« Je le vis, je rougis, je pâlis » : pourquoi l’aveu de Phèdre à Oenone est-il un texte universel ?

« Je le vis, je rougis, je pâlis » : Tout le monde connaît l’aveu amoureux de Phèdre à sa suivante Oenone dans Phèdre que vous pouvez retrouver au sein de notre application Un texte Un jour . Cette tirade écrite par Racine est un des textes les plus connus de la littérature française. Pourquoi ?

Quel est le contexte de cette tirade ?

Cette tirade est située à l’I 3 de Phèdre. Depuis le début de la pièce, nous savons Phèdre rongée par un mal inconnu. Maladie, dépression, mélancolie, chagrin lié à l’absence de son mari Thésée ? Tout le monde s’inquiète pour Phèdre, sauf peut-être son beau-fils Hippolyte qui n’a jamais aimé son odieuse belle-mère. A force de la voir dépérir, sa suivante Oenone, qui semble tenir une autorité morale sur Phèdre, la presse de questions. Phèdre va finir par avouer qu’elle est rongée par une passion amoureuse.

Une tirade parfaitement construite… pour dire le plus grand désarroi….

C’est le paradoxe de cette tirade. Longue et difficile, cette tirade, véritable morceau de bravoure, va décrire de manière très chronologique comment la passion amoureuse s’est emparée de Phèdre. Cette tirade est le récit rétrospectif de la naissance de son amour pour Hippolyte.

  • comment le coup de foudre a frappé Phèdre
  • vains efforts de Phèdre pour surmonter sa passion
  • une fois la passion avouée, tentative de Phèdre d’éloigner l’objet de cette passion
  • l’objet de son amour éloigné, Phèdre retrouve la paix
  • arrivée à Trézène, Phèdre a revu « l’Ennemi » qu’elle avait éloigné. La passion redouble.

Les alexandrins, les rimes et les mots courts renforcent l’impression d’immédiateté et d’irréversibilité du coup de foudre.

Hippolyte presque jamais nommé

Le tour de force de cette tirade : ne jamais, ou presque, nommer Hippolyte ! Saisis d’horreur et d’effroi, le lecteur, le spectateur et Oenone découvrent en même temps l’objet de la passion coupable de Phèdre (« J’adorais Hippolyte, et le voyant sans cesse »). Cette dernière est éprise de son beau-fils Hippolyte. Hippolyte n’est nommé qu’une seule fois, et il est ensuite seulement désigné par des périphrases.

Le fait de si peu nommer Hippolyte rend cette tirade universelle : « Je le vis, je rougis, je pâlis » peut s’adresser à tout le monde.

Un personnage totalement soumis à l’amour

Le personnage de Phèdre est indissociable de la passion amoureuse, il est LE personnage qui souffre d’une passion interdite impossible à réprimer. Cette souffrance s’exprime par une grande importance accordée au champs lexical du corps. L’amour est considéré comme une maladie. Phèdre ne semble plus reconnaître ce corps et ce cœur qui tous deux la trahissent (« Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ; / Je sentis tout mon corps, et transir et brûler. »). Notons que le terme de « passion », qui est issu du latin « passio », la souffrance, prend ici tout son sens étymologique.

Phèdre, un personnage maudit frappé par des forces qui la dépassent

Cette tirade témoigne de toute la complexité du personnage de Phèdre. Phèdre, fille de Minos et de Pasiphaé est issue d’une famille des plus maudites. Si Phèdre a conscience de la passion coupable qui est la sienne, elle se place néanmoins sous l’égide de Vénus. Vénus a frappé la race de Phèdre de malédiction, et Phèdre ne peut que se soumettre à cette loi divine.

Faut-il voir Phèdre comme réellement victime de Vénus (« C’est Vénus tout entière à sa proie attachée. ») ? Ou est-elle une manipulatrice et intrigante, qui aurait dû et pu se raisonner ?

Le drame de Phèdre ? N’avoir été que le second choix de Thésée…

Si ce n’est pas expliqué ici, rappelons que Thésée a épousé Phèdre après avoir abandonné Ariane, la sœur aînée de Phèdre, sur l’île de Dia. Phèdre a donc été, quelque part, un second choix pour Thésée. Ce coup porté à l’orgueil de Phèdre peut-il expliquer sa déraison ? Racine ne répond pas à cette question, mais nous pensons qu’elle mérite en tout cas d’être posée !

 

Vous souhaitez relire l’aveu de Phèdre à Oenone et d’autres extraits de Phèdre ? Téléchargez nos applications Un texte Un jour et Un Texte Un Eros  !

Illustration : Dominique Blanc dans Phèdre (mise en scène de Patrice Chéreau aux Ateliers Berthier, 2003)

 

 

 

 

 

 

Personne ne lui volera ce qu’elle a dansé : Céline Guarneri

« Je crois que j’ai voulu écrire pour offrir à mon tour cette joie inestimable à d’autres petites filles et à de plus grandes qui se souviennent qu’elles ont un jour été de petites filles. »

Parce qu’il y a mille et une façons d’écrire, de lire et d’être publié, nous avons souhaité donner la parole cette semaine à Céline Guarneri. Cette romancière, lyonnaise d’adoption, a créé, au fil des années et à travers une œuvre ardente et singulière, un univers bien à elle, quelque part entre Le Diable s’habille en Prada et Le vieux qui lisait des romans d’amour ! Un cocktail explosif donc, que vous pouvez notamment retrouver à travers ses deux romans Adopte-une-vengeance.com et Les saisons volées n’ont pas d’été et leur inénarrable héroïne Mathilda. Enfin, alors que l’univers de l’auto-édition est en plein bouleversement, Céline Guarneri met en lumière un phénomène de littérature participative encore émergent : le web-feuilleton, à travers Le Ciel ne te doit rien. Interview d’une lectrice tout feu tout flamme !

Céline, quelle lectrice es-tu et notamment quelle lectrice de classiques ?

Je suis une lectrice « tablette de chocolat ». Je lis tant qu’il reste encore des carreaux à croquer. Je ne peux pas m’empêcher de commencer plusieurs livres à la fois. En fonction de mon humeur et du moment de la journée, je vais me plonger dans un roman, un essai, un recueil de poèmes, un magazine. Je peux lire avec autant d’impatience et d’enthousiasme un article du magazine Elle qu’un roman de Romain Gary.

Je suis une lectrice de classiques « pieuse ». Pour moi, ouvrir un classique, c’est une parenthèse sacrée dans le quotidien. J’ai l’impression de retrouver des professeurs de vie, des personnages qui m’ont offert un compagnonnage émotionnel précieux et salvateur en de nombreuses occasions. J’avais affiché cette phrase de Sartre sur l’un des murs de ma chambre : « J’ai commencé ma vie comme je la finirai sans doute : au milieu des livres ».  Je n’en ai pas plein les murs de mon appartement, mais ceux qui m’entourent, je les ai tous lus, je les relis même parfois. Si je sais que je n’aurai pas envie de feuilleter à nouveau un livre, je le donne, je l’abandonne. Je pratique beaucoup le livre-échangisme !

Pour revenir aux classiques, je suis une grande admiratrice du travail de Jane Austen, Virginia Woolf, Herman Hesse, Stefan Zweig, Saint-Exupéry et Romain Gary. Je me souviens de moments d’extase allongée dans un pré pendant les longues journées d’été où il n’y avait rien d’autre à faire que de rêver à d’autres vies grâce à ces fenêtres sur l’ailleurs qu’étaient ces romans. J’ai pleuré lorsque Lizzie Benneth a enfin vaincu son orgueil pour avouer ses sentiments à Monsieur Darcy, j’ai pleuré quand le Petit Prince est reparti, j’ai ri quand Romain Gary raconte comment il a presque failli tuer Hitler ou comment il a surpassé Casanova et tous les amants zélés en mangeant un soulier en caoutchouc pour épater Valentine. Je ne me sentais jamais seule, j’avais un classique, je pouvais tout surmonter dans la vie. Mon roman Les saisons volées n’ont pas d’été  est un hommage rendu à la littérature pour tout ce qu’elle m’a apporté dans l’existence : réconfort, confiance en soi, ouverture d’esprit, foi en de nouveaux horizons. J’ai eu de longs combats à mener, j’ai pu éprouver maintes fois la force de ces pépites de vie contenues dans les livres.

Es-tu issue d’une famille de lecteurs ? Comment le goût des livres s’est-il imposé à toi ?

Je ne suis pas issue d’une famille de lecteurs. Mon père est né en Sicile et n’aime pas lire. J’ai été très émue quand il m’a avoué avoir terminé mon roman. Cela doit faire partie des deux ou trois livres qu’il a lus dans sa vie. Ma mère nous a cependant donné envie de lire en nous montrant l’importance de bien maîtriser la langue pour « s’en sortir dans la vie », comme elle disait. Petite, elle nous lisait des histoires avant de nous endormir. Mais je n’ai pas vu mes parents lire. Ils avaient la vie des ouvriers éreintés par un quotidien difficile. Leur repos était un repos du corps. La lecture, c’était un moment d’oisiveté et ils n’avaient pas ce luxe. J’ai grandi à la campagne en Auvergne. Mais mes sœurs et moi-même sommes devenues des ogres de lectrices. Nous allions au bibliobus du village chercher de quoi nous nourrir pour la semaine et en deux soirs, nous avions déjà tout dévoré. Je crois que j’ai voulu écrire pour offrir à mon tour cette joie inestimable à d’autres petites filles et à de plus grandes qui se souviennent qu’elles ont un jour été de petites filles.

Quels classiques constituent tes livres de chevet ?

Comme je te le disais, du Jane Austen, Pride and prejudice, La promesse de l’Aube de Romain Gary, Les contemplations de Victor Hugo, Mrs Dalloway, Crépuscule d’Automne de Cortázar, L’amour au temps du choléra, Les Quatre filles du Docteur March… oui, je sais, on ne se moque pas ! Ce roman de jeunesse m’a tellement construite. Si un jour j’avais une fille, je crois que je l’appellerais Joséphine.

Tu es passionnée de tango et de culture sud-américaine ? Quelles œuvres littéraires conseillerais-tu à quelqu’un qui souhaiterait découvrir cette culture ?

Je lui conseillerais de commencer par les plus grands, les Argentins : Borges et ses Fictions, l’Aleph, le livre de sable. Puis Julio Cortázar, ses poèmes dans Crépuscule d’Automne, de purs bijoux, Marelle, un roman inédit qui peut se lire de façon linéraire, chapitre après chapitre ou suivant un ordre défini par l’auteur lui-même. Une expérience assez incroyable ! Ensuite, je lui dirais de faire un détour par la Colombie et de dévorer tout ce qui pourrait lui tomber sous la main de Gabriel Garcia Márquez. Et puis, je lui proposerais d’écouter des tangos. Parce qu’ils sont des pièces majeures de la littérature argentine. Ils ont été composés par les plus grands poètes du XXème siècle. Borges en a écrits beaucoup. Pour les plus téméraires, enfin, je les emmènerais se perdre entre les pages de deux poétesses argentines dont les poèmes sont parmi les plus poignants et les plus désespérés que j’ai pu lire : Alfonsina Storni et Alejandra Pizarnik. Les deux se sont suicidées jeunes.

 Tu as écrit plusieurs romans, et notamment Adopte-une-vengeance.com et Les saisons volées n’ont pas d’été, deux romans dont l’héroïne, Mathilda, est la pasionaria d’un amour libéré et libérateur, par certains côtés une féministe, même si j’emploie le terme avec une grande précaution. Mathilda pourrait-elle être apparentée à certaines figures féminines de la littérature classique ?

Mathilda est un peu pour moi une anti-héroïne. J’ai voulu la rendre désagréable et exaspérante de fausse perfection et de self-control permanent au début de l’histoire pour la rendre d’autant plus émouvante et vulnérable par la suite. On a tous en nous quelque chose de Mathildesque je crois. On a tous cette volonté d’exterminer la pleurnicheuse en nous, de nous cacher derrière une carapace – différente pour chacune d’entre nous – de porter des masques, de jouer des rôles pour ne pas affronter nos failles, nos faiblesses. Pour moi, être féministe aujourd’hui, c’est pouvoir assumer tout ce que l’on est. Etre une femme qui a envie d’user des Kleenex devant un téléfilm de M6 en replay, de s’éclater sur une piste de ski, de s’offrir une gaufre au ®Nutella en se moquant du commandement numéro cinq de la Bible ®Biba, avoir envie d’être célibataire, avoir envie de fonder une famille nombreuse, de travailler, de prendre des cours de chant, d’aller danser le tango toute la nuit, de rester à la maison pour regarder le dernier Pixar avec les enfants.

Si Mathilda s’apparente à une figure féminine de la littérature classique, ce serait un mélange de Miss Benneth, de Marguerite Gautier, et bien entendu, de Matilda Wormwood, célèbre héroïne du roman pour enfants de Roald Dahl. Mais le choix du prénom était surtout un clin d’œil au personnage joué par Nathalie Portman dans le film Léon.

Il faut lire Mathilda et l’offrir pour dire aux femmes qu’elles sont formidables, qu’elles surmonteront toute peine avec une bonne dose d’humour, des mojitos, des amies qui savent changer une roue et un air de tango. Je voulais écrire un roman plus léger que mes précédents pour rendre un vibrant hommage aux héroïnes de ma vie. Parce qu’au fond, j’ai beau adorer la littérature et vouloir y apporter ma modeste contribution, c’est dans la vraie vie que je les croise mes héroïnes préférées. Je crois que j’écris des romans  pour avoir le plaisir de rédiger les remerciements et d’adresser mes lettres d’amour à ces femmes formidables qui croient en moi et m’accompagnent dans cette belle aventure littéraire. Comme le disait Giraudoux, « depuis la création du monde, il n’y a eu qu’une entente sacrée : la connivence des femmes » !

Tu es à l’origine d’un web-feuilleton, Le Ciel ne te doit rien. Quelle est la genèse de ce projet ?

Je me suis longtemps interrogée après le succès de la « fan fiction » After, sur la façon de vivre et d’écrire la littérature aujourd’hui. Ce phénomène de littérature participative où les lecteurs peuvent interagir avec le texte, suggérer des scenarii possibles à l’auteur m’a donné envie d’imaginer un dialogue plus grand encore avec d’autres arts. Où commence et où finit la littérature ? J’ai voulu créer plus qu’un atelier d’écriture à l’échelle de la Toile. Je voudrais parvenir à initier une co-création avec des photographes, des acteurs, des cinéastes, des chorégraphes. J’aimerais que le texte leur donne envie de s’emparer de la matière imaginaire, du substrat fictionnel pour y ajouter leurs propres explorations de l’histoire, ce que cela leur inspire, éveille en eux. Je voudrais qu’il y ait du débat, de la discorde, de l’enthousiasme, du rêve. Je crois que la littérature déborde aujourd’hui l’objet livre. Qu’elle envahit les réseaux sociaux, les scènes, les étreintes, le quotidien. On passe son temps à se raconter, à s’indigner, à rêver et se rêver autre sur Internet. Pourquoi ne pas en faire un gigantesque laboratoire de recherche littéraire ? Et surtout, un carrefour d’humanité, au sens si noble de ce terme. Une aventure humaine, très humaine. Voilà l’ambition de ce projet. Pour l’instant, le dialogue n’est pas aussi dense et intense que je le souhaiterais, mais l’aventure a déjà été l’occasion de merveilleuses rencontres. Or, la littérature n’est-elle pas avant tout un support pour faire se rencontrer les cœurs, les corps, les esprits, de générer des élans ? Je le crois et je me le suis fait tatouer de trois façons différentes 😉

Pour en savoir plus sur la romancière Céline Guarneri : https://www.celineguarneri.fr/

Illustration : Céline Guarneri @Liline Paradis