Les Misérables, ou de la difficulté de repérer les boulets !

Certains d’entre nous ont une capacité étonnante à repérer les tocards, les boulets, bref, ceux qui ne leur apporteront que des soucis quand d’autres personnes évoluent au sein d’un perpétuel et cotonneux brouillard, et finissent parfois, malheureusement, par se faire avoir ! C’est le cas de Fantine, l’héroïne des Misérables, tombée amoureuse de Félix Tholomyès, futur père de Cosette.

S’il suffit à Victor Hugo de quelques mots pour décrire la passion de Fantine (« Elle aima Tholomyès. Amourette pour lui, passion pour elle. »), le portrait que fait l’auteur de Tholomyès nous montre bien, et tous les défauts de Tholomyès, et l’absence totale de lucidité de Fantine. Dès le début de leur idylle, le lecteur comprend dans quelle galère Fantine s’est embarquée ! Petit mode d’emploi d’une bonne lecture, à retenir pour vos futures rencontres, qu’elles soient amoureuses, professionnelles ou amicales !

 

Ce qu’on nous dit Ce qu’on pourrait croire et que Fantine doit croire Ce qu’il faut lire
Tholomyès était un viveur de trente ans, mal conservé. Il était ridé et édenté ; et il ébauchait une calvitie dont il disait lui-même sans tristesse : crâne à trente ans, genoux à quarante. C’est un viveur donc un bon vivant.

A trente ans, il est déjà en mauvaise santé et n’arrive pas à le cacher.

Il n’est pas spécialement drôle.

Il digérait médiocrement, et il lui était venu un larmoiement à un œil. Le pauvre biquet a un peu mal au ventre et des croûtes dans les yeux. Il passe sa vie aux toilettes et aura bientôt des problèmes de vue.
Il remplaçait ses dents par des lazzis, ses cheveux par la joie, sa santé par l’ironie, et son œil qui pleurait riait sans cesse. Il est drôle, charmant et charmeur, c’est le roi de la fête. C’est un vieux beau prétentieux qui ne fait pas illusion.
Il avait eu une pièce refusée au Vaudeville. Il faisait çà et là des vers quelconques. Retenons notre souffle avant l’éclosion du talent que la France entière va nous envier. C’est un écrivaillon, un gratte-papier de bas-étage, qui ne fait rien de ses journées.
En outre il doutait supérieurement de toute chose, grande force aux yeux des faibles. C’est un esprit supérieur, un intello qui élève toujours le débat et remet tout en question. C’est un philosophe à deux balles qui emmerde tout son entourage avec ses sempiternelles prises de tête.
Donc, étant ironique et chauve, il était le chef. Il fait l’admiration de tous, j’ai ferré un gros poisson. Facile d’être le chef quand on est entouré de boulets !

 

Si vous vous demandiez quel est le procédé littéraire qui permet cette lecture, ce qui fait comprendre au lecteur que Fantine est dans l’erreur, cela s’appelle, chers lecteurs, l’ironie !

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Illustration : Laurent Lafitte dans Les petits mouchoirs de Guillaume Canet (2010)

 

Qui sont les Top Chefs de la littérature classique ?

Si Hélène Darroze, Jean-François Piège, Michel Sarran ou Philippe Etchebest devaient monter une brigade, à quels héros de la littérature pourraient-ils faire appel ? Qui sont les fins cuisiniers de la littérature française ?

Françoise dans A la recherche du temps perdu de Marcel Proust

Excellente cuisinière doublée d’une fidélité à toute épreuve, Françoise est d’abord la cuisinière de tante Léonie, avant de devenir celle des parents du Narrateur. Ses plats, à la fois variés et de saison, relèvent d’une cuisine bourgeoise, champêtre et authentique. Cette cuisine ravit les sens du Narrateur et est indissociable de ses souvenirs olfactifs et gustatifs d’enfance qu’il décrit à loisir dans Du côté de chez Swann. Assurément la recrue idéale, qui irait nécessairement en finale. Un manque de prise de risques serait peut-être à déplorer.

« Au fonds permanent d’œufs, de côtelettes, de pommes de terre, de confitures, de biscuits, qu’elle ne nous annonçait même plus, Françoise ajoutait – selon les travaux des champs et des vergers – le fruit de la marée, les hasards du commerce, la politesse des voisins et son propre génie, et si bien que notre menu, comme ces quatre feuilles qu’on sculptait au XIIIème siècle au portail des cathédrales, reflétait un peu le rythme des saisons et des épisodes de la vie : une barbue parce que la marchande lui en avait garanti la fraîcheur, une dinde parce qu’elle en avait vu une belle au marché de Roussainville-le-Pin, des cardons à la moelle parce qu’elle ne nous en avait pas encore fait de cette manière-là, un gigot rôti parce que le grand air creuse et qu’il avait bien le temps de descendre d’ici sept heures, des épinards pour changer, des abricots parce que c’était encore une rareté, des groseilles parce que dans quinze jours il n’y en aurait plus »[1]

Cunégonde dans Candide de Voltaire

Cunégonde est une recrue idéale pour tout ce qui relève du sucré. Celle qui épouse Candide à la fin du conte de Voltaire, malgré une laideur repoussante et un caractère insupportable se révèle, in fine, « une excellente pâtissière »[2]. Tout est donc bien qui finit bien, et Cunégonde est la preuve vivante que malgré un prénom ridicule et une apparence physique des plus repoussantes, l’on peut tenir un homme par le ventre ! A noter que les talents culinaires de Cunégonde semblaient être en germe dès le début du conte puisque cette dernière, dans sa prime jeunesse, est décrite comme « haute en couleur, fraîche, grasse, appétissante »[3]. Un gâteau, en somme !

Ragueneau dans Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand

Ragueneau, rôtisseur-pâtissier et ami de Cyrano, a sa boutique « au coin de la rue Saint-Honoré et de la rue de l’Abre-Sec »[4]. On y trouve des volailles qui tournent sur des broches et « des quinconces de brioches, des villages de petits fours »[5]. Mauvais gestionnaire, ce cuisiner est avant tout un poète passé maître en tartelettes amandines :

« Battez, pour qu’ils soient mousseux, / Quelques œufs ; / Incorporez à leur mousse / Un jus de cédrat choisi ; / Versez-y /Un bon lait d’amande douce ; / Mettez de la pâte à flan / Dans le flanc / De moules à tartelette ; / D’un doigt preste, abricotez / Les côtés ; / Versez goutte à gouttelette / Votre mousse en ces puits, puis / Que ces puits / Passent au four, et, blondines, / Sortant en gais troupelets, / Ce sont les /Tartelettes amandines ! »[6]

Cette recrue inventive et généreuse doit impérativement être canalisée, Ragueneau étant capable du meilleur… comme du pire !

Vatel dans les Lettres de Madame de Sévigné

Vatel a réellement existé, et il a même donné son nom à une école de cuisine ! François Vatel était un pâtissier et traiteur, au service de Louis XIV. C’est Madame de Sévigné qui nous relatera les circonstances de sa mort : alors qu’il a préparé un somptueux repas à l’occasion d’une réception royale, la marée, c’est-à-dire les poissons, n’arrive pas. Notre cuisinier, homme inquiet ne souffrant pas le déshonneur finit par se suicider ! Vatel est une recrue à manipuler avec douceur. Une fois en confiance, ce Stradivarius  au sens aiguisé du devoir peut faire des merveilles :

« On soupa ; il y eut quelques tables où le rôti manqua, à cause de plusieurs dîners où l’on ne s’était point attendu.  Cela saisit Vatel ; il dit plusieurs fois : « Je suis perdu d’honneur ; voici un affront que je ne supporterai pas. » Il dit à Gourville : « La tête me tourne, il y a douze nuits que je n’ai dormi ;  aidez-moi à donner des ordres. »  Gourville le soulagea en ce qu’il put.  Ce rôti qui avait manqué, non pas à la table du Roi, mais aux vingt-cinquièmes, lui revenait toujours à la tête.  Monsieur le Prince alla jusque dans sa chambre, et lui dit : « Vatel, tout va bien, rien n’était si beau que le souper du Roi. » »[7]

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Illustration : Top Chef, saison 7

[1] Marcel Proust, Du côté de chez Swann, 1913

[2] Voltaire, Candide, 1759

[3] Voltaire, Candide, 1759

[4] Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, II, 1897

[5] Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, II, 1897

[6] Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, II 4, 1897

[7] Lettre de la marquise de Sévigné à Mme de Grignan, 1671