Les remèdes à la mélancolie d’Eva Bester

« Si je pouvais passer ma vie enfermée, dans une pièce, avec des choses délicieuses à manger bien sûr, à ne lire que des classiques, je pense que je le ferais ! »

Chaque dimanche matin, à 10h, sur France Inter, la journaliste Eva Bester nous offre une émission inclassable, et ô combien attachante, dans laquelle elle nous rappelle que les classiques sont un parfait remède à notre universelle mélancolie. Si elle n’aime rien tant que se plonger dans des œuvres délicieusement sombres, Eva est une lectrice dont la curiosité intellectuelle n’a d’égal que l’enthousiasme.

Portrait d’une irréductible « mélancolique-optimiste » !

Eva, quelle lectrice de classiques êtes-vous ou avez-vous été ?

J’ai eu la chance d’avoir des parents qui m’ont encouragée à lire, et je crois que je lis des classiques depuis toujours ! J’ai une véritable passion pour eux, à tel point que si je pouvais passer ma vie enfermée, dans une pièce, avec des choses délicieuses à manger bien sûr, à ne lire que des classiques, je pense que je le ferais ! (rires) J’ai déjà fait, dans ma tête, la liste de tous les classiques que j’aimerais lire avant de mourir, et j’ai vraiment ce fantasme faustien d’en lire le plus possible. Donc, pour répondre à votre question, je les dévore, et ceci depuis mon plus jeune âge.

Comment s’opère votre sélection ? Fonctionnez-vous par systématisme, par exemple, en décidant de lire « tous les Russes », ou « tout Balzac » ?

Pas vraiment, je fonctionne surtout par associations d’idées et par influences. Lorsque j’aime un auteur, je vais faire des recherches sur lui, et je découvre souvent quels auteurs l’ont influencé ou marqué, et j’irai donc creuser du côté de ces influences.

Je vous donne un exemple : je voue un véritable culte à John Fante, qui est un de mes écrivains préférés, et j’aime beaucoup Bukowski, dont j’aime la déglingue flamboyante et céleste. Or, il se trouve que Fante a influencé Bukowski. Je sais aussi que Knut Hamsun, qui a écrit La Faim, un autre de mes romans préférés, l’a également influencé.

J’ai par exemple, lors de mes études en fac d’anglais, relu Le Portrait de Dorian Gray, que j’avais découvert très jeune, trop jeune sûrement ; et lui ai consacré un mémoire. C’est grâce au Portrait de Dorian Gray que j’ai découvert A Rebours de Huysmans, qui est un autre de mes romans préférés. C’est en découvrant Huysmans que je me suis passionnée pour toute la littérature symboliste et les décadents, et je suis folle de tous ces auteurs de la fin du siècle comme Barbey d’Aurevilly, Baudelaire, Mallarmé, etc. J’aime une certaine préciosité qu’il y a en eux. J’aime aussi énormément Flaubert.

Vous avez lu beaucoup d’auteurs étrangers. A ce titre, quel portez-vous sur la culture et la littérature françaises ?

Il m’est très difficile de répondre à cette question, mais je pense qu’il y a un esprit français, au même titre qu’il y a un humour anglais ou une âme russe.

Lorsque je me sens spleenétique et que j’ai vraiment envie de partager les affres d’un personnage vraiment torturé, je lis un Russe. Si j’ai envie de lire le parcours d’un personnage un peu torturé, mais qui a une chance de s’en sortir, je lis un Français. Et si j’ai vraiment envie de m’amuser, je lis du Dickens. Les Anglo-Saxons sont plus rigolos, ont plus de fantaisie, et peuvent traiter de sujets tragiques, mais l’humour ne sera jamais loin.

Quand on vous écoute, l’on sent combien la littérature est pour vous quelque chose d’incarné et de vivant. La littérature est-elle, pour paraphraser le titre de votre émission, un remède à la mélancolie ?

Tout à fait ! Si j’ai créé cette émission, Remède à la mélancolie, c’est parce que je me suis rendue compte que la littérature était un formidable refuge à la condition tragique à laquelle nous sommes voués. La littérature, et l’art de manière générale, sont une façon de transcender la condition tragique. Les écrivains nous font un sublime cadeau lorsqu’ils mettent verbalisent et ordonnent leurs pensées.

Je lis sans cesse, je suis sans cesse fourrée à la bibliothèque municipale – bibliothèques qu’il faut impérativement réhabiliter.

Donc, vous êtes plutôt bibliothèques ?

Assurément !  J’adore flâner dans les librairies, mais j’adore les bibliothèques. J’apprécie le fait que mes lectures ne soient pas tributaires de l’actualité et les bibliothèques offrent cette possibilité, plus encore que les librairies. C’est une chance dans l’émission, ainsi que mes précédentes chroniques sur la littérature oubliée, de pouvoir être dans l’atemporel, d’être indépendante de toute promotion en dehors de celle des auteurs décédés.

Dans Remède à la mélancolie vous recevez des personnalités très variées. Pensez-vous que vos invités partagent votre amour des classiques ? Ou les classiques sont-ils en danger ?

J’ai l’impression que les classiques ont toujours du succès. Mais, aujourd’hui, le flux médiatique est tel que les classiques sont noyés loin derrière toutes les parutions, toutes les publications. Les émissions culturelles parlent davantage de ce qui sort que des classiques, et c’est bien normal, mais il ne faut pas oublier les classiques, et continuer à en parler. C’est pour cela qu’une initiative comme Un texte Un jour est très louable, et il faudrait peut-être leur accorder une plus grande place dans la rumeur du monde.

C’est pour cela que je suis ravie, et reconnaissante, de pouvoir parler de classiques à la radio. Remède à la mélancolie est une émission sur la consolation éphémère  par l’art ; les œuvres d’art qui consolent, accompagnent mes invités, sont bien souvent des classiques.

Pour finir, Eva, quels sont vos propres remèdes à la mélancolie ?

John Fante bien sûr, La Route de Los Angeles, Knut Hamsun et Bukowski, ses nouvelles, ainsi que L’Amour est un chien de l’enfer, son recueil de poésies.

Le livre qui a été une véritable claque pour moi c’est Karoo de Steve Tesich. C’est bien simple, je me suis levée le matin, je l’ai commencé, et l’ai fini le soir-même. Les livres que je vous cite ne sont vraiment pas des choses joyeuses, mais comme cela extrait de soi-même, ce sont de très bons remèdes à la mélancolie ! Flaubert est un de mes chouchous, Balzac quand j’ai du temps, ainsi que Dickens.

Je me suis totalement retrouvée dans plusieurs œuvres de Houellebecq : son essai sur Lovecraft, La Possibilité d’une île, son Rester vivant et ses recueils de poésie, comme ses premiers romans.

J’aime aussi les auteurs de l’Absurde slave, comme le Russe Daniil Harms, ou le Polonais Sławomir Mrożek, des désespérés drolatiques qui m’accompagnent partout. J’aime aussi les Chroniques de la montagne d’Alexandre Vialatte qui sont un délice pour la langue. Chez les Américains, j’aime Chuck Palahniuk, et Bret Easton Ellis de temps en temps.

Chez vous la mélancolie est-elle quelque chose dont vous guérissez par le rire ou par les larmes ?

Je vais avouer quelque chose de terrible : à mon sens, on ne guérit jamais de la mélancolie. On peut s’offrir de petites parenthèses de grâce par l’art, en lisant un classique, en regardant un beau film ou en contemplant un tableau.

Les œuvres joyeuses, si elles sont de grande qualité, consolent temporairement – et je tiens à cette notion d’éphémère. Quant aux choses tristes, elles offrent un écrin idéal à notre mélancolie.

Illustration : Eva Bester ©Radio France/Christophe Abramowitz

 

Lady Shagass, celle qui aimait Emma

« Si Emma Bovary était une héroïne d’aujourd’hui, elle passerait son temps sur Tinder et sur Happn et aurait ponctuellement des plans culs ! »

Les voies de l’érotisme sont parfois hautement pénétrables ! Il y a deux ans aujourd’hui, la blogueuse @LadyShagass consacrait un article à l’application Un Texte Un Eros ; l’occasion pour moi de découvrir un blog, Desculottées qui, comme son slogan l’indique (« Le blog qui en a dans la culotte »), tranchait par son audace, et sa sincérité ! Il me fallait donc vous présenter @LadyShagass. Cette passionnée de littérature classique n’aime rien tant que les personnages qui interrogent la morale, et voue un véritable culte à Emma Bovary. Elle nous raconte aussi comment, face à Paul Auster, elle s’est retrouvée atteinte d’une violente émotion, qui s’apparenterait presque au « syndrome de Stendhal » !

Quelle lectrice es-tu, et quelle lectrice de classiques es-tu ou as-tu été ?

Une lectrice de moins en moins assidue avec les années, à cause des écrans malheureusement… mais à l’origine, je suis une très grosse lectrice, et ceci depuis que j’ai appris à lire. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles je porte des lunettes, car j’avais l’habitude de lire dans le noir, constamment, et à l’âge de huit ans j’étais déjà myope ! (rires)

Je suis une fanatique de littérature classique, et c’est probablement dû à mes études littéraires. Madame Bovary est d’ailleurs un de mes livres de chevet ! Je l’ai découvert de façon très conventionnelle – une lecture obligatoire de la classe de troisième, si mes souvenirs sont bons – mais j’ai été tout de suite happée par ce personnage, par la façon qu’avait Flaubert de décrire ses émotions, son envie constante de s’échapper et de tomber amoureuse à tout va… C’est véritablement un livre qui m’accompagne, le livre de ma vie, et c’est probablement ma passion pour ce classique qui a pu me causer quelques soucis dans ma vie personnelle ! (rires)

D’ailleurs, à y réfléchir, je suis fascinée par les personnages amoraux, qui franchissent les limites, en tout cas par ceux qui permettent d’interroger sa propre morale. J’ai également une passion pour le Dom Juan de Molière, même si pendant longtemps ni mon entourage ni moi-même n’ont compris ce qui pouvait m’attirer dans ce personnage ! Madame Bovary et Dom Juan sont en tout cas les deux personnages, les deux lectures qui me viennent en premier !

J’aime également Stefan Zweig, notamment Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, bien sûr, et Amok. Et je voue un véritable culte à Paul Auster, culte qui relève presque du pathologique ! J’ai eu la chance de le rencontrer une fois, à Paris, alors qu’il faisait une lecture dans un théâtre Alors que je faisais la queue pour me faire dédicacer mon livre, La Trilogie new-yorkaise, grâce auquel je l’avais découvert, j’ai fondu en larmes une fois arrivée devant lui… Je crois d’ailleurs que je lui ai fait peur, et je me souviendrai d’ailleurs toujours de la phrase qu’il m’a dite : « mais je ne suis qu’un homme ! Tout va bien se passer ! » (rires)

J’ai donc vraiment eu une période Paul Auster pendant quatre-cinq ans. Je l’avais un peu laissé de côté et récemment j’ai acheté un de ses derniers livres, décidée à me replonger dans son œuvre ! D’ailleurs, Paul Auster lui aussi interroge énormément les normes morales de ses lecteurs. Ses personnages sont souvent perdus, et évoluent, se transforment, sont confrontés à des choix. Ces perspectives et divers possibles me plaisent.

En tant que blogueuse sexo, es-tu amatrice de littérature érotique ?

A l’origine, pas spécialement, même si je commence à m’y mettre, en étant notamment contactée par des maisons d’édition. Une œuvre m’a réellement marquée, il s’agit de La rééducation sentimentale d’Emma Cavalier. C’est une trilogie à l’aspect psychologique assez fouillé, qui aborde l’érotisme par une voie indirecte, originale. En tout cas la littérature n’est pas, pour moi et à titre personnel, une porte d’entrée vers l’érotisme.

Si l’on revient à Madame Bovary, as-tu vu par exemple l’adaptation de Claude Chabrol ?

Je ne pense pas, mais j’ai en revanche vu Gemma Bovery d’Anne Fontaine ! J’ai trouvé Luchini très bien, comme toujours, Gemma Atterton magnifique, et d’ailleurs plus belle que la façon dont je me suis toujours représentée Emma Bovary ! C’était une adaptation vraiment intéressante même si je ne l’ai pas trouvée fidèle au roman ou à l’idée que je m’en faisais. Je n’ai pas retrouvé la tension intérieure que Flaubert exprime dans le roman. Gemma n’est pas bloquée comme peut l’être Emma dans le roman.

Et si Emma Bovary était une héroïne du XXIème siècle, qui serait-elle ?

L’Emma Bovary d’aujourd’hui aurait quelque chose de Kristen Stewart dans Cafe Society, le tout nouveau Woody Allen. Elle serait mariée non pas avec un campagnard mais plutôt avec un citadin très riche, ce qui la valoriserait socialement. Elle se ferait chier comme la mort mais l’aurait épousé par pure convention. Elle passerait son temps sur Tinder et sur Happn et chercherait l’émoustillement sur des forums et des plateformes en ligne. Elle aurait ponctuellement des plans cul… Bref, une aventurière du sexe comme on peut en voir au XXIème siècle !

Si vous voulez suivre le blog de @LadyShagass : Desculottées

Vous avez aimé cette interview ? Découvrez celle de Camille Emmanuelle, l’auteur de Sexpowerment  !

Illustration : Lady Shagass © Desculottees