La Bibliothèque Gaston-Miron, haut lieu de la culture québécoise en Europe

« Au Québec, comme dans de nombreux pays francophones, ou colonisés, la grande littérature, c’est la littérature française, et il faut arriver à trouver sa place par rapport à cette institution. Aujourd’hui, les éditeurs ne veulent plus qu’on présente leurs livres comme des livres essentiellement québécois, dont la qualité première, et presque unique, serait d’être québécois, et qu’on lirait en France simplement parce qu’il y a des affinités entre la France et le Québec. »

Située dans les locaux de l’université Paris 3 – Censier, la Bibliothèque Gaston-Miron (ou BGM) est le fonds québécois le plus important à l’extérieur du Québec ! Ouverte au grand public, elle est l’endroit incontournable, à Paris, pour découvrir la culture, la presse et la littérature québécoises, et ceci d’autant qu’on peut y emprunter des ouvrages, sans être étudiant à la Sorbonne.

Afin de mieux comprendre le fonctionnement, les ressources et l’exceptionnalité d’un tel lieu, je me suis entretenue avec Anne-Isabelle Tremblay, responsable de la Bibliothèque Gaston-Miron (BGM) à la Sorbonne Nouvelle.  Nous avons parlé fonds documentaire, ressources en ligne, mais aussi édition et littérature québécoises !

Anne-Isabelle, pouvez-vous commencer par nous présenter la BGM ?

Rappelons tout d’abord que Gaston Miron est un de nos plus grands poètes. Lors de ses passages à Paris, il fréquentait la bibliothèque. Elle porte son nom depuis 2003. La BGM est le fonds québécois le plus important à l’extérieur du Québec. Nous avons environ 20000 documents, qui couvrent quelques sujets généraux, mais surtout ce qu’on pourrait appeler les humanités : sciences humaines, sciences sociales, politique, histoire, littérature, poésie, théâtre, linguistique. Nous achetons presque tout ce qui est publié en matière de recherches universitaires, et c’est pour cela que notre fonds est très utile aux chercheurs.

D’ailleurs, la BGM a le label Collex, un label d’excellence attestant l’adéquation de sa collection aux besoins de la recherche en littérature, culture et histoire québécoises. Tout le catalogue de la BGM est consultable sur le site Virtuose+ et nos notices sont progressivement ajoutées au Système de documentation universitaire (SUDOC). À Paris 3, se trouvent aussi la Chaire d’étude du Québec ainsi que le Centre d’études québécoises grâce auxquels l’université de Paris III dispense des cours sur la littérature québécoise, dans le cadre d’un cursus plus général en littérature francophone.

 

Pourquoi la BGM est-elle située dans les locaux de la Sorbonne ?

La BGM est dans les locaux de Paris 3, dans la salle de la Clef, depuis 2012, mais à l’origine, elle était au sein de la Délégation générale du Québec à Paris. Le fonds de la BGM avait d’abord été constitué pour le personnel de la Délégation, mais elle a rapidement été ouverte au grand public. Par contre, il fallait savoir qu’elle se trouvait à la Délégation, s’y rendre, et cela pouvait être intimidant puisqu’il s’agit quand même d’un lieu de représentation diplomatique. Nous sommes à la Sorbonne depuis sept ans aujourd’hui, et cela fait sens, au regard de notre fonds, utile et destiné avant tout à des étudiants et chercheurs. La Sorbonne est mandataire et gestionnaire de nos ouvrages mais le  Québec en demeure propriétaire.

La salle de la Clef, dans laquelle se trouve la BGM, comporte deux bibliothèques en une puisque vous avez la BGM, d’un côté, et les littératures du monde anglophone de l’autre. Cela peut parfois prêter à confusion ! En 2020, nous déménagerons au sein du nouveau campus de la Sorbonne Nouvelle, métro Nation.

Qui compose le public de la BGM ?

La BGM est fréquentée majoritairement par des étudiants, mais aussi par des chercheurs, ainsi que par le grand public puisqu’on peut tout à fait accéder gratuitement à la BGM même si on n’est pas étudiant à la Sorbonne. Notre public est essentiellement français, même si on reçoit quelques Québécois. Quand ils ne sont pas étudiants ou chercheurs, ces Français sont des amoureux, des passionnés du Québec. On échange également avec des chercheurs en province, ou en Europe, qui peuvent avoir besoin de nos ressources. Nous faisons d’ailleurs du prêt entre bibliothèques d’universités et pouvons donc envoyer nos livres à l’étranger.

De quelles ressources en ligne peut-on disposer si l’on ne peut pas se rendre à la BGM ?

Concernant les ressources en ligne dédiées à la production écrite québécoise, la plateforme Érudit est un outil très précieux, dont nous nous servons beaucoup à la BGM. Il s’agit d’une base de données sur laquelle on retrouve plus de 250 périodiques québécois. On peut consulter tous les numéros. On peut également consulter la BAnQ (prononcer en détachant toutes les lettres), la bibliothèque en ligne des archives nationales du Québec ; qui est un peu le Gallica québécois. Toute la presse québécoise, depuis la création des premiers journaux, y est numérisée et on y trouve aussi des textes québécois tombés dans le domaine public. Au Québec, la numérisation et l’archivage des ressources demeure un phénomène encore récent mais notre contenu culturel, libre de droit, est en passe d’être totalement numérisé.

 

Quand on lit des essais sur la littérature québécoise, on a le sentiment, vu de France, qu’il y a un réel complexe du côté des auteurs québécois. Est-ce vrai, est-ce quelque chose que vous avez observé, ressenti ?

Je pense que c’est quelque chose qui a été vrai, et qui l’est de moins en moins. La situation du Québec est très particulière, géographiquement, culturellement, historiquement. C’est une enclave francophone en Amérique – cela peut passer pour un lieu commun, mais c’est vrai. Géographiquement, le Québec est nord-américain, mais culturellement, il est très attaché à la France, et la langue française est au cœur de notre identité québécoise. Si complexe il y a, c’est peut-être dans notre difficulté à nous positionner. Sommes-nous français ? Somme-nous nord-américains ? Ni l’un ni l’autre, en réalité. Aujourd’hui, nous acceptons ces influences françaises et nord-américaines – elles nous ont véritablement forgés – mais nous acceptons l’idée que le mélange de ces deux influences ait donné une nouvelle chose. Désormais nous affirmons et revendiquons notre identité québécoise.

Y-a-t-il eu des influences de cultures autochtones ?

Il y a eu trop peu de contacts entre les Blancs et les Amérindiens pour parler d’une réelle influence. La relation entre Blancs et Amérindiens s’est longtemps inscrite dans un rapport de force. C’est en train de changer depuis dix à vingt ans. Beaucoup d’auteurs autochtones sont aujourd’hui publiés, diffusés, entendus, et la culture autochtone, tend à pleinement s’affirmer elle aussi aujourd’hui, avec ses mots à elle. La littérature autochtone est vraiment intéressante et il est grand temps d’entamer de réels échanges culturels entre nous.

Comment cette revendication de l’identité québécoise se traduit-elle sur le plan éditorial ?

Cette évolution est très palpable sur le plan éditorial : aujourd’hui les jeunes auteurs québécois sont totalement affranchis des modèles littéraires et culturels français, comme américains.

Peut-on dater, situer la naissance d’une littérature authentiquement québécoise ?

Il faut savoir que le premier roman véritablement québécois est Les Anciens Canadiens de Philipe Aubert de Gaspé. Lui et son fils,  Philipe Aubert de Gaspé, fils, sont souvent considérés comme les premiers bâtisseurs d’une littérature authentiquement québécoise, et cette littérature arrive dans la seconde moitié du XIXème siècle. C’est très tardif, et cela veut dire que de 1534 – l’année de la découverte du Canada – jusqu’aux années 1850, les auteurs de la Nouvelle-France écrivaient pour les Français demeurés en France. Ces lettres, ces récits, de coureurs de bois ou de religieux, étaient destinés à témoigner de la vie au Québec. Comme la Nouvelle-France était une entreprise de colonisation, il fallait que des écrits puissent rendre des comptes, auprès de la France, puis de l’Angleterre, de ce qu’il s’y passait.

Le premier livre véritablement destiné aux personnes sur place, et publié sur place, c’est celui de Philippe Aubert de Gaspé.

Je suppose que la vague du roman du terroir, du roman national, fut nécessaire dans la construction de cette identité ?

Tout à fait. Le roman du terroir, comme toute cette mouvance littéraire nationale furent un passage obligé. À l’époque, les valeurs traditionnelles (la religion catholique, la terre, la famille et la langue française) étaient littéralement inscrites dans l’ADN des Québécois – qu’on n’appelait d’ailleurs pas encore les Québécois.

Les habitants de la Nouvelle-France furent appelés « Canadiens Français » jusque dans les années 1950-1960, et l’émergence du terme de « Québécois » est très parlante. Rendez-vous compte que jusqu’à tout récemment, on se désignait en fonction des deux pays auxquels nous étions rattachés, par la géographie et la culture. Tandis qu’être et se faire appeler Québécois, c’est se donner une identité, un territoire et identifier sa communauté. Rappelons aussi que les Canadiens français, il y en a un peu partout  au Canada, mais surtout au Manitoba, en Ontario, énormément au Nouveau-Brunswick. Cette réalité nationale est contrastée, complexe, et être canadien français, ce n’est pas nécessairement être québécois.Les Canadiens francophones sont donc des communautés linguistiques aux identités propres.Elles ont chacune leur littérature.

Ce qui est drôle, c’est que dans certains manuels scolaires des années 1990 que j’ai utilisés, il y avait des chapitres consacrés à la littérature québécoise. On y trouvait Anne Hébert, mais aussi Antonine Maillet… qui n’est pas québécoise mais acadienne, comme si les manuels français assimilaient tous les Canadiens francophones aux Québécois.

Antonine Maillet, on se l’est approprié ! Au Québec, on sait qu’elle est acadienne. L’Acadie et le Québec sont très proches, ils sont limitrophes, et il y a eu beaucoup d’échanges entre ces deux cultures. Mais je pense que le Québec fait beaucoup cela : quand cela nous plaît bien, on aime dire que c’est québécois ! On s’est ainsi approprié Gabrielle Roy. Or, si on faisait un sondage, dans la rue, au Québec, on se rendrait sans doute compte que très peu de personnes savent que Gabrielle Roy est en réalité franco-manitobaine.  Le Québec a peut-être cette tendance-là à absorber les autres littératures franco-canadiennes. Mais Gabrielle Roy a vécu au Québec et écrit sur le Québec, c’est donc assez naturel de la considérer comme une Québécoise alors qu’Antonine Maillet n’a pas vécu au Québec, et a écrit sur l’Acadie.

Comment décrire le monde de l’édition au Québec ?

Tout d’abord, je dirais qu’il est plus facile de définir un paysage éditorial qu’une littérature.

Dans l’entreprise de « décomplexisation » dont on parlait tout à l’heure, beaucoup d’éditeurs québécois cherchent à être reconnus à part entière, comme des éditeurs de qualité, et à percer le marché éditorial français en se positionnant comme n’importe quel autre éditeur. Ces éditeurs ne veulent plus qu’on présente leurs livres comme des livres essentiellement québécois, dont la qualité première, et presque unique, serait d’être québécois, et qu’on lirait en France simplement parce qu’il y a des affinités entre la France et le Québec. Un livre peut avoir été écrit n’importe où et avoir une qualité littéraire intrinsèque, et un livre québécois peut parler d’autre chose que de neige ou de grands territoires – même si la neige et les grands territoires, c’est très bien ! Il y a donc des éditeurs qui jouent dans la cour des grands. Je pense à des éditeurs comme La Peuplade, Le Quartanier.

Mais il y a aussi des éditeurs qui ont une autre stratégie de mise en marché. Je pense par exemple aux éditions Alto, un jeune éditeur extrêmement reconnu au Québec, qui essaie de vendre les droits d’auteurs à des éditeurs français afin d’avoir le plus de visibilité possible sur le marché français. Autre exemple, Audrée Wilhelmy est éditée au Québec chez Leméac et en France chez Grasset. Dany Laferrière, lui, est édité chez Gallimard et Grasset. Ainsi, des partenariats entre les maisons françaises et les maisons québécoises se créent, et les maisons peuvent même s’échanger des auteurs.

Nous parlions plus tôt de littératures autochtones. Une des toutes premières maisons à avoir publié des auteurs autochtones est Mémoire d’encrier. Il y a de quoi sourire puisque le fondateur de cette maison, Rodney Saint-Eloi est d’origine haïtienne et c’est lui qui a révélé plusieurs voix importantes de ces cultures : Joséphine Bacon, Naomi Fontaine, Natasha Kanapé Fontaine, Louis-Karl Picard-Sioui, entre autres. Il fallait peut-être quelqu’un de l’extérieur pour nous révéler une richesse qui était juste sous nos yeux !

Pour les éditeurs qui ne nouent pas de partenariat avec les maisons d’édition étrangères, comment s’opère la diffusion à l’extérieur du Québec ?

La librairie du Québec, à Paris, assure une distribution des livres québécois en France. Aussi, les éditeurs québécois participent beaucoup aux salons internationaux. Il y a aussi des programmes de mobilité afin que des libraires français se rendent au salon du livre de Montréal pour consolider les liens entre la France et les Québec. C’est l’ANEL, l’association nationale des éditeurs de livres, qui est, au Québec, à l’origine de plusieurs de ces initiatives.

Si vous deviez définir la littérature québécoise actuelle, qu’en diriez-vous ?

Je dirais que c’est une littérature assez audacieuse, mais l’audace vient aussi des éditeurs qui osent publier beaucoup de premiers romans, beaucoup de textes avec une langue qui n’est pas la langue française habituelle. Les sujets abordés peuvent être tabous, polémiques. Elle englobe les cultures française, américaine, les intègre, et c’est ce qui fait qu’elle est québécoise.

La littérature québécoise contemporaine est très diversifiée dans ses thèmes, ses formes, ses genres et sa langue. Si les décennies 1960 à 1980 ou même 1990 ont été marquées par une exploration formelle parfois déroutante, voire même hermétique, les auteurs actuels arrivent à un métissage plus maîtrisé. C’est une littérature qui est poreuse, qui mélange souvent les niveaux de langues, qui multiplie les genres, les modes de narration, les degrés de réalité au sein d’un même récit. Elle échappe à une définition qui serait contraignante parce qu’elle est d’une grande liberté. Même au sein des maisons d’édition, on peut retrouver des livres de différents genres sans que cela ne soit inscrit au sein d’une collection. Par exemple, un roman de science-fiction chez Alto (Sous béton de Karoline Georges), ou les essais de Martine Delvaux chez Héliotrope.

Il y aussi une tendance très forte depuis quelques années où les jeunes auteurs effectuent un  »retour à la terre ». On assiste à une modernisation du roman du terroir. Je pense à La Scouine de Gabriel Marcoux-Chabot (inspiré du roman d’André Laberge), au Livre de bois de Jean-Philippe Chabot et même à La fiancée américaine d’Éric Dupont qu’on peut rapprocher de cette tendance. Il y a une réappropriation de la tradition orale, de l’héritage, une fierté à situer ses intrigues dans les régions éloignées (qui sont très souvent, comme par hasard, la région d’origine de l’auteur…)

Pour en arriver à ce retour, je pense qu’il a fallu s’éloigner, prendre du recul, explorer et ensuite se réapproprier ses racines, ses origines. Avec fierté, avec panache !   Cela n’offre pas une définition de la littérature québécoise, mais c’est certainement une tendance.  Il y a aussi la littérature jeunesse, mais c’est une autre histoire !

Quels auteurs recommanderiez-vous pour découvrir la littérature québécoise ?

Parmi les auteurs classiques, Gabrielle Roy et Anne Hébert sont importantes. J’ai récemment relu La petite poule d’eau. C’est très beau. Anne Hébert, elle, est étonnamment moderne, dans son style comme dans ses thématiques.

Michel Tremblay me paraît un incontournable ! Toute son œuvre s’attache à décrire le Québec ouvrier, à travers des reconstitutions historiques qui sont toujours intéressantes. Il parle beaucoup de la condition de la femme et lui donne une place centrale dans son œuvre. Il est aussi un des premiers à avoir écrit en joual, ce parler des ouvriers de Montréal. Son but, c’était d’écrire dans une langue que les Québécois utilisaient, qui les représentaient, dans ses romans mais également au théâtre. Jusqu’ici, les Québécois jouaient des pièces dans lesquels des personnages québécois parlaient une langue qui n’était pas la leur ! Michel Tremblay a osé franchir ce pas. Je pense que cela aurait fini par se faire sans lui, par la force des choses, mais, pour toutes ces raisons, Michel Tremblay est mon chouchou (rires).

Dans la littérature actuelle, il y a Kevin Lambert, dont on a beaucoup parlé récemment. C’est un jeune écrivain qui a écrit deux romans, et le deuxième, Querelle de Roberval, a été réédité en France chez Le Nouvel Attila. Il s’agit d’un hommage, ou d’une sorte d’emprunt à Querelle de Brest de Jean Genet. C’est un roman sur la lutte des classes à travers l’évocation d’une grève dans une scierie au bord du lac Saint-Jean. Les tensions sont fortes et les enjeux socio-économiques majeurs. Querelle, le personnage principal, arrive de Montréal et fascine tout le monde. Kevin Lambert arrive à instaurer une tension à la fois sociale et érotique – entre plusieurs personnages. Son écriture, magistrale, est très travaillée, et c’est d’une grande beauté.

J’aime aussi beaucoup Nelly Arcan, dont on a beaucoup reparlé récemment puisque 2019 marque les dix ans de son suicide. Les éditions du Seuil ont ressorti une édition de son premier roman Putain. C’est une écrivaine immense, qui avait déjà compris et exposé, entre 2002 et 2009, des enjeux sociaux extrêmement modernes, qu’il s’agisse de l’image de la femme, de la surexposition de notre vie privée sur les réseaux sociaux, et de la façon dont on existe à travers ce prisme-là. Il faut la relire en mettant à distance, et en comprenant la profondeur du tourment qui était le sien, et qu’elle mettait en scène par le biais de l’autofiction.

Les écrivaines québécoises ne sont-elles pas féministes ?

Plutôt, si. Le Québec est assez féministe et l’égalité entre les hommes et les femmes est très importante. Les Québécoises, quand elles viennent en France, peuvent être assez surprises par certains comportements masculins, tout comme les Français, quand ils se rendent au Québec, peuvent être déroutés par l’attitude des Québécoises  (sourire). Le féminisme québécois s’est exprimé en littérature, notamment dans les années 1970 autour de collectifs d’écrivaines. Aujourd’hui, la revendication est peut-être moins explicite, mais tout aussi palpable.

Cette importance du féminisme peut paraître étonnante quand on connaît l’emprise qu’a exercée l’Église sur votre culture.

Cela peut paraître étonnant, mais une fois que la question de l’Église, grâce à la Révolution tranquille, a été « réglée », les Québécois se sont totalement affranchis de l’Église. Je pense que pour la génération des femmes qui ont aujourd’hui entre 60 et 70 ans et ont été élevées dans le péché, la culpabilité, et la peur d’aller en enfer, l’affranchissement a été plus compliqué.

Entretenait-on vraiment cette peur du péché, de l’enfer, ou est-ce lié à une vision fantasmée de la Grande Noirceur ?

Cette peur était bien réelle, et très ancrée. Maurice Duplessis, le chef d’État pendant la Grande Noirceur, a été assez diabolisé depuis l’époque, mais quand on se penche sur cette période, on réalise que lui et même l’Eglise ont fait beaucoup de choses positives pour le Québec. C’est quand même l’Eglise qui a assuré l’éducation et la santé de tout un peuple pendant 300 ans. Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain, ou croire que tout était horrible avant, et que tout est devenu subitement merveilleux ! Non, la Révolution tranquille ne nous a pas sauvés de l’affreux Maurice Duplessis (rires) ! C’est beaucoup plus nuancé, et je pense que si nous, Québécois, manquons parfois de nuances c’est parce que nous connaissons assez mal notre histoire, ou du moins manquons de recul sur elle. Nous sommes encore très manichéens sur ces questions-là. Tout comme sur la question de l’indépendance où il faut se prononcer pour ou contre, ce qui laisse peu de place à la nuance, à la réflexion, à la discussion.

 

Pour en savoir plus

Bibliothèque Gaston-Miron

Un immense merci à Anne-Isabelle Tremblay, responsable de la Bibliothèque Gaston-Miron (BGM) à la Sorbonne Nouvelle.

© Bibliothèque Gaston-Miron

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Des poèmes d’Émile Nelligan aux romans d’Anne Hébert, dix classiques de la littérature québécoise

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Des poèmes d’Émile Nelligan aux romans d’Anne Hébert, dix classiques de la littérature québécoise

« Les géniteurs du peuple québécois sont l’Indien et le Blanc, le jésuite et le coureur des bois. Le peuple québécois est donc né métissé. De ce métissage, il reste quelques traces dont témoigne l’histoire de la littérature du Québec qui oscille entre l’appel du lointain, des grands espaces vierges, et le repli frileux autour du foyer et de l’église paroissialeDe ce mouvement de balancier entre l’ailleurs et l’ici, la culture du Québec est profondément marquée. »

Catherine Pont-Humbert, Littérature du Québec, 1998, Nathan

 

 

Elle n’est ni française, ni canadienne, ni américaine. Sa naissance, indissociable de la conquête d’un territoire aux rudes conditions climatiques, fut tourmentée. Elle est encore jeune, et elle s’est très longtemps concentrée sur l’évocation du terroir, comme des grands espaces. Elle a su se défaire de l’emprise du clergé, et dépasser ses problématiques régionalistes et nationalistes comme seules dynamiques d’intrigues. Elle a su puiser dans la tradition orale, évoquer les cultures autochtones, remonter au temps mythiques des origines, et elle s’écrit parfois même en joual. Ses auteures sont de vibrantes féministes…. Elle est, vous l’aurez deviné, la littérature québécoise ; et parce qu’en France on assimile trop souvent cette littérature à Maria Chapdelaine (Louis Hémon, son auteur, était français, et non québécois), parce que c’est une littérature que j’adore, et qui mérite d’être (re)découverte, j’ai choisi de vous présenter dix classiques de la littérature québécoise du XXème siècle.

 

Au début XVIIème siècle, lorsque les premiers colons s’installent dans la vallée du Saint-Laurent, il y a une véritable lutte entre la civilisation européenne et le continent nouveau. Les grandes familles envoient leurs enfants étudier en France, il n’y a pas de bibliothèques publiques (la première bibliothèque publique est construite à Québec en 1779) et la littérature nationale peine à émerger. Les premiers écrits sont d’abord des récits de voyage, des journaux, et des textes religieux. Le conte séduit une société encore souvent analphabétisée, qui puise dans son folklore ainsi que dans l’héritage français des ancêtres.

 

Il faut attendre le XIXème siècle pour qu’une véritable littérature commence à apparaître, et la littérature est alors indissociable de la nationalité et de l’identité québécoise. Les écrits québécois valorisent, défendent, mettent en avant la culture et le mode de vie – rural – des Québécois. La poésie subit l’influence des Romantiques français et les poètes québécois imitent alors Victor Hugo, Lamartine ou Musset. Les premiers romans québécois sont L’influence d’un livre de Philippe Aubert de Gaspé fils, La terre paternelle de Patrice Lacombe, Charles Guérin de Pierre-Joseph Olivier Chauveau. Philippe Aubert de Gaspé père, lui, propose, avec Les Anciens Canadiens, un roman historique qui évoque la conquête du Canada par les Anglais et chante les exploits des héros de Nouvelle-France.

 

Poésies d’Émile Nelligan, 1904

Émile Nelligan  Photo : Archives publiques Canada

J’aime à penser qu’Émile Nelligan est un peu le Arthur Rimbaud de la littérature québécoise. Né en 1879 et mort en 1941, cette étoile filante de la littérature québécoise a écrit l’essentiel de son œuvre poétique avant ses 20 ans avant de sombrer dans la folie et de passer les 42 années suivante interné. Sa précocité, son talent, les thèmes qu’il aborde, au-delà du terroir et du patriotisme québécois, ainsi que la schizophrénie dont il était atteint l’ont hissé au rang de mythe.

Très influencé par les Romantiques français comme Musset ou Gérard de Nerval, Nelligan est surtout un grand admirateur de Charles Baudelaire auquel il a beaucoup rendu hommage. Comme l’auteur des Fleurs du mal, Nelligan est hanté par le temps qui passe, l’ennui, le paradis perdu de l’enfance, les chats ou l’idéal inaccessible ! Comme Baudelaire, Nelligan utilise des formes classiques, régulières et plutôt courtes, ainsi qu’un lexique audacieux. « La Romance du vin » (« C’est le règne du rire amer et de la rage / De se savoir poète et l’objet du mépris, ») ou « Le Vaisseau d’or » (« Ce fut un grand Vaisseau taillé dans l’or massif : / Ses mâts touchaient l’azur, sur des mers inconnues ; »), pour ne citer qu’eux, témoignent tout à fait de l’influence baudelairienne. Le poème « La passante » est quant à lui un hommage évident au poème « À une passante » : « Hier, j’ai vu passer, comme une ombre qu’on plaint, / En un grand parc obscur, une femme voilée ».

Le plus grand poète lyrique du Québec est un auteur accessible et dont l’univers ne pourra que toucher les amoureux de poésie romantique française.

 

Les Goutelettes, de Pamphile Lemay, 1904

Pamphile Lemay n’est peut-être pas le plus grand poète québécois, mais j’aime énormément son recueil de sonnets Les Goutelettes. Divisé en plusieurs sections (« Glané dans notre histoire », « Hommage », « Au foyer », « Souffle d’amour », « Sport », etc.), Les Goutelettes évoque aussi bien les grands hommes de l’histoire du Québec que l’importance de la religion ou la récolte du sucre d’érable.

Ainsi, « Écoutez le babil de la goutte de sève /Qui tombe de l’érable en l’auge de bouleau. » écrit Lemay dans « La Sucrerie ». Dans le poème « Champlain », Pamphile Lemay s’adresse au fondateur de la ville de Québec : « Quand tu rêves, soldat du galant Navarrois, / Ton regard inspiré cherche-t-il à connaître / Si ton jeune pays va grandir, ou doit n’être /Qu’un fleuron sans valeur aux couronnes des rois ? ».

Les Goutelettes est un recueil tout à fait représentatif des valeurs défendues par les écrivains régionalistes. Le mouvement littéraire régionaliste, qu’on retrouve dans les romans du terroir, s’est déployé entre 1846 et 1945. Il prône le retour à la terre, exalte les valeurs religieuses et familiales, valorise la langue québécoise.

 

Menaud, maître-draveur de Félix-Antoine Savard, 1937

Ozias Leduc, Nature morte, oignons, 1892 Collection Wilfrid Corbeil, Don des Clercs de Saint-Viateur de Joliette  © Succession Ozias Leduc / SODRAC (2017)

 

Chef-d’œuvre du roman du terroir Menaud, maître-draveur témoigne de la possibilité de produire une œuvre à la fois très littéraire et hautement nationaliste. Il est écrit dans une langue puissante et met en scène un héros, viscéralement attaché au pays de Charlevoix, nourri de gestes et de paroles aussi humbles que poétiques, à qui une vie difficile a donné le goût des « choses calmes, profondes ».

Menaud est un draveur, c’est-à-dire quelqu’un qui veille à ce que les billots de bois coupés l’hiver descendent, au printemps, la rivière sans créer d’embâcles.  Déjà âgé, Menaud apprend que la terre de ses ancêtres doit être vendue à des fins commerciales, et il se bat pour défendre son territoire, comme ses idéaux. En parallèle, nous suivons les errements de Marie, la fille de Menaud, qui doit choisir entre deux prétendants. Tous les deux sont des draveurs mais l’un est un digne héritier de Menaud, l’autre  rallié à la cause de ceux qui veulent racheter les terres de Menaud.

Menaud apparaît comme un homme révolté, tourmenté, toujours en action et jamais apaisé, bouleversant dans son attachement à une terre à laquelle on veut l’arracher : « Désormais, elle lui serait interdite cette cambuse, interdite la montagne, de par la loi, la loi du pays de Québec qui permet à l’étranger de dire, quand bon lui semble, à l’enfant du sol : « Va-t-en ! » » Hanté par Maria Chapdelaine qu’il ne cesse de relire, Menaud se répète, tel un leitmotiv, les mots de Louis Hémon : « Nous sommes venus il y a trois cent ans et nous somme restés… […] Ici, toutes les choses que nous avons apportées avec nous, notre culte, notre langue, nos vertus et jusqu’à nos faiblesses deviennent des choses sacrées, intangibles et qui devront demeurer jusqu’à la fin. » Il y a du Raboliot, le roman de Maurice Genevoix, en Menaud, maître-draveur.

 

Regards et Jeux dans l’espace, Hector de Saint-Denys Garneau, 1937

Ludger Larose, Paysage à Sainte-Rose, 1901, Collection du Musée national des beaux-arts du Québec

Le recueil poétique Regards et Jeux dans l’espace marque une vraie rupture, et les débuts d’une littérature authentiquement québécoise. Aux antipodes d’un Pamphile Lemay ou d’un Émile Nelligan qui demeuraient très imprégnés de leurs homologues français du XIXème, Hector de Saint-Denys Garneau se détache des thématiques nationales et rurales, et écrit des poèmes tout en intériorité, riches d’un véritable univers où la solitude, vécue dans une nature dépouillée, ainsi que l’ironie sont reines. Le poète innove également sur le plan formel puisqu’il adopte le vers libre.

Voici un extrait de « La cage d’oiseau » : « Je suis une cage d’oiseau / Une cage d’os / Avec un oiseau / L’oiseau dans la cage d’os / C’est la mort qui fait son nid »

Malheureusement, Regards et Jeux dans l’espace ne rencontrera pas le succès escompté, et le poète décède à l’âge de 31 ans, dans des circonstances demeurées partiellement inexpliquées. Hector de Saint-Denys Garneau est le cousin d’Anne Hébert.

 

Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy, 1945

Gabrielle Roy  Photo : Bibliothèque et Archives Canada

« On peut réellement considérer la publication de Bonheur d’occasion comme l’événement déclencheur de la littérature de contestation qui bouleversera le Québec pendant les vingt années suivantes. »[1]

Bonheur d’occasion est un premier roman qui connut un retentissement international et obtint notamment le Prix Femina. Divisé en 33 chapitres, le roman se déroule sur 3 mois, entre février et mai 1940, dans les quartiers pauvres de Montréal, pendant la Grande Dépression. L’héroïne en est Florentine Lacasse, seul membre de sa famille qui bénéficie d’un emploi régulier et est déterminée à sortir de la misère. Ce sont les choix amoureux de cette héroïne « moitié peuple, moitié chanson, moitié printemps, moitié misère » qui guident son évolution et sont au cœur du roman. Ce dernier est d’une grande finesse psychologique et Gabrielle Roy n’a pas son pareil pour disséquer le jeu de la séduction et ce moment où l’hésitation laisse place à la prise de décision.

Bonheur d’occasion marque un véritable tournant dans la littérature québécoise. Alors que dans les romans de terroir, la ville est vue comme un lieu de perdition, le quartier montréalais de Saint-Henri est au cœur du roman et l’omniprésence de la ville, en tant que personnage à part entière, est une nouveauté dans la littérature québécoise. C’est la guerre, « ce bonheur d’occasion », qui a permis l’industrialisation et l’urbanisation des Québécois. Les besoins traditionnels de la campagne sont transférés à la ville, et Gabrielle Roy évoque la perte de repères que connaissent les citadins, qui vivent en famille, autour de leur paroisse et de manière autarcique, dans une ville dont ils maîtrisent difficilement les codes et la géographie. Néanmoins, les personnages sont habités par un fort instinct de survie et le destin finit par sourire à Florentine.

 

Agaguk, d’Yves Thériault, 1958

En tant que Française, j’ai grandi avec Apoutsiak, le petit flocon de neige de Paul-Emile Victor, et j’ai plus tard découvert Agaguk, roman policier dont l’action se situe dans le Nord du Québec, chez les Inuits. Traduit en 7 langues, adapté au cinéma en 1992, Agaguk  témoigne du quotidien extrêmement rude des Inuits, qu’il s’agisse d’assurer leur survie ou de se faire respecter des hommes blancs qui les exploitent.

Fils du chef inuit Ramook, Agaguk quitte sa tribu et s’installe avec Iriook, qu’il a choisie pour épouse, dans la Toundra. Dépendant du monde extérieur, Agaguk doit revenir dans son village pour commercer avec les Blancs. L’amoralisme de ces derniers pousse Agaguk à commettre le pire.

Roman du grand Nord, témoignage d’une société en mutation, Agaguk exploite superbement la thématique des grands espaces pour nous conter l’impossible alliance de deux cultures aux antipodes l’une de l’autre.

 

Les belles-sœurs de Michel Tremblay, 1968

Michel Tremblay Photo: Guillaume Levasseur Le Devoir

Deuxième pièce de Michel Tremblay, l’auteur le plus joué au Québec comme à l’étranger, Les belles-sœurs connut un véritable succès de scandale puisque son auteur y rejetait en bloc les canons du théâtre classique québécois. Écrite en joual – une première —, le dialecte de la classe ouvrière québécoise, la pièce met en scène quinze femmes hautes en couleur du quartier Mont-Royal. Elles sont réunies autour de Germaine Lauzon, qui vient de gagner un million de timbres-primes mais doit tous les coller dans des catalogues afin de pouvoir les échanger contre des objets de consommation. Germaine organise donc « un party de collage de timbres ». Cependant, la bonne fortune de Germaine suscite rancœur et jalousies et chacune de ces femmes, sous la forme de monologues, témoigne de sa détresse et de son aliénation.

« Là, là, j’travaille comme une enragée, jusqu’à midi. J’lave. Les robes, les jupes, les bas, les pantalons, les canneçons, les brassières, tout y passe ! Pis frotte, pis tord, pis refrotte, pis rince… C’t’écoeurant, j’ai les mains rouges, j’t’écoeurée. J’sacre. À midi, les enfants reviennent. Ça mange comme des cochons, ça revire la maison à l’envers, pis ça repart ! L’après-midi, j’étends. Ça, c’est mortel ! J’hais ça comme une bonne ! Après, j’prépare le souper. Le monde reviennent, y’ont l’air bête, on se chicane ! Pis le soir, on regarde la télévision ! »[2]

 

L’homme rapaillé de Gaston Miron, 1970

Gaston Miron Photo : Archives Le Devoir

L’homme rapaillé est le recueil poétique le plus célèbre du Québec et Gaston Miron, personnalité militante, engagée, est un des poètes québécois les plus connus en France. D’ailleurs, le plus important fonds documentaire québécois en Europe, situé à Paris, est la bibliothèque Gaston Miron.

En québécois, « rapailler » signifie « Rassembler des choses éparpillées » et « L’homme rapaillé » est le recueil  de l’homme éparpillé qui dit la façon dont il s’est (re)construit. Les poèmes de Miron frappent au cœur par leur universalité, par leur souci d’une parole juste, profondément authentique, qu’il s’agisse de chanter l’amour inconditionnel (dans la superbe section « La marche à l’amour »), de célébrer la beauté de son pays ou d’appeler les Québécois à assurer leur indépendance.

Ainsi, dans « L’Octobre », Gaston Miron le promet : « nous te ferons, Terre de Québec / lit des résurrections / et des mille fulgurances de nos métamorphoses / de nos levains où lève le futur / de nos volontés sans concessions / les hommes entendront battre ton pouls dans l’histoire / c’est nous ondulant dans l’automne d’octobre / c’est le bruit roux de chevreuils dans la lumière / l’avenir dégagé / l’avenir engagé »[3]

 

Kamouraska d’Anne Hébert, 1970

Anne Hébert au début des années 1960  Photo: André Le Coz

Anne Hébert est une des plus grandes femmes de lettres québécoise et une de mes romancières préférées. C’est avec Kamouraska que je l’ai découverte ! Deuxième roman d’Anne Hébert, Kamouraska connut un vrai succès de librairie. Traduit en une dizaine de langues, vendu à 100000 exemplaires en moins d’un an, le roman fut adapté au cinéma par Claude Jutra avec Geneviève Bujold.

Inspiré d’un fait divers, le roman, dont l’action se situe au XIXème siècle, retrace l’existence tourmentée d’Élisabeth d’Aulnière qui a survécu à onze maternités, à des démêlés ave la justice et à la disparition du seul homme qu’elle n’ait jamais aimé… Après avoir été élevée par trois tantes bigotes, superstitieuses et étouffantes, Élisabeth a épousé Antoine Tassy, le seigneur de Kamouraska, un village reculé situé sur  les rives du Saint-Laurent. Ce très beau parti aux airs de beau merle se révèle violent, veule et infidèle. Loin des siens et de sa terre, recluse dans un obscur manoir dans l’enfer blanc de Kamouraska, Élisabeth connaît la souffrance indicible, presque fière de  ce « rôle de femme martyre et de princesse offensée ». Lorsqu’elle tombe amoureuse du médecin George Nelson, Élisabeth décide de se débarrasser d’Antoine.

Extrêmement singulier, Kamouraska est construit, comme souvent chez Anne Hébert, sur des symboles et oppositions : le sang contraste la neige, l’eau avec le feu, le bien s’oppose au mal et l’amour est une véritable tare. Éclaté dans sa structure, Kamouraska dit mieux que biens des œuvres combien le puritanisme et l’enfermement conduisent aisément au bord de la folie, et il offre un très beau portrait de femme. J’ai d’ailleurs présenté Élisabeth d’Aulnière dans Un prénom de héros et d’héroïne – dictionnaire des prénoms littéraires, aux éditions Le Robert.

 

Les enfants du sabbat d’Anne Hébert, 1975

On sort rarement indemne d’une lecture d’Anne Hébert, et Les enfants du sabbat en est le parfait exemple ! Tout aussi particulier mais néanmoins différent de Kamouraska, Les enfants du sabbat se situe au Québec, à deux époques différentes, en 1944 et dans les années 1930.

Sœur Julie de la Trinité est au couvent des Dames du Précieux-Sang.  Elle y est arrivée à l’âge de quatorze ans, ne sachant ni lire ni écrire. Éprise de vertiges sensuels, capable de prédire l’avenir comme de provoquer la mort, sœur Julie est suspectée d’être possédée par le Malin, et elle ne tarde pas à être enfermée. Mais qui est vraiment sœur Julie ? Est-elle vraiment fille, petite-fille et arrière-petite fille de sorcière, comme ses souvenirs d’enfance semblent le suggérer ?

Sœur Julie est la fille d’Adélard et La Goglue, deux êtres monstrueux qui l’ont élevée avec son frère Joseph dans de sordides cabanes de bois, dans la plus grande marginalité. Dans la vallée de la montagne de B…, Adélard et La Goglue ont en effet exploité la misère ambiante en organisant fêtes, orgies, et sacrifices, grâce à de l’alcool frelaté faisant perdre repères et tout sens commun à ceux qui en buvaient, et faisaient des kilomètres pour approcher leurs gourous. Julie et Joseph parviennent tant bien que mal à survivre, jusqu’au jour où ils deviennent les premières victimes de ces infernaux sabbats.

Fascinant et extrêmement dérangeant, Les enfants du sabbat est un roman fantastique qui revisite très habilement la figure de la sorcière et propose une critique acerbe de l’emprise de la religion sur la société québécoise dans la première moitié du XXème siècle.

À noter qu’une importante biographie consacrée à Anne Hébert vient d’être publiée aux éditions Boréal, Anne Hébert, vivre pour écrire de Marie-Andrée Lamontagne. Notre interview de Marie-Andrée Lamontagne est à retrouver via ce lien.

 

Pour en savoir plus :

Littérature du Québec, Catherine Pont-Humbert, Nathan, 1998

Anthologie de la littérature québécoise, Claude Vaillancourt, Guide méthodologique de Marc, Savoie, Beauchemin, 2018

Vous souhaitez relire « La passante » d’Émile Nelligan ? Téléchargez l’application Un texte Un jour sur iPhone et retrouvez-le au sein de la catégorie « Plus de textes ».

© Le déclin de l’empire américain, Denys Arcand, 1986 (photographie Guy Dufaux)

[1] Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec, Tome III : 1940-1959 (sous la direction de Maurice Lemire), Montréal, Fides, 1982

[2] Michel Trembay, Les belles-sœurs, 1968, Leméac Éditeur

[3] Gaston Miron, « L’octobre », L’homme rapaillé, 1970, Presses de l’Université de Montréal