Le gai savoir ou les classiques d’Anne Boquel et Etienne Kern

« Nous devons énormément au travail prodigieux accompli par les chercheurs qui publient des biographies, des correspondances et des éditions savantes. Un ouvrage comme Les plus jolies fautes de français de nos grands écrivains n’aurait pas pu voir le jour sans les universitaires et les éditeurs qui reproduisent ou numérisent les manuscrits, publient les textes avec la plus grande fidélité possible, rendent compte des ratures, répertorient les variantes, etc. »

Quelque part entre le Bescherelle ta mère et le Littré existent de formidables essais littéraires à la fois ludiques et exigeants qui nous font (re)découvrir les classiques par le petit bout de la lorgnette ! Après s’être intéressés aux haines d’écrivains (Une histoire des haines d’écrivains) et aux parents d’écrivains (Une histoire des parents d’écrivains), Anne Boquel et Etienne Kern se sont penchés sur les Plus jolies fautes de français de nos grands écrivains. Nous avons souhaité en savoir plus sur ces deux professeurs de lettres qui allient humour et érudition comme personne !

 Anne et Etienne, vous êtes professeurs de lettres dans le supérieur, et vous avez écrit trois livres qui abordent la littérature classique d’une façon originale et assez innovante selon moi. Est-ce une vision de la littérature que vous avez toujours eue ? Ou est-elle venue avec le temps, avec la fréquentation intime de certains auteurs ?

Merci beaucoup, mais en fait d’originalité, nous craignons fort d’être en retard d’un siècle ou deux ! Dans notre approche de la littérature, nous nous sentons proches d’un certain esprit hérité du dix-neuvième siècle, celui des « portraits littéraires » de Sainte-Beuve, par exemple, avec cette idée selon laquelle la vie des auteurs est une porte d’entrée vers les œuvres. On dit souvent que l’enquête biographique est oiseuse, qu’elle introduit un écran entre l’œuvre et son lecteur. À certains égards, c’est indiscutable : que Balzac ait cru bon d’investir – en pure perte ! – dans la culture des ananas ou que Jules Renard n’ait été qu’un « chieur d’encre » pour sa mère, voilà qui ne change rien à La Cousine Bette ou à Poil de Carotte. Pour autant, il y a là une saveur qui peut rejaillir sur les textes. Roland Barthes explique que dans une œuvre, indépendamment de tout jugement de valeur esthétique et de toute considération technique, il y a souvent ce qu’il appelle le punctum, quelque chose qui « pique » le lecteur/spectateur, qui lui donne un « coup de poing ». C’est ce quelque chose que nous essayons d’appréhender dans nos ouvrages et que, dans notre expérience d’enseignants, nous aimons partager avec nos élèves. L’anecdote est un vrai levier pédagogique ! Quand on sait que Nerval, la veille de son suicide, a griffonné ces quelques mots à l’attention de sa tante : « ne m’attends pas ce soir car la nuit sera noire et blanche », l’intérêt pour Les Chimères ou Aurélia est comme démultiplié.

Si l’on imagine aisément comment la thématique des parents s’est imposée à vous, comment avez-vous découvert, ou pensé à aborder le thème des haines d’écrivains ? Et celui des fautes d’orthographe ?

À l’origine d’Une histoire des haines d’écrivains et d’Une histoire des parents d’écrivains, il y avait le désir de nous livrer à une enquête à la fois psychologique et sociologique sur nos chers auteurs. Restait à trouver un angle d’approche. Dans les deux cas, nous avons cherché un thème en apparence périphérique mais susceptible, en réalité, de nous conduire au cœur de la vie littéraire du XIXe siècle et dans une moindre mesure du XXe siècle. En s’intéressant aux rivalités entre auteurs ainsi qu’aux rapports qu’ils pouvaient avoir avec leurs parents (souvent horrifiés de voir leur rejeton se lancer dans une carrière incertaine !), on saisit les écrivains dans leur relation à autrui, et c’est alors tout un monde qui prend vie.

S’agissant des Plus jolies fautes de français de nos grands écrivains, notre démarche a été un peu différente. C’est avant tout pour nos élèves que nous avons publié ce florilège : nous souhaitions les inviter à avoir un rapport plus serein et plus joyeux à la langue française, en leur montrant que la faute de français est la chose du monde la plus partagée. L’accord du participe passé, l’emploi des modes et bien sûr l’orthographe – Stendhal aurait écrit « l’ortographe » – ont posé problème à bien des écrivains. Loin de nous l’idée de nous moquer ou de jouer aux iconoclastes : ce petit livre entend certes rassurer les élèves et les lecteurs, mais aussi pénétrer dans l’atelier de l’écrivain, là où les mots se forgent et se raturent, tout en rappelant que la langue a des règles et que, comme dans tout jeu, le respect de ces règles est une source de plaisir. C’est l’occasion, parallèlement, de s’interroger non seulement sur l’évolution de la langue dans le temps (la notion même de faute de français n’a de sens qu’à partir du XIXe siècle : quand Voltaire écrit « filosofie », l’orthographe n’est pas encore fixée), mais encore sur la frontière bien indécise entre la faute et l’effet de style, voire la poésie : comme le disait Aragon, « où la syntaxe est violée, […] le lecteur frémit » !

Quoi qu’il en soit, nous cherchons toujours, qu’il s’agisse des haines, des parents ou des fautes, cette saveur, ce poids d’humanité dont nous parlions tout à l’heure. Savoir que Mme de Beauvoir utilisait les manuscrits de sa fille pour envelopper des bocaux de framboises nous amuse et nous touche. Lire, sous la plume d’un Marcel Proust anéanti, « Maman est tombé gravement malade » nous bouleverse. Et Rimbaud a-t-il jamais écrit une phrase plus déchirante que ces quelques mots manuscrits adressés à Verlaine : « Oh, tu ne m’oubliera pas, dis ? » ?

Vos ouvrages sont extrêmement documentés et convoquent des sources rares, peu connues du grand public. Comment s’opère ce travail de fourmi ? Y a-t-il une répartition des tâches au sein du couple ?

S’il y a répartition des tâches, c’est en amont, au niveau, justement, de la documentation : nous explorons chacun différentes pistes avant de mettre en commun le fruit de nos recherches. Ensuite, l’écriture se fait par couches successives, assez lentement et toujours en concertation, de sorte qu’à la fin, nous ne saurions dire qui d’entre nous a écrit, ou plutôt remodelé, telle ou telle phrase.

En ce qui concerne les sources, certaines sont rares, c’est vrai : pour les Parents d’écrivains, nous avons eu accès à la correspondance inédite d’Alain Robbe-Grillet, conservée à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (à l’Abbaye d’Ardenne, en Normandie), ou encore à des lettres de Simone de Beauvoir que sa fille, Sylvie Le Bon de Beauvoir, a bien voulu mettre à notre disposition. Nous avons eu la chance, aussi, de pouvoir recueillir le témoignage oral d’auteurs comme Jean d’Ormesson ou Michel Déon, ou encore du regretté Michel Tournier. Anne n’a pas pu être présente ce jour-là mais je garde un souvenir intact des quelques heures que j’ai passées chez lui, dans son presbytère de Choisel, en 2010. Il fallait l’entendre raconter de vive voix cette merveilleuse anecdote qu’il a immortalisée dans son Journal extime : « F. Mitterrand s’étant annoncé pour déjeuner au presbytère, ma mère, présente, exprime sa stupeur : « Mais enfin pourquoi le président de la République viendrait déjeuner chez toi ? – Parce que je suis célèbre. » Elle, après un silence : « Tu ne feras jamais croire une chose pareille ! » ».

Mais à part ces sources-là, nous devons énormément au travail prodigieux accompli par les chercheurs qui publient des biographies, des correspondances et des éditions savantes. Un ouvrage comme Les plus jolies fautes de français de nos grands écrivains n’aurait pas pu voir le jour sans les universitaires et les éditeurs qui reproduisent ou numérisent les manuscrits, publient les textes avec la plus grande fidélité possible, rendent compte des ratures, répertorient les variantes, etc.

Aujourd’hui on constate l’émergence de supports ou de médias qui tendent à populariser la littérature classique, à la rendre accessible au plus grand nombre au risque de lui faire perdre son âme… Je pense par exemple aux Boloss des Belles Lettres et aux vidéos de Jean Rochefort. Quel regard portez-vous sur ces initiatives ?

Un regard complice et optimiste ! La littérature a toujours donné lieu à des parodies et elle s’est, dès l’origine, nourrie du décalage et du travestissement : songeons à Rabelais, chez qui l’aspect « populaire » va de pair avec le raffinement savant, ou même à l’Odyssée qui, quand on y pense, ne fait pas autre chose que tourner en dérision les codes de l’Iliade. Du reste, les amoureux des livres peuvent rire des parodies un peu grasses sans cesser d’être capables d’apprécier les grands textes eux-mêmes.

En tout cas, parmi les créations contemporaines qui cherchent à populariser la littérature, il y en a une qui nous semble admirable et incontournable : les bandes dessinées de Catherine Meurisse. Mes hommes de lettres et Le Pont des arts sont des merveilles d’intelligence, de finesse et d’humour. Nous apprécions beaucoup, aussi, la collection « Folio entre guillemets », chez Gallimard.

Les trois ouvrages dont nous venons de parler s’inscrivent en quelque sorte dans le prolongement de votre activité d’enseignants. Explorez-vous également d’autres domaines, plus éloignés de la littérature ?

Nous avons effectivement consacré trois ans de recherches à un livre, Les derniers des fidèles, qui relève davantage de la narrative non fiction que de l’histoire littéraire, même si nous en avons découvert le sujet en lisant Balzac et quelques autres auteurs du XIXe. C’est l’histoire, authentique, d’un général d’Empire parti fonder, avec une centaine d’égarés qui n’avaient rien à perdre, une colonie bonapartiste en plein Texas. Ils rêvaient de conquérir le Mexique, de jeter les bases d’un nouvel empire et de lancer une expédition vers Sainte-Hélène pour libérer Napoléon… Notre livre est le récit de leur échec lamentable et flamboyant.

Pour en savoir plus sur les ouvrages d’Anne Boquel et Etienne Kern :

Une histoire des haines d’écrivains, Flammarion, 2009

Une histoire des parents d’écrivains, Flammarion, 2010

Les derniers des fidèles, Flammarion, 2014

Les plus jolies fautes de français de nos grands écrivains, Payot, 2015

Le crâne de mon ennemi, Les plus belles amitiés d’écrivains, Payot, 2018

 

 

D’Anna Karénine à Estelle Cantorel, les classiques d’Elodie Varlet

« Il me semble que nos lectures ne sont jamais anodines, elles nous nourrissent et parfois nous poursuivent pendant longtemps… Ce qui est sûr c’est que les grands textes ont ce pouvoir d’amener une vision sur notre propre vie et sur nos choix. »

Si le grand public a découvert Elodie Varlet dans Plus Belle la Vie où elle incarne, depuis 2006, le personnage d’Estelle Cantorel, la comédienne a plusieurs cordes à son arc et navigue entre différents projets qui la mènent de La Réunion à La Ciotat, en passant par Marseille. Alors qu’on la retrouvera sur France 3 dans un tout nouvel épisode de la série Meutres à, Elodie Varlet nous raconte ses classiques…

Elodie, quelle lectrice êtes-vous, et notamment quelle lectrice de classiques êtes-vous ?

Je suis issue d’un Baccalauréat Littéraire, j’ai toujours eu un bon rapport avec les livres et ce dès l’enfance car mes parents nous ont toujours lu beaucoup d’histoires. J’ai découvert les classiques comme beaucoup d’entre nous au collège et lycée et Antigone de Sophocle est un des premiers textes qui m’a véritablement marquée. J’ai d’abord surtout apprécié la poésie qui me semblait un formidable moyen d’expression, très libre et développant un imaginaire très fort, métaphorique. J’aimais déjà les images, et ici donc les images mentales que la poésie permettait à l’esprit. Rimbaud m’a notamment beaucoup marqué dans ma jeunesse. Les grands classiques, je les ai lus jeune dans leur majorité mais aujourd’hui j’avoue que je les lis moins… J’ai peut-être aussi moins le temps de lire en général alors je préfère découvrir de nouvelles choses. Le dernier vrai classique que j’ai lu est Belle du Seigneur mais cela remonte déjà à 3 ans. Aujourd’hui, j’aime lire un bon thriller, pour l’adrénaline… Mais j’alterne aussi avec une autre lecture plus ancrée dans la société.

Etes-vous issue d’une famille de lecteurs ? Avez-vous eu des passeurs dans votre approche de la littérature classique ?

Ma famille a toujours lu. Avec plus ou moins d’assiduité mais de manière constante, nous avons toujours eu une bibliothèque fournie et c’est aussi ce qui permettait de s’y intéresser. Ensuite j’ai découvert surtout le théâtre classique et pour cela j’ai eu un passeur, une personne qui m’a ouvert aux différentes lectures qu’on peut avoir d’un texte, à son interprétation. C’est un professeur de Sciences Économiques  du Lycée qui est passionné de théâtre et engagé dans l’éducation comme dans plein d’autres choses. C’était mon professeur de théâtre au lycée et il était passionnant.

Y-a-t-il des classiques qui constituent vos livres de chevet ?

Non pas particulièrement. Mais il y en a certains dont je relis certains passages avec plaisir… souvent du Shakespeare ou Anna Karénine de Tolstoï. Et puis j’aime beaucoup Boris Vian en ce moment…

Vous avez fait des études littéraires avant d’embrasser le métier d’actrice. De grands textes ont-ils influé sur le choix d’une telle profession ?

Il me semble que nos lectures ne sont jamais anodines, elles nous nourrissent et parfois nous poursuivent pendant longtemps… Ce qui est sûr c’est que les grands textes ont ce pouvoir d’amener une vision sur notre propre vie et sur nos choix. Parmi les textes qui m’ont marqué il y a évidemment La Mouette de Tchekhov et puis sinon j’ai adore travailler l’absurdité de Roland Topor et la précision chez Marivaux… Et puis Médée aussi quel texte ! C’est un medley mais ce sont ceux qui me reviennent…

Le personnage d’Estelle Cantorel, que vous incarnez dans Plus Belle la Vie, a beaucoup évolué depuis son apparition dans la série. Si Estelle devait s’apparenter à un ou plusieurs personnages de la littérature classique, à qui vous ferait-elle penser ?

Estelle est une éternelle amoureuse, une justicière. Elle se perd souvent dans ses sentiments et ses émotions. C’est aussi une solitaire puisqu’elle n’a pas de famille… Comme ça je ne saurai vous donner une comparaison à un grand personnage… ou alors oui Anna Karénine pour certains aspects.

De même, lorsque vous jouez des personnages contemporains, englués dans des problématiques actuelles, vous arrive-t-il de convoquer de grands textes pour les incarner ?

Les références littéraires aident énormément pour l’inspiration d’un personnage. Les grands textes restent toujours étonnamment actuels et nous permettent d’apporter une dimension forte aux personnages contemporains.

Vous alternez projets télévisuels et théâtraux et avez notamment interprété l’une des sorcières de Macbeth dans la mise en scène de Françoise Chatôt au théâtre Gyptis, en 2013. Le travail du texte se fait-il de la même façon pour la télévision et le théâtre ?

Le travail du texte au théâtre et à la télévision est très différent pour une raison principale : le temps ! A la télévision, tout doit aller très vite, le rendement est une donnée à prendre en compte en permanence et puis les personnages sont souvent contemporains donc il y a plus un travail sur la psychologie que sur le texte en lui-même que nous pouvons modifier. Au théâtre, en général et particulièrement sur les textes classiques, il y a une part d’analyse et une discussion sur la vision de chacun de ce texte. C’est très enrichissant. Et puis il y a aussi un respect du texte tel qu’il est bien sûr !

Vous venez de jouer dans la série télévisuelles Meurtres à pour France 3. Pouvez-vous nous parler d’éventuels projets à venir ?

Oui, c’est un épisode qui s’appelle Meurtres à la Ciotat et qui passera sur France 3 en septembre. J’ai été très fière de ce projet car il était ancré dans une problématique sociale et notamment concernant les chantiers navals en 1980 qui ont marqué la ville. Pour les autres projets, je suis partie 3 mois tourner à la Réunion pour la série Cut (France Ô ) et c’était une expérience incroyable. Ce sera diffusé à partir de novembre. Et puis actuellement j’ai repris les chemins des studios de PBLV où je suis au cœur d’une intrigue qui va encore faire évoluer mon personnage d’Estelle et je suis ravie ! Pour la suite, un projet de long métrage qui se tournera à Marseille et une pièce de théâtre en vue… Affaire à suivre !

Pour finir, quels classiques ou quels essais théâtraux conseilleriez-vous à un jeune lycéen qui souhaiterait se lancer dans une carrière théâtrale ?

Du Sophocle pour commencer, Racine me paraît un indispensable. Molière on ne peut y échapper bien que ce ne soit pas mon écriture préférée… Et surtout surtout du Shakespeare. Pour le Théâtre de l’Absurde, Beckett et Ionesco. Pour les essais théâtraux plus pointus, les contemporains,  cela dépend tellement des goûts de chacun ! Soyez simplement curieux !

Meurtres à la Ciotat, un film de Dominique Ladoge avec Elodie Varlet et Philippe Bas