Mélodie d’amour chante l’esprit de Camille Emmanuelle

« Ceux qu’on appelait les libertins étaient des philosophes qui s’opposaient au roi, aux curés, et qui luttaient pour les libertés individuelles, politiques et sexuelles. »

Passionnée de presse féminine comme de littérature érotique au point de lui avoir consacré une application (Un Texte Un Eros),  très sensible à la question des femmes et de leurs représentations, j’attendais avec impatience la sortie de Sexpowerment, Le sexe libère la femme (et l’homme) aux éditions Anne Carrière. Écrit par Camille Emmanuelle, journaliste et auteur de trente-cinq ans, cet essai à la fois jubilatoire et exigeant dresse un état des lieux de l’érotisme et de la condition sexuelle en France, appelant à une vie sexuelle épanouie et surtout libre de tout diktat. Avec franchise et humour, Camille Emmanuelle témoigne du fait que l’on peut vivre sa sexualité de mille et une façons, et que lire Pierre Louÿs, citer Michel Sardou et Félix Guattari tout en étant fan de Madonna est chose possible !

Un très bel ouvrage, donc. Il nous fallait soumettre Camille à la question !

Camille, quelle lectrice es-tu, et quelle lectrice de classiques es-tu ?

Je lis principalement des romans contemporains, particulièrement des romans américains ou anglais (Jay McInerney, Jonathan Franzen, James Salter, Nick Hornby font partie des mes auteurs cultes). Mais je dois avouer que depuis que je regarde des séries, je prends moins le temps de lire. Quand je regarde The Wire, j’ai l’impression de relire Shakespeare, l’effort intellectuel en moins, haha !

Y-a-t-il des classiques qui sont des livres de chevet pour toi ?

J’ai un rapport compliqué avec les classiques. J’ai fait un bac L, puis une prépa littéraire (Hypokhâgne – Khâgne), pendant laquelle j’ai « bouffé du classique ». Littérature médiévale, littérature du XVIIIème, etc. C’était super mais j’étais frustrée de n’étudier que des auteurs morts ! Après ces études, j’ai enfin eu le temps de lire des polars cubains, de la littérature française des années 90, des romans graphiques canadiens. Ce n’est que très récemment que je me suis replongée dans les classiques, lorsqu’une amie m’a offert Martin Eden de Jack London, écrit en 1909, une œuvre en partie autobiographique. Une écriture absolument bouleversante, un regard extrêmement lucide sur le monde contemporain : comment avais-je pu vivre toutes ces années sans ce livre sur ma table de chevet ? me suis-je dit alors. Depuis j’ai dépoussiéré les livres qui étaient un peu planqués au fond de ma bibliothèque. J’ai envie de relire les textes qui m’ont marqué dans ma vingtaine : les romans d’Italo Calvino, Les Raisins de la Colère de Steinbeck, ou encore Chien Blanc de Romain Gary. Et en écrivant ces lignes je réalise qu’ils ne sont pas si « classiques » que cela.

Y-a-t-il des personnages de la littérature classique que tu imagines, ou penses, puissamment érotiques, qui ont participé de ton imaginaire érotique ?

C’est cliché, mais le couple marquise de Merteuil et vicomte de Valmont, qui se moquent de la société pudibonde et se livrent à la débauche ont marqué mon imaginaire d’ado. Certes la marquise finit avec la petite vérole (spoiler !), mais cette image d’une héroïne « née pour venger son sexe », libertine, puissante, et perverse contrebalançait avec bonheur celle de la femme douce et romantique que je voyais par ailleurs fleurir dans la littérature et les films classiques.

Tu es passionnée de littérature érotique. Parmi les classiques de la littérature érotique, quels sont tes livres de chevet ? As-tu une période ou un genre de prédilection, comme la poésie d’Apollinaire par exemple, ou les romans de couvent du XVIIIème siècle ?

Ces livres ne sont pas sur ma table de chevet, mais dans une belle bibliothèque offerte par ma grand-mère, que j’ai appelé mon « Enfer ». On y trouve Pierre Louÿs, Anais Nin, Pauline Réage, Françoise Rey, Esparbec, mais aussi des livres comme Vénus dans le cloître par l ‘Abbé du Prat ou Les Délices du Fouet de Lord Drialys, des livres chinés chez des bouquinistes. Comme je l’explique dans Sexpowerment, j’ai toujours été fascinée par les textes érotiques mettant en scène des curés, des nonnes, etc. Une littérature érotique, certes, mais aussi subversive et drôle. Quand je partais en voyage avec mon amoureux, j’emportais un tome de l’Anthologie historique des lectures érotiques par Jean Jacques Pauvert (je parle au passé car là on vient d’avoir un enfant, on lit plus « les bébés animaux », « la comptine des perroquets »…) Dans l’avion ou dans le train on se lisait des extraits. Les textes du XVIIIème siècle sont particulièrement savoureux ? Certains nous émoustillaient, d’autres nous touchaient par leur poésie, d’autres enfin nous faisaient éclater de rire. Quoiqu’il en soit, il faut rappeler que les auteurs qui écrivaient des textes de culs avant 1968 étaient des punks : ils risquaient l’emprisonnement, ou pire. Ceux qu’on appelait les libertins à l’époque n’étaient pas des mecs ayant comme pseudo « gros-cokin75 », mais des philosophes qui s’opposaient au roi, aux curés, et qui luttaient pour les libertés individuelles, politiques et sexuelles.

Quels ouvrages conseillerais-tu à quelqu’un qui voudrait s’initier à la grande littérature érotique ?

Oulala, pas facile comme question. Les anthologies dont je viens de parler sont une bonne introduction à cette littérature. En un peu plus contemporain, je conseille toujours Venus Erotica, d’Anais Nin, petit chef d’œuvre.

Quel regard portes-tu sur le mommy porn et les romans comme Cinquante nuances de Grey ?

C’est le sujet de mon prochain livre ! Un pamphlet, contre ces mommy porns. Il se trouve que pendant un an, j’ai écrit, sous pseudo 12 romances érotiques façon Cinquante nuances, pour un éditeur français. Un bon job alimentaire, mais j’ai failli devenir folle. Car sous le vernis de modernité (ça se passe dans une capitale, la fille a un smartphone, mange des cupcakes et envoie des sextos), ces livres offrent une vision extrêmement rétrograde, conservatrice, hétéro-normé, et sexiste des hommes, des femmes, du sexe, de l’amour, du couple. Je ne devais pas écrire des mommy porn mais des Zemmour porn : la fille est jeune, naïve, quasi vierge, souvent timide, l’homme est milliardaire, puissant, et il va faire découvrir le plaisir à cette cruche… Un petit exemple : mon héroïne ne devait pas se masturber. C’était le héros qui devait faire jouir la femme. En 2014, donc…  C’est la littérature censée se lire à une main, qui est écrite avec les pieds, mais pour moi ce n’est pas le plus grave. Après tout Musso et Marc Lévy cartonnent. Non, le problème, c’est bien la fabrication massive de fantasmes destinés aux jeunes femmes, qui les corsettent mentalement plus qu’elle ne les libère.

Illustration : photographie de couverture de Sexpowerment, Le sexe libère la femme (et l’homme) aux éditions Anne Carrière.

Sexpowerment, Le sexe libère la femme (et l’homme), 240 pages, paru le 07 avril 2016 aux éditions Anne Carrière. 18 euros.

Qui sont les Top Chefs de la littérature classique ?

Si Hélène Darroze, Jean-François Piège, Michel Sarran ou Philippe Etchebest devaient monter une brigade, à quels héros de la littérature pourraient-ils faire appel ? Qui sont les fins cuisiniers de la littérature française ?

Françoise dans A la recherche du temps perdu de Marcel Proust

Excellente cuisinière doublée d’une fidélité à toute épreuve, Françoise est d’abord la cuisinière de tante Léonie, avant de devenir celle des parents du Narrateur. Ses plats, à la fois variés et de saison, relèvent d’une cuisine bourgeoise, champêtre et authentique. Cette cuisine ravit les sens du Narrateur et est indissociable de ses souvenirs olfactifs et gustatifs d’enfance qu’il décrit à loisir dans Du côté de chez Swann. Assurément la recrue idéale, qui irait nécessairement en finale. Un manque de prise de risques serait peut-être à déplorer.

« Au fonds permanent d’œufs, de côtelettes, de pommes de terre, de confitures, de biscuits, qu’elle ne nous annonçait même plus, Françoise ajoutait – selon les travaux des champs et des vergers – le fruit de la marée, les hasards du commerce, la politesse des voisins et son propre génie, et si bien que notre menu, comme ces quatre feuilles qu’on sculptait au XIIIème siècle au portail des cathédrales, reflétait un peu le rythme des saisons et des épisodes de la vie : une barbue parce que la marchande lui en avait garanti la fraîcheur, une dinde parce qu’elle en avait vu une belle au marché de Roussainville-le-Pin, des cardons à la moelle parce qu’elle ne nous en avait pas encore fait de cette manière-là, un gigot rôti parce que le grand air creuse et qu’il avait bien le temps de descendre d’ici sept heures, des épinards pour changer, des abricots parce que c’était encore une rareté, des groseilles parce que dans quinze jours il n’y en aurait plus »[1]

Cunégonde dans Candide de Voltaire

Cunégonde est une recrue idéale pour tout ce qui relève du sucré. Celle qui épouse Candide à la fin du conte de Voltaire, malgré une laideur repoussante et un caractère insupportable se révèle, in fine, « une excellente pâtissière »[2]. Tout est donc bien qui finit bien, et Cunégonde est la preuve vivante que malgré un prénom ridicule et une apparence physique des plus repoussantes, l’on peut tenir un homme par le ventre ! A noter que les talents culinaires de Cunégonde semblaient être en germe dès le début du conte puisque cette dernière, dans sa prime jeunesse, est décrite comme « haute en couleur, fraîche, grasse, appétissante »[3]. Un gâteau, en somme !

Ragueneau dans Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand

Ragueneau, rôtisseur-pâtissier et ami de Cyrano, a sa boutique « au coin de la rue Saint-Honoré et de la rue de l’Abre-Sec »[4]. On y trouve des volailles qui tournent sur des broches et « des quinconces de brioches, des villages de petits fours »[5]. Mauvais gestionnaire, ce cuisiner est avant tout un poète passé maître en tartelettes amandines :

« Battez, pour qu’ils soient mousseux, / Quelques œufs ; / Incorporez à leur mousse / Un jus de cédrat choisi ; / Versez-y /Un bon lait d’amande douce ; / Mettez de la pâte à flan / Dans le flanc / De moules à tartelette ; / D’un doigt preste, abricotez / Les côtés ; / Versez goutte à gouttelette / Votre mousse en ces puits, puis / Que ces puits / Passent au four, et, blondines, / Sortant en gais troupelets, / Ce sont les /Tartelettes amandines ! »[6]

Cette recrue inventive et généreuse doit impérativement être canalisée, Ragueneau étant capable du meilleur… comme du pire !

Vatel dans les Lettres de Madame de Sévigné

Vatel a réellement existé, et il a même donné son nom à une école de cuisine ! François Vatel était un pâtissier et traiteur, au service de Louis XIV. C’est Madame de Sévigné qui nous relatera les circonstances de sa mort : alors qu’il a préparé un somptueux repas à l’occasion d’une réception royale, la marée, c’est-à-dire les poissons, n’arrive pas. Notre cuisinier, homme inquiet ne souffrant pas le déshonneur finit par se suicider ! Vatel est une recrue à manipuler avec douceur. Une fois en confiance, ce Stradivarius  au sens aiguisé du devoir peut faire des merveilles :

« On soupa ; il y eut quelques tables où le rôti manqua, à cause de plusieurs dîners où l’on ne s’était point attendu.  Cela saisit Vatel ; il dit plusieurs fois : « Je suis perdu d’honneur ; voici un affront que je ne supporterai pas. » Il dit à Gourville : « La tête me tourne, il y a douze nuits que je n’ai dormi ;  aidez-moi à donner des ordres. »  Gourville le soulagea en ce qu’il put.  Ce rôti qui avait manqué, non pas à la table du Roi, mais aux vingt-cinquièmes, lui revenait toujours à la tête.  Monsieur le Prince alla jusque dans sa chambre, et lui dit : « Vatel, tout va bien, rien n’était si beau que le souper du Roi. » »[7]

Vous souhaitez relire la mort de Vatel, des extraits de Candide, Cyrano de Bergerac ou Du côté de chez Swann ? Téléchargez notre application Un texte Un jour !

Illustration : Top Chef, saison 7

[1] Marcel Proust, Du côté de chez Swann, 1913

[2] Voltaire, Candide, 1759

[3] Voltaire, Candide, 1759

[4] Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, II, 1897

[5] Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, II, 1897

[6] Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, II 4, 1897

[7] Lettre de la marquise de Sévigné à Mme de Grignan, 1671