surprises, à mieux me connecter à autrui, au monde qui m’entoure, et cela m’a donné une lecture très spécifique et inattendue du parfum. C’est un état d’esprit que je retrouve en tant que lecteur puisque pour moi, les œuvres les plus belles, doivent être de facto multi-sensorielles, et le parfum a le même pouvoir que la littérature de faire vivre les choses de manière très personnelle.

Ce qui m’importe, avec Maison Crivelli, c’est que j’ouvre une porte d’entrée et j’accompagne chacun dans cette exploration du parfum, tout en respectant la façon dont ce moment sera vécu. Je veux surtout que chacun comprenne comment le parfum fait écho en lui, et il est bon de lire et relire un parfum (au sens de « vivre le parfum », et de le porter), comme on peut lire et relire une œuvre. Parce que la lecture d’un livre, tout comme la lecture d’un parfum, au gré de ses émotions, de sa personnalité et de son chemin de vie, prendra des tonalités très différentes.

De même, quel parallèle fais-tu entre l’écriture d’un livre et celle d’un parfum ?

La création d’un parfum, tout comme la création d’un livre, est une expérience vivante. Une œuvre littéraire est un assemblage de mots qui se répondent les uns les autres. Le parfum est, lui, constitué de matières premières, que j’appelle vivantes, qui interagissent entre elles et évoluent dans le temps. La difficulté de l’écriture d’un parfum réside dans le nombre de matières premières à utiliser et dans la capacité d’un parfumeur à rendre beau et équilibré un assemblage très complexe de matières qui doivent surprendre mais évoluer dans le temps avec harmonie.

A travers l’univers développé autour de Maison Crivelli, j’invite d’ailleurs le client à  faire une pause, être dans l’instant et prendre du temps pour lui afin qu’il puisse vivre une découverte active et qualitative du parfum. Maison Crivelli s’inscrit donc dans une démarche de « slow perfume« .

Y-a-t-il des auteurs ou des œuvres qui t’ont guidé, et marqué, dans l’éveil à l’olfaction et à la sensualité ?

Il serait difficile de ne pas citer Le Parfum, de Süskind, qui reste une œuvre majeure pour traiter ce sujet de manière directe. Mais bien des écrivains traitent de l’olfaction. Les romans qui me touchent sont avant tout ceux qui décrivent, et transportent dans un univers multi-sensoriel, où l’olfaction est omniprésente, comme chez Tolstoï ou Balzac par exemple.

La littérature ne m’a pas éveillé  à l’olfaction – j’y ai toujours été très sensible –  mais lorsqu’on s’éveille à l’olfaction, on lit différemment, on perçoit le monde différemment. Si je lis un roman qui décrit un boudoir, une promenade champêtre, une ambiance de rue ou un marché, je vais pouvoir convoquer des odeurs de poudre, de cuir, d’herbe, ou d’épices, et l’olfaction peut être évoquée de plein de façons diverses et variées. 

Tout comme il est possible de s’éduquer à la littérature, est-il possible de mieux sentir, et comment y arriver ?

L’odorat est le sens le plus fort, mais c’est celui qu’on comprend et qu’on connaît le moins. C’est aussi celui que l’on éduque le moins.  Pour mieux sentir, il faut avant tout prendre son temps et se rapprocher des matières premières, non pas sous un angle technique mais en mettant ses sens en éveil et en créant des associations sensorielles. Avec des couleurs, des sons, des textures et des références au goût… tous ces univers servent d’ailleurs à décrire le parfum, et c’est sous cet angle qu’il faut le (re)découvrir.

 

Pour en savoir plus :

www.maisoncrivelli.com /Facebook/Instagram

Disponible au Bon Marché Rive Gauche du 27 Octobre au 31 Décembre.

Si les arts de la table m’étaient contés (1/2) : les plus belles scènes de repas de la littérature classique

Les scènes de repas sont un thème récurrent de la littérature classique, et ceci notamment à partir du XIXème siècle, grâce à l’essor du réalisme concomitant au développement des arts de la table. Véritable enjeu narratif, lieu d’expression du pouvoir mais aussi de la séduction, le repas est alors essentiellement abordé dans sa dimension nourricière ; les écrivains réalistes décrivant avant tout ce que l’on mange. Le contenu de ce repas révèle l’appartenance des personnages à un milieu social, et la façon dont ce repas est mangé, dégusté, appréhendé, dit bien des choses sur les relations qui unissent les convives.

Mais la scène de repas peut également être appréhendée dans une dimension purement esthétique. L’écrivain s’attarde alors sur les arts de la table, plus que sur les mets savourés. Une attention particulière est accordée aux matières (est-il question de faïence, de cristal, de porcelaine ?), aux couleurs (la table est-elle dressée dans des tons sourds, ou vifs ?) et aux sons (celui des verres en cristal ou des couverts en argent qui s’entrechoquent) ; et c’est à une véritable fête des sens que le lecteur est convié. Retour, sans plus attendre, sur les plus beaux services et les plus belles tables de la littérature classique…

Le service léger et cristallin de La Curée

« Entre ces pièces principales, les réchauds, grands et petits, s’alignaient symétriquement, chargés du premier service, flanqués par des coquilles contenant des hors-d’œuvre, séparés par des corbeilles de porcelaine, des vases de cristal, des assiettes plates, des compotiers montés, contenant la partie du dessert qui était déjà sur la table. Le long du cordon des assiettes, l’armée des verres, les carafes d’eau et de vin, les petites salières, tout le cristal du service était mince et léger comme de la mousseline, sans une ciselure, et si transparent qu’il ne jetait aucune ombre. »

Emile Zola, La Curée, 1872

L’argenterie du baron de Sigognac dans Le capitaine Fracasse

« La cavalcade rentra au château. Un somptueux repas, servi dans la salle où jadis le pauvre Baron avait fait souper les comédiens avec leurs propres provisions, n’ayant rien en son garde-manger, attendait les hôtes, qui furent charmés de sa belle ordonnance. Une riche argenterie aux armes de Sigognac étincelait sur une nappe damassée, dont la trame montrait, parmi ses ornements, des cigognes héraldiques. Les quelques pièces de l’ancien service qui n’étaient pas tout à fait hors d’usage avaient été religieusement conservées et mêlées aux pièces modernes pour que ce luxe n’eût pas l’air trop récent, et que l’ancien Sigognac contribuât un peu aux splendeurs du nouveau. On se mit à table. »

Théophile Gautier, Le capitaine Fracasse, 1863

Le service en faïence du Médecin de campagne

« La table était couverte d’une nappe de cette toile damassée inventée sous Henri IV par les frères Graindorge, habiles manufacturiers qui ont donné leur nom à ces épais tissus si connus des ménagères. Ce linge étincelait de blancheur et sentait le thym mis par Jacquotte dans ses lessives.  La vaisselle était en faïence blanche bordée de bleu, parfaitement conservée. Les carafes avaient cette antique forme octogone que la province seule conserve de nos jours. Les manches des couteaux, tous en corne travaillée, représentaient des figures bizarres. En examinant ces objets d’un luxe ancien et néanmoins presque neufs, chacun les trouvait en harmonie avec la bonhomie et la franchise du maître de la maison. L’attention de Genestas s’arrêta pendant un moment sur le couvercle de la soupière que couronnaient des légumes en relief très bien colorés, à la manière de Bernard Palissy, célèbre artiste du XVIème siècle. »

Balzac, Le Médecin de campagne, 1830

La porcelaine de Sèvres d’Illusions perdues

« Le souper, servi dans une argenterie neuve, dans une porcelaine de Sèvres, sur du linge damassé, respirait une magnificence cossue. Chevet avait fait le souper, les vins avaient été choisis par le plus fameux négociant du quai Saint-Bernard, ami de Camusot, de Matifat et de Cardot. Lucien, qui vit pour la première fois le luxe parisien fonctionnant, marchait ainsi de surprise en surprise, et cachait son étonnement en homme d’esprit, de cœur et de style qu’il était, selon le mot de Blondet. »

Balzac, Illusions perdues, 1837

Les assiettes à petits fours dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs

« Ils me rappelaient ces assiettes à petits fours, des Mille et une Nuits, qui distrayaient tant de leurs « sujets » ma tante Léonie quand Françoise lui apportait, un jour, Aladin ou la Lampe merveilleuse, un autre, Ali-Baba, Le Dormeur éveillé ou Simbad le Marin embarquant à Bassora avec toutes ses richesses. J’aurais bien voulu les revoir, mais ma grand-mère ne savait pas ce qu’elles étaient devenues et croyait d’ailleurs que c’était de vulgaires assiettes achetées dans le pays. »

Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, 1919

Le dîner aux chandelles de Bel-Ami

« On le fit monter au second étage, et on l’introduisit dans un petit salon tendu de rouge et ouvrant sur le boulevard son unique fenêtre. Une table carrée, de quatre couverts, étalait sa nappe blanche, si luisante qu’elle semblait vernie ; et les verres, l’argenterie, le réchaud brillaient gaiement sous la flamme de douze bougies portées par deux hauts candélabres. Au dehors on apercevait une grande tache d’un vert clair que faisaient les feuilles d’un arbre, éclairées par la lumière vive des cabinets particuliers. »

Guy de Maupassant, Bel-Ami, 1885

 

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Illustration : photo tirée de la série télévisée Downton Abbey (2010-2015) ©Carnival Films