« Les gens qui aiment ne doutent de rien ou doutent de tout ». Honoré de Balzac.
Balzac, lui, ne doutait pas de grand chose, en tout cas ni de son destin, ni de son talent ni de ses rêves, ou alors si peu. C’est le parcours d’un homme à qui la vie fait des croche-pieds, mais avance toujours, même en rampant, que Titiou Lecoq raconte dans Honoré et moi, aux éditions de L’Icononclaste, un livre drôle, irrévérencieux, passionnant, et qui témoigne de la modernité de l’homme, mais plus encore de ses romans.
Lire un roman de Balzac, comme cette biographie, c’est avant tout se plonger dans un moment particulier de de l’histoire française. Les rapports entre nobles et non-nobles ont laissé place aux rapports d’argent, et le citoyen lui-même a disparu pour laisser place à l’individu. Sans aucun avenir politique propre, la noblesse est entrée directement au service de la monarchie bourgeoise, ou joue le jeu du capitalisme et de l’affairisme. La famille balzacienne est le lieu dont on ne peut réchapper, les crimes domestiques peuvent être plus effroyables encore que ceux des bandits, et seul le héros ambitieux, a une (maigre) chance de s’en sortir.
Visionnaire, Balzac est cet écrivain qui pressent, digère, et dissèque tout cela. Il dit avant tout le monde et mieux qu’aucun autre la soif de l’or, la dépendance à l’argent, la corruption, le pourrissement d’un régime que ne porte plus rien, mais aussi la vanité de ces jeunes filles qui font un « mariage d’ambition », et découvrent l’amour à trente ans.
Sur le plan personnel, Balzac est un enfant du spectacle paré d’imposture qui n’aspire qu’à être aimé, et reconnu dans sa vérité. Honoré est ce sempiternel malchanceux qui, tout en portant une estocade aux insinuations et compromissions dont l’exercice du pouvoir fait sa toile, se révèle incapable de clairvoyance et de choix justes quand il est question de sa vie personnelle. Titiou Lecoq narre son parcours, mais aussi les femmes qui l’ont construit. Car n’a-t-il pas tout créé pour n’être que mieux regardé par les femmes qu’il aimait ?
Un ouvrage qui se lit comme un roman, qui est formidablement documenté, et que je recommande à tous ceux qui veulent, un jour, découvrir et comprendre Balzac.
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Entre cocon rassurant et chemin tout tracé, le héros romanesque est parfois présenté au sein d’une famille, et la cellule familiale est alors l’occasion d’interroger la place de son personnage dans le monde. Doit-il s’affranchir des siens ? Doit-il perpétuer une lignée et si oui, comment pleinement s’y exprimer ? Par les obligations et modèles qu’elle impose, la famille bourgeoise est un véritable laboratoire de la destinée du héros, libre comme enchaîné. Nous vous présentons quatre célèbres familles bourgeoises de la littérature classique européenne, qui vous feront voyager de l’Angleterre à la France en passant par la Russie et l’Allemagne.
La famille Bennet dans Orgueil et préjugés, Jane Austen, 1813
Roman le plus célèbre de Jane Austen, Orgueil et Préjugés narre, non sans humour ni ironie, l’évolution psychologique et les mésaventures sentimentales des cinq sœurs Bennet, et brosse le portrait de leur inénarrable mère, qui ne rêve que de toutes les marier. La famille Bennet, issue de la bourgeoise, se compose donc de sept personnages.
Il y a le placide et distant M. Bennetqui a renoncé à trouver sa place au sein du gynécée agité, et Mme Bennet qui se couvre bien trop souvent de ridicule.
La première des sœurs est Jane, la plus sensible de la fratrie. À vingt-deux ans, Jane est hantée par le spectre du célibat. Elle cherche un mari et rencontre la perle rare en la personne de Charles Bingley.
Vient ensuite l’héroïne, Elizabeth, la plus brillantedes sœurs, et la préférée de M. Bennet. Attentive, profondément légaliste, Elizabeth veille à la liberté fondamentale de ses jeunes sœurs, qui ne doivent pas être privées de mondanités à cause du célibat de leurs aînées.
La troisième fille Bennet est la pédanteMary, qui peine à susciter la sympathie du lecteur mais a le mérite d’avoir des ambitions intellectuelles et musicales.
L’avant-dernière sœur Bennet est Catherine, surnommée Kitty. Aussi frivole que coquette, Kitty subit la très mauvaise influence de sa jeune sœur Lydia. Longtemps hermétique aux conseils et avertissements que lui donnent Jane et Elizabeth, Kitty manque de confiance en elle et monte aisément sur ses grands chevaux. Kitty peine, en réalité, à trouver sa place au sein de la famille.
La benjamine est la très inconséquente Lydia, qui s’enfuit avec George Whickam et met en danger la réputation de sa famille.
C’est une famille très vivante, contrastée et complexe que nous dépeint Jane Austen. Si Jane et Elizabeth apparaissent très équilibrées, Orgueil et préjugés témoigne de la difficulté à trouver sa place au sein d’une famille nombreuse, notamment en étant l’enfant du milieu, mais aussi de la touchante complexité des relations sororales, entre rivalité, identification et rejet.
La famille Rostov dans La Guerre et La Paix, Léon Tolstoï, 1869
Monument de la littérature, La Guerre et La Paix exploite l’histoire individuelle pour dépeindre une Russie au bord d’un conflit apocalyptique avec la France de Napoléon. Entre amour, engagement militaire ou intellectuel, ses jeunes héros tentent de trouver un sens à leur existence, et Tolstoï parvient à établir un lien constant, et manifeste, entre l’intime et l’épique, le personnel et le politique. Plusieurs familles se croisent dans le roman, parmi lesquelles les familles Bolkonski, Kouraguine et Rostov. Arrêtons-nous sur cette dernière, la plus nombreuse et la plus sympathique.
Nathalie et Ilia Rostov sont les parents de Véra, Natacha, Nicolas, et Pétia. Ils ont recueilli Sonia, une cousine éloignée devenue orpheline. Par leur bonté et leur générosité, Nathalie, et surtout Ilia, incarnent joie de vivre, empathie et hospitalité.Fêtard invétéré, noceur et jouisseur, Ilia n’en demeure pas moins un mauvais gestionnaire et il sombre dans la neurasthénie lorsque la famille se retrouve acculée à la ruine lors de l’exode de Moscou. Figure aimante et généreuse, faite pour avoir et élever des enfants,Nathalie est un Phénix qui renaît de ses cendres et qui transmet à ses enfants son irréductible amour de la vie. Elle incarne, d’une certaine façon, la Russie, qui saigne et se relève face à l’offensive napoléonienne.
Fils aîné du comte Rostov, Nicolas, âgé de vingt ans, embrasse une brillante carrière militaire, accomplissant ainsi ses rêves d’enfant. Si son hédonisme teinté d’une légère immaturité le rend apte à perdre 43000 roubles en une soirée mais incapable d’épouser Sonia Rostov, Nicolas connaît une remarquable évolution à force d’être confronté au danger.
Véra, personnage secondaire, apparaît comme un modèle de stabilité sur lequel Nathalie peut compter.
Natacha, âgée de treize ans au début du roman, est une enfant mutine et qui aime plaire, en perpétuel mouvement. D’un caractère joyeux parfois proche de l’inconséquence, Natacha n’en reste pas moins profondément bonne et douée pour le bonheur. Un moment d’égarement la fait définitivement quitter le monde de l’innocence.
Plus mûre et plus abîmée par la vie que les enfants Rostov, Sonia ne peut s’empêcher d’être ponctuellement jalouse de Natacha dont elle est pourtant très proche. Amoureuse depuis l’enfance de son cousin Nicolas, Sonia, malgré ses sentiments, se résout peu à peu à laisser partir Nicolas.
Impétueux et téméraire, Pétia, malgré les réticences de ses parents, s’engage dans l’armée mais est tué brutalement.
La famille Buddenbrook dans Les Buddenbrook, Le déclin d’une famille, Thomas Mann, 1901
Les Buddenbrook sont une famille de riche négociants de Lübeck, dont la réputation et la fortune se sont établies grâce à un investissement et des sacrifices sur plusieurs générations. Le roman de Thomas Mann relate le déclin de cette famille, ce moment de bascule où les fils dévieront, chacun à leur manière, de la trajectoire initiée par les pères. Par une attention de chaque instant portée aux détails et à la psychologie de ses personnages, Thomas Mann nous montre, parfaitement, ce qu’implique d’appartenir à une « grande » famille. Les Buddenbrook s’ouvre d’ailleurs sur une très longue et très belle scène de réunion familiale.
Qui sont-ils, ces Buddenbrook ?
Le roman évoque trois générations de Buddenbrook.
Il y a le grand-père Johann, qui en secondes noces a eu un fils, lui-même appelé Johann. Johann, le fils, s’est marié avec Elisabeth Kröger. Pur produit de la bourgeoisie hanséatique, belle et élégante, Elisabeth a su parfaitement contribuer à la perpétuation de l’héritage des Buddenbrook. Le couple a eu quatre enfants, Thomas, Antonie, dite Tonie, Christian et Clara, et ce sont eux que nous suivons particulièrement au sein du roman.
Thomas, le fils aîné, est le garant de la stabilité familiale, à travers des choix réfléchis et un goût immodéré pour le travail. S’il ressemble, enfant, à une caricature de son père, Thomas, en grandissant, parvient à tracer son propre cheminet à insuffler un nouvel élan à la maison Buddenbrook. Son mariage avec Gerda, musicienne hollandaise, lui sert de tremplin et d’assise pour ses ambitions politiques, mais Thomas connaît un drame personnel qui met fin à la lignée des Buddenbrook.
Christian est un personnage velléitaire broyé par une destinée familiale à laquelle il demeure totalement insensible. Il tente de devenir acteur et échoue dans tout ce qu’il entreprend, et est finalement l’incarnation d’une marginalité toujours revendiquée, mais finalement peu assumée.
Désopilante et très attachante, jolie, sémillante et vive, Tony a tout pour perpétuer brillamment la lignée des Buddenbrook. Elle connaît pourtant de tristes mésaventures conjugales qui témoignent d’un immense gâchis, et du déclin de la famille. Thomas Mann ausculte, avec une précision imparable, les mécanismes à l’œuvre dans les choix conjugaux qui sont faits pour elle. Tony a néanmoins une fille, Erika.
Clara est la benjamine de la fratrie Buddenbrook. Née prématurée, d’une santé fragile, Clara mène une existence austère. Autoritaire et intransigeante, elle épouse Sievert Tiburtius,pasteur originaire de Lettonie, avec lequel elle trouve un équilibre.
La famille Thibault dans Les Thibault, Roger Martin du Gard, 1922-1940
Cycle romanesque en huit parties, Les Thibault évoque le parcours de deux familles bourgeoises, les Thibault et les Fontanin, entre 1904 et 1918, et la façon dont la première Guerre Mondiale influe sur leurs trajectoires.
On suit surtout l’évolution de Jacques et Antoine, les deux fils de l’intransigeant Oscar-Marie Thibault. Ce dernier, archétype du notable soucieux de sa respectabilité, est un père tyrannique d’une extrême intransigeance. Homme politique conservateur et très installé, ce veuf catholique a élevé ses deux fils dans l’espoir qu’ils perpétuent tous deux la lignée des Thibault.
Antoine, l’aîné, est dans le premier tome, Le Cahier gris, interne en médecine. Brillant, sérieux et responsable, il fait la fierté de son père. Il devient un médecin entièrement absorbé par son travail, étranger aux points de vue moraux et éthiques qui étaient ceux de son père. Ambitieux et énergique, il est un homme d’action. Il sera le premier analyste et spectateur, impuissant, de la maladie qui le ronge.
De neuf ans son cadet, Jacques est un personnage frondeur et singulier, totalement récalcitrant aux règles et lois.Au début du Cahier gris, Jacques est devenu l’ami de Daniel de Fontanin, un camarade protestant sur lequel il exerce un certain ascendant. Bien que totalement chaste, leur amitié est jugée suspecte et le cahier gris dans lequel ils consignent une correspondance aussi fantasque que fiévreuse, est confisqué. Ulcéré, Jacques, voyageur dans l’âme, convainc Daniel de s’enfuir pour Marseille, d’où ils pourront gagner l’Afrique. Plus tard, Jacques tombera amoureux de Jenny, la sœur de Daniel, et cet amour pur s’opposera à la passion d’Antoine pour la très libre Rachel.
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Illustrations :
Les Buddenbrook, de Heinrich Breloer, 2008 (photographie de Gernot Roll)
Guerre et Paix de Tom Harper, 2016 (photographie de George Steel)
Orgueil et Préjugés, Joe Wright, 2005 (photographie de Roman Osin)