Qui sont les Top Chefs de la littérature classique ?

Si Hélène Darroze, Jean-François Piège, Michel Sarran ou Philippe Etchebest devaient monter une brigade, à quels héros de la littérature pourraient-ils faire appel ? Qui sont les fins cuisiniers de la littérature française ?

Françoise dans A la recherche du temps perdu de Marcel Proust

Excellente cuisinière doublée d’une fidélité à toute épreuve, Françoise est d’abord la cuisinière de tante Léonie, avant de devenir celle des parents du Narrateur. Ses plats, à la fois variés et de saison, relèvent d’une cuisine bourgeoise, champêtre et authentique. Cette cuisine ravit les sens du Narrateur et est indissociable de ses souvenirs olfactifs et gustatifs d’enfance qu’il décrit à loisir dans Du côté de chez Swann. Assurément la recrue idéale, qui irait nécessairement en finale. Un manque de prise de risques serait peut-être à déplorer.

« Au fonds permanent d’œufs, de côtelettes, de pommes de terre, de confitures, de biscuits, qu’elle ne nous annonçait même plus, Françoise ajoutait – selon les travaux des champs et des vergers – le fruit de la marée, les hasards du commerce, la politesse des voisins et son propre génie, et si bien que notre menu, comme ces quatre feuilles qu’on sculptait au XIIIème siècle au portail des cathédrales, reflétait un peu le rythme des saisons et des épisodes de la vie : une barbue parce que la marchande lui en avait garanti la fraîcheur, une dinde parce qu’elle en avait vu une belle au marché de Roussainville-le-Pin, des cardons à la moelle parce qu’elle ne nous en avait pas encore fait de cette manière-là, un gigot rôti parce que le grand air creuse et qu’il avait bien le temps de descendre d’ici sept heures, des épinards pour changer, des abricots parce que c’était encore une rareté, des groseilles parce que dans quinze jours il n’y en aurait plus »[1]

Cunégonde dans Candide de Voltaire

Cunégonde est une recrue idéale pour tout ce qui relève du sucré. Celle qui épouse Candide à la fin du conte de Voltaire, malgré une laideur repoussante et un caractère insupportable se révèle, in fine, « une excellente pâtissière »[2]. Tout est donc bien qui finit bien, et Cunégonde est la preuve vivante que malgré un prénom ridicule et une apparence physique des plus repoussantes, l’on peut tenir un homme par le ventre ! A noter que les talents culinaires de Cunégonde semblaient être en germe dès le début du conte puisque cette dernière, dans sa prime jeunesse, est décrite comme « haute en couleur, fraîche, grasse, appétissante »[3]. Un gâteau, en somme !

Ragueneau dans Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand

Ragueneau, rôtisseur-pâtissier et ami de Cyrano, a sa boutique « au coin de la rue Saint-Honoré et de la rue de l’Abre-Sec »[4]. On y trouve des volailles qui tournent sur des broches et « des quinconces de brioches, des villages de petits fours »[5]. Mauvais gestionnaire, ce cuisiner est avant tout un poète passé maître en tartelettes amandines :

« Battez, pour qu’ils soient mousseux, / Quelques œufs ; / Incorporez à leur mousse / Un jus de cédrat choisi ; / Versez-y /Un bon lait d’amande douce ; / Mettez de la pâte à flan / Dans le flanc / De moules à tartelette ; / D’un doigt preste, abricotez / Les côtés ; / Versez goutte à gouttelette / Votre mousse en ces puits, puis / Que ces puits / Passent au four, et, blondines, / Sortant en gais troupelets, / Ce sont les /Tartelettes amandines ! »[6]

Cette recrue inventive et généreuse doit impérativement être canalisée, Ragueneau étant capable du meilleur… comme du pire !

Vatel dans les Lettres de Madame de Sévigné

Vatel a réellement existé, et il a même donné son nom à une école de cuisine ! François Vatel était un pâtissier et traiteur, au service de Louis XIV. C’est Madame de Sévigné qui nous relatera les circonstances de sa mort : alors qu’il a préparé un somptueux repas à l’occasion d’une réception royale, la marée, c’est-à-dire les poissons, n’arrive pas. Notre cuisinier, homme inquiet ne souffrant pas le déshonneur finit par se suicider ! Vatel est une recrue à manipuler avec douceur. Une fois en confiance, ce Stradivarius  au sens aiguisé du devoir peut faire des merveilles :

« On soupa ; il y eut quelques tables où le rôti manqua, à cause de plusieurs dîners où l’on ne s’était point attendu.  Cela saisit Vatel ; il dit plusieurs fois : « Je suis perdu d’honneur ; voici un affront que je ne supporterai pas. » Il dit à Gourville : « La tête me tourne, il y a douze nuits que je n’ai dormi ;  aidez-moi à donner des ordres. »  Gourville le soulagea en ce qu’il put.  Ce rôti qui avait manqué, non pas à la table du Roi, mais aux vingt-cinquièmes, lui revenait toujours à la tête.  Monsieur le Prince alla jusque dans sa chambre, et lui dit : « Vatel, tout va bien, rien n’était si beau que le souper du Roi. » »[7]

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Illustration : Top Chef, saison 7

[1] Marcel Proust, Du côté de chez Swann, 1913

[2] Voltaire, Candide, 1759

[3] Voltaire, Candide, 1759

[4] Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, II, 1897

[5] Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, II, 1897

[6] Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, II 4, 1897

[7] Lettre de la marquise de Sévigné à Mme de Grignan, 1671

 

Qui sont la Manon de la littérature classique ?

Rares sont les prénoms qui portent en eux un tel imaginaire littéraire ! Manon est bien évidemment Manon Lescaut, l’inoubliable héroïne du roman de l’Abbé Prévost. Que raconte ce roman ? Manon Lescaut, roman de mœurs du XVIIIèm siècle, relate les aventures sentimentalo-rocambolesques d’un couple infernal, celui formé par Manon et le chevalier Des Grieux.

Des Grieux est un jeune homme de bonne famille, promis à un brillant avenir, celui de Chevalier de l’Ordre de Malte – c’est le Polytechnique de l’époque. Lorsqu’il rencontre la très jeune Manon, son cœur ne fait qu’un bond, et il en est sûr, la demoiselle est la femme de sa vie. Malheureusement les dieux se sont ligués contre notre jeune homme puisque Manon, quatorze ans à peine, est envoyée au couvent par ses parents pour, je cite, « arrêter son penchant au plaisir ». C’est un remake de Roméo et Juliette que nous offre l’Abbé Prévost et les deux amants n’auront de cesse de se retrouver, de se séparer, de s’aimer et de se déchirer. « Ni avec toi ni sans toi », comme dirait Fanny Ardant dans La Femme d’à côté.

Où est Manon ?

Si Des Grieux et Manon n’arrivent jamais à s’aimer ni à se séparer, c’est en grande partie à cause de la complexité de notre héroïne. Parfaitement décrite par Marcel Proust comme un « être de fuite », Manon n’est jamais là où on l’attend, ni jamais là tout court. C’est une fille volage qui assume l’impétuosité de ses désirs, c’est la femme qui vous rend fou, vous promet monts et merveilles, ne vous rappelle jamais, et réapparaît lorsque vous avez enfin réussi à l’oublier. Manon Lescaut pourrait se résumer à un personnage insupportable, mais ce serait se méprendre sur les intentions de l’auteur.

Une héroïne moderne

Manon Lescaut est en effet celle qui cite Racine dans le texte, qui fait preuve de beaucoup d’esprit et qui sait ouvrir son cœur, une fois la carapace fendue. Le sourire coquin et l’œil qui frise en étendard, cette charmeuse avance ses pions comme personne, et n’a aucun scrupule à se servir de ses atouts qu’elle sait à la fois rares et nombreux. C’est une héroïne moderne, une féministe avant l’heure, qui a simplement choisi de vivre comme elle l’entend. Rien d’étonnant à ce que Massenet et Serge Gainsbourg ne se penchent sur son cas.

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Illustration : Avant, William Hogarth (1697-1764), Victoria and Albert Museum