Et c’est ainsi qu’Alexandre est grand : l’hôtel littéraire Alexandre Vialatte

Lettre 165 : Usbek à Rica,

À Clermont-Ferrand :

Mon cher Rica,

Après avoir découvert les hôtels Le Swann et Marcel Aymé à Paris, et Gustave Flaubert à Rouen, il me fallait poursuivre mon tour de France des hôtels littéraires. Ne sais-tu pas que ces établissements aussi charmants qu’authentiques poussent comme des champignons et qu’on parle déjà d’un cinquième hôtel littéraire pour 2019, consacré à Arthur Rimbaud ?

Je décidai donc, cette fois-ci, de quitter les hauteurs du Marcel Aymé, pour rejoindre l’hôtel littéraire dédié à l’auvergnat Alexandre Vialatte situé en plein cœur de Clermont-Ferrand, ville où Vialatte n’est peut-être pas né, mais où il vécut et travailla. Mais avant de te parler de l’homme fascinant qu’est Vialatte, cet écrivain  « notoirement méconnu » comme il aimait à s’appeler lui-même, laisse-moi te dire quelques mots sur Clermont !

À 3h30 de Paris en partant de la gare de Bercy, Clermont, « Averna Civitas Nobilissima », la plus noble cité averne, est une ville volcanique et généreuse, pareille à une pierre précieuse que l’on aurait déposée dans un écrin superbe, au pied de la Chaîne des Puys. Terre de Vercingétorix, Blaise Pascal, ou Édouard Michelin pour ne citer qu’eux, (quelle ne fut pas ma surprise, en marchant dans la ville, en tombant sur des poinçons à l’effigie de ces grands hommes ancrés dans le sol et qui jalonnent ta promenade), Clermont a façonné des personnalités courageuses et persévérantes, car il en faut, du caractère, pour tenir tête aux volcans qui vous contemplent ! Sa beauté aride, à l’image de sa cathédrale gothique en pierre de lave noire, son architecture disparate, sa place Jaude qui brille de mille feux une fois la nuit tombée, valent mille fois le détour. Et c’est assurément l’hôtel littéraire Alexandre Vialatte, idéalement situé, à égale distance de la gare et du centre-ville, qui t’offrira la plus belle vue sur la ville ! L’établissement dispose en effet d’une superbe terrasse (ses transats sont extrêmement confortables), et d’une salle panoramique, au sixième étage, d’où voir toute la ville, avec sur ta gauche sa cathédrale, à ta droite sa basilique, et au milieu, juste en face de toi au loin, la Chaîne des Puys ! À cette période de l’année, alors que nous rentrons à peine dans l’automne, les couleurs orangées de cette nature environnante sont particulièrement magnifiques ! J’ai ce matin, encore, pris mon petit-déjeuner en contemplant ce paysage dont je ne parviens pas à me lasser.

Lit - Hôtel Vialatte-Un texte Un jour

Mais connais-tu Alexandre Vialatte ? Cet écrivain auvergnat né en 1901 et décédé en 1971, qui a raté le Goncourt de peu (cette année-là, Julien Gracq l’avait emporté pour son Rivage des Syrtes, récompense qui d’ailleurs l’indifférait) est un personnage extraordinaire, un de ces hommes de l’ombre qui a frôlé la pleine lumière, qu’on ne cesse aujourd’hui de redécouvrir et qui méritait bien qu’un hôtel entier lui soit consacré ! Ce protéiforme, touche-à-tout et malicieux était à la fois chroniqueur, journaliste, romancier, traducteur, traquant la poésie des humbles, l’humanité des animaux, célébrant aussi bien la beauté des oubliés que l’amour de sa patrie (Vialatte a écrit les plus belles pages qui soient sur l’Auvergne et les Auvergnats) ou l’importance de l’amitié. Aucun sujet ne semblait résister à cet homme qui habitait poétiquement le monde et pouvait aussi bien disserter sur la beauté des enterrements, la langue des esquimaux, Napoléon ou célébrer l’hippopotame, qui avait toute sa sympathie, et rendre un vibrant et décalé hommage au Bibendum Michelin, une des icones des Clermontois (« Clermont ne peut plus se concevoir sans Bibendum, divinité volumineuse, élastique, tentaculaire, aux yeux de grenouille, au ventre de pacha »). Le Bibendum est d’ailleurs un des très nombreux et étonnants personnages qui hantent cet hôtel, à l’image du portrait de Vialatte qui orne l’entrée de l’hôtel. Se voir accueilli dans le hall, par quatre grands Bibendums se donnant la main, tels une frise, annonce instantanément la couleur : c’est se livrer à une fantaisie impromptue que de plonger dans l’univers d’Alexandre Vialatte.

Bibendum Hôtel Vialatte Un texte Un jour

Comme les autres hôtels littéraires, L’Alexandre Vialatte est organisé d’une façon bien spécifique, et chaque étage constitue aussi bien une ode à l’amitié qu’une invitation au voyage. L’hôtel comporte 62 chambres, une bibliothèque de 500 livres, une mezzanine, mais aussi plusieurs salles de réunion, et de réception. C’est un grand hôtel, tant par ses dimensions, que par la gentillesse de ses hôtes, et par le panorama qu’il offre, et l’on s’y sent extrêmement à l’aise.

Le premier étage est consacré au Vialatte romancier, un Vialatte sensible et délicat dont l’humour donnait un aspect si singulier à ses romans. Lire un roman de Vialatte, c’est graviter, tel un satellite, autour d’un amourd’enfance ou d’un rêve d’adolescence auquel on refuse de renoncer, c’est songer à un ailleurs chimérique au parfum d’Afrique (Les Fruits du Congo est ce fameux roman pour lequel Vialatte a failli obtenir le prix Goncourt, en 1951), c’est s’abreuver d’onirisme et revivre ses années de collège et de lycée en se moquant, enfin, de ceux qui nous ont offensés. Les chambres de l’étage portent, tu t’en doutes, le nom des héros des romans de Vialatte, de « Luc de Capri » à « Monsieur Panado » en passant par « Félix Badonce ». Chose très amusante, les chambres « Frédéric Lamourette » et « Dora », les amoureux des Fruits du Congo, sont mitoyennes. Je serais curieux de savoir si une porte communicante les relie !

Chambre Hôtel Vialatte Un texte Un jour

Les deuxième et troisième étages sont consacrés au Vialatte chroniqueur ! Longtemps, j’ai cru que Les Chroniques de La Montagne d’Alexandre Vialatte étaient de courts écrits consacrés à l’univers de la montagne. Tel un Frison-Roche du Massif Central, j’imaginais Alexandre Vialatte en alpiniste chevronné, parcourant les cimes enneigées. Il aura fallu que je séjourne dans cet hôtel pour que je comprenne que les Chroniques de la Montagne, d’ailleurs aujourd’hui rassemblées en un seul ouvrage, étaient en réalité les chroniques que Vialatte avait écrites pour le journal La Montagne, le quotidien de Clermont-Ferrand et de la région dont le siège, superbe et imposant de noirceur, donne sur la place Jaude. Vialatte commença ses chroniques en 1952, et la dernière fut écrite en 1971. Chacune de ces chroniques – 898 au total, toutes s’achevant par la phrase « Et c’est ainsi qu’Allah est grand » – est un bijou d’humour et d’intelligence, tentant à chaque fois de résoudre une équation dont l’inconnue est notre place dans le monde. Témoignages exceptionnels de l’évolution des mœurs françaises, ces chroniques ont fait la renommée de Vialatte qui, délesté des pesanteurs que peut parfois imposer le carcan romanesque, y fait des merveilles. Chaque chambre porte ainsi le titre d’une chronique, qu’il s’agisse du « Paradoxe de l’éléphant », de « L’Oiseau de Juin ou la chaisière des ténèbres », de la « Chronique des plaines et de leur horizontalité », ou de la « Célébration annuelle de l’Almanach Vernot ». Chacune comporte, bien sûr, une aquarelle, un long extrait de la chronique, et nous plonge dans un univers des plus particuliers.

Au quatrième étage, celui du Vialatte traducteur, se trouve ma chambre, « Verdi, roman de l’opéra ». Tu ne le sais peut-être pas, mais sans Vialatte, les Français n’auraient peut-être jamais lu Kafka, dont l’univers étrange et onirique n’est pas si éloigné de celui de notre chroniqueur ! C’est Vialatte, germanophone, diplômé de littérature allemande et qui avait découvert Kafka lors de séjour en Allemagne, dans les années 1920, qui s’attela à traduire, en français, Le Château, mais aussi Le Procès, Lettres à Milena ou Le Terrier, et le fit ainsi connaître au public français. Mais Kafka ne fut pas le seul auteur que Vialatte fit connaître. Ainsi, Vialatte traduisit Friedrich Nietzsche,  Hofmannsthal, Thomas Mann ou Franz Werfel, pour ne citer qu’eux. C’est à Werfel, écrivain autrichien, que l’on doit Verdi, roman de l’opéra, une biographie romancée du compositeur italien. En pénétrant pour la première fois dans ma chambre dont les tons gris ne sont pas sans rappeler la roche volcanique et tranchent admirablement avec la blancheur des draps, je découvris un portrait de Verdi. L’œil malicieux et le sourire chaleureux, le compositeur semblait m’attendre. Mais alors que je fredonnais un air de La Traviata, je réalisai qu’au-dessus de mon lit, une citation aussi drôle que surprenante m’attendait, et me ramenait de l’Italie à l’Auvergne : « L’Auvergne produit des ministres, des fromages et des volcans ». Ne jamais l’oublier, découvrir Alexandre Vialatte, c’est être un funambule avançant au-dessus d’un fil !

Salle panoramique Hôtel Vialatte Un texte Un jour

 

Le cinquième étage est consacré à l’entourage d’Alexandre Vialatte. De son grand ami Henri Pourrat, à sa femme, Hélène Vialatte, en passant par Jean Paulhan, directeur de la NRF qui lança sa carrière de traducteur, ou Jules Romains, l’auteur des Copains et des Hommes de bonne volonté, comme lui auvergnat, il est ici question de douze chambres, de douze personnalités singulières dessinant une constellation singulière dans l’œuvre et la vie d’Alexandre Vialatte. Fait étonnant, Vialatte écrivit d’ailleurs, en 1957, le second chapitre d’un roman collectif, Le Roman des Douze, auquel Louise de Vilmorin, Michel de Saint-Pierre, Jules Romain ou Jean Dutourd, pour ne citer qu’eux, participèrent.

Le sixième et dernier étage, non loin du paradis car donnant accès à la terrasse dont je te parlais plus haut, est celui de « l’Auvergne absolue », terre natale et d’élection de Vialatte, maîtresse jamais quittée et toujours adorée, célébrée, chantée. Incarnation vivante de l’emprise qu’une terre peut exercer sur un homme, Vialatte aurait très bien pu faire sienne la phrase de Pascal Quignard : « Nous dépendons de nos lieux plus encore de nos proches. ». Les quatre chambres de l’étage, « Le puy de Dôme », « Clermont-Ferrand », « Ambert » et « Saint-Amant-Roche-Savine » évoquent une Auvergne intime, presque secrète, mais que le talent de Vialatte parvient à universaliser, et donne envie de découvrir, par le bais d’un folklore demeuré toujours accessible au profane.

Chambre avec tulipes Hôtel littéraire Alexandre Vialatte Un texte Un jour

Mon cher Rica, tu l’auras compris, la montagne est belle, mais elle est même doublement belle ! N’hésite pas à me rejoindre, nous pourrons lire les chroniques de La Montagne, et mordre dans Les Fruits du Congo ! Te souviens-tu de ce pape, dont nous parlions autrefois dans nos lettres, et que nous comparions à un grand magicien ? Peut-être, mais nous étions bien jeunes, faisions-nous alors erreur, car je crois bien que ce grand magicien, est bien cet Alexandre Vialatte. Que serait-il devenu s’il avait obtenu le Prix Goncourt ? La destinée humaine tient parfois à si peu de choses ! Peut-être aurait-il achevé son dernier roman Camille et les grands hommes. Toujours est-il que Vialatte aurait été plus lu encore. Parce que l’écrivain est reconnu et aimé de très nombreux journalistes et écrivains, qu’il s’agisse de Pierre Desproges, Érik Orsenna, Eva Bester, Frédéric Beigbeder, Philippe Meyer ou Amélie Nothomb pour ne citer qu’eux, le nom de « Vialatte » est tel un mot de passe qui entrouvrirait la porte d’un club, avec ses esthètes et fins connaisseurs ; un club qui ne cesse de s’agrandir au fil des années et des rééditions.

De Paris, le 29 de la lune de Chabhan, 2018.

Pour en savoir plus sur Les Hôtels littéraires :

https://www.hotelslitteraires.fr/

Découvrez également L’Hôtel Littéraire Marcel Aymé, L’Hôtel littéraire Gustave Flaubert et Le Swann, consacré à Marcel Proust

 

 

 

 

Michèle Fitoussi, itinéraire d’une lectrice gâtée

« Je suis devenue française, je me suis sentie française par mon amour de ce pays, mais surtout par mon amour de la langue française. C’est la langue française qui m’a ancrée à ce pays. »

Certains l’ont découverte lorsqu’elle était éditorialiste et grand reporter chez ELLE,  d’autres encore auront lu la biographie qu’elle a consacré à Helena Rubinstein ou La nuit de Bombay, très bel hommage à son amie Loumia Hiridjee, disparue en 2008 lors des attentats de Bombay. Cette Française née en Tunisie nous raconte ses classiques, indissociables de sa vocation et véritables ponts entre deux cultures, l’une française et l’autre tunisienne.

Michèle, quelle lectrice es-tu, et notamment quelle lectrice de classiques ?

J’ai eu l’immense chance d’apprendre à lire à l’âge de quatre ans, ce qui fait que j’ai toujours su lire. C’est mon père qui m’a appris à lire, nous vivions alors en Tunisie, et je crois que je n’ai aucun souvenir de moi ne lisant pas, et tout ce qu’on lit généralement à l’âge de sept ans – La comtesse de Ségur par exemple…, moi je l’ai lu à quatre ans. Les premiers livres qui m’ont marquée et dont je garde un souvenir très fort sont la comtesse de Ségur, donc, ainsi que La Bible d’une grand-mère »  écrite pour ses petits – enfants,  dont les histoires me fascinaient. J’ai donc été marquée par la Bible, pas sur le plan religieux mais davantage sur le plan esthétique et symbolique, en tant que récit de la création du monde. Et tout cela m’a très vite donné accès à la mythologie à travers une collection intitulée « Contes et Légendes ». J’étais littéralement férue de mythologie, à tel point que lorsque j’avais huit-neuf ans, mes héros étaient Achille, Hercule, Vénus, Athéna. J’avais l’habitude de vivre avec eux, de les fréquenter de façon intime, et si cela peut sembler curieux aujourd’hui, c’était une chose normale, pour les gens de ma génération, de fréquenter les héros grecs et latins. Je n’ai pas fait de grec et le regrette, mais j’ai fait du latin, et cela a considérablement élargi mes horizons.

J’ai donc, pour répondre à ta question, très vite lu tout ce qui me tombait sous la main. J’ai par exemple un souvenir très précis de La Case de l’Oncle Tom, qui est le livre qui m’a ouvert à l’injustice, qui m’a appris ce qu’était l’esclavage. J’avais sept ans et je me souviens avoir pleuré à chaudes larmes en le lisant. J’ai beaucoup aimé les romans d’Hector Malot, Sans famille et En famille. Je me souviens également d’incursions dans la bibliothèque de mes parents et notamment de nouvelles de Jean-Paul Sartre que j’ai lues à sept-huit ans. Je ne les ai évidemment pas comprises mais je me souviens du titre « L’Enfance d’un chef ». Mes parents, pourtant très libéraux, m’ont dit « mais ça ne va pas, ce n’est pas de ton âge ! » Je reste convaincue que les enfants doivent pouvoir tout lire, quitte à y revenir à l’âge adulte.

Je ne sais d’ailleurs pas si la lecture des classiques est une bonne lecture pour la jeunesse, c’est en tout cas une lecture qu’il faut prendre avec des précautions. Je me souviens par exemple d’avoir lu Le Rouge et le Noir, et de ne pas y avoir compris grand-chose en réalité, malgré les dissertations faites à ce sujet. Je l’ai relu quinze ans plus tard et ai alors été totalement subjuguée par ce roman. J’ai eu le même sentiment avec La Chartreuse de Parme, et je pense que c’est encore plus difficile aujourd’hui de transmettre la subtilité de ces romans à des jeunes de quinze ans.  Je ne sais d’ailleurs pas comment s’y prennent les professeurs de lettres ! L’époque, d’une certaine façon, ne s’y prête plus, c’est difficile de s’identifier à ces héros-là, et certes, il y a la beauté de la langue, mais cela devient ardu pour les jeunes générations. Ce qui nous sauvait nous, c’est qu’on pouvait être sensible à la beauté de la langue. On avait cette passion de la langue, ce souci de la compréhension des textes que nous transmettaient nos professeurs.

D’autres auteurs classiques t’ont-ils marquée ?

J’ai beaucoup aimé Flaubert. Etant née en Tunisie, Salammbô a été pour moi une œuvre très importante. Bouvard et Pécuchet et Le Dictionnaire des idées reçues m’ont beaucoup fait rire. J’ai adoré Les Trois Mousquetaires, et j’étais également passionnée de théâtre. Je me faisais offrir, à l’âge de dix ans, Les Classiques de la littérature théâtrale, de gros albums rouges qui n’existent plus. Je me souviens, j’avais tout Racine, tout Molière, tout Corneille. J’apprenais des tirades par cœur, je connaissais des passages entiers du Cid ou de Cyrano de Bergerac !

Y-avait-il un terreau familial ?

Pas tant que ça. Ma mère ne lisait pas du tout. Mon père m’a appris à lire, mais plus que d’un terreau familial, je parlerais d’un contexte culturel. En Tunisie, nous étions français. Et les classiques – Victor Hugo, Voltaire, etc. – représentaient la France, incarnaient notre culture française. Lire des classiques était donc un moyen d’être rattaché à la France, d’incarner cette culture française. Arrivée en France, je suis devenue française, je me suis sentie française par mon amour de ce pays, mais surtout par mon amour de la langue française. C’est la langue française qui m’a ancrée à ce pays. Je ne parle pas arabe,  je le regrette, mais ce rapport à la langue  française a été fondateur pour moi.

J’aimais en tout cas lire et écrire, et à l’âge de cinq ans, j’avais décidé que je deviendrai écrivain. « Ecrivaine » même (rires) ! Et journaliste, et je savais qu’il n’y aurait pas d’autre issue pour moi que la langue et que les mots. Les classiques de la littérature sont donc indissociables de ma vocation.

Adolescente, as-tu continué à lire des classiques ?

Adolescente, j’ai bien sûr continué à lire, et au lycée La Fontaine, je tenais le journal du lycée et on parodiait beaucoup les classiques. Avec mes deux meilleures copines, on avait quatorze ans, on avait écrit une parodie en vers des Femmes Savantes dont je peux encore réciter des passages par cœur ! Cela nous amusait beaucoup. On était donc très férues de classiques, et de leurs parodies. J’ai par exemple adoré La Négresse blonde, la parodie que Georges Fourest a écrite du Cid, et la fameuse phrase de Chimène   : « Qu’il est joli garçon l’assassin de Papa ! »

Je me souviens  également de Mai 68. On n’avait plus cours alors ma meilleure amie et moi arpentions les librairies et nous achetions des livres de poche. J’ai ainsi découvert André Maurois, Georges Duhamel, des auteurs dont on ne parle presque plus ! J’avais un réel appétit de tout lire. J’étais donc celle qui lisait tout le temps, et la littérature a été un véritable refuge face à une histoire familiale parfois compliquée. Je lisais facilement un livre par jour, et je n’avais aucun a priori concernant mes lectures.

La fréquentation de ces auteurs a-t-elle été, fut-ce un instant, paralysante lorsque tu t’es mise à écrire ?

Pas spécialement. Les premiers livres qu’on écrit le sont souvent avec une forme d’innocence et de naïveté qui fait que l’on n’est pas du tout paralysé ! C’est vraiment aux innocents les mains pleines, et c’est plus tard que cela devient paralysant, notamment parce que le métier est devenu plus difficile aujourd’hui. Et puis j’ai surtout vite compris qu’il y avait plusieurs littératures : il y a les géants de la littérature auxquels tu ne te compares pas, et il y a les gens comme moi, qui sont des artisans qui ont à cœur de faire le métier avec le plus d’honnêteté possible. Et quand les succès me sont tombés dessus, j’étais à la fois très étonnée et très fière, mais cela n’a rien changé à la ligne de conduite qui était la mienne. Ce n’est donc finalement pas paralysant, c’est surtout stimulant. Je suis très perfectionniste, j’ai à cœur d’entendre la musique des mots, je réécris beaucoup. Et je trouve d’ailleurs que ce doute, cette question de la légitimité, se retrouvent beaucoup chez les auteurs féminins.

Pour toi, ce doute est quelque chose de typiquement féminin ?

Cela a tendance à changer un peu aujourd’hui, mais à mon époque, lorsque j’ai commencé, ça l’était, totalement. Je pense que les jeunes femmes d’aujourd’hui sont plus sûres d’elles aujourd’hui – en tout cas je l’espère – et c’est une très bonne chose.

Ce constat a-t-il influé sur ta création du Paris des Femmes ?

Je pense qu’il y a contribué. Le Paris des Femmes est né d’une volonté, celle de faire émerger des femmes sur la scène théâtrale. En France, si l’on regarde bien, ce ne sont que des pièces d’auteurs masculins qui sont jouées. On voulait donc permettre à des voix féminines de se lancer dans l’écriture théâtrale et certaines ont transformé l’essai, ont poursuivi dans l’écriture théâtrale. Je pense à  Stéphanie Janicot  à qui nous avons décerné un prix et dont la pièce, rallongée,  se joue en France et en Angleterre, à Fabienne Perineau dont la pièce, rallongée aussi, été jouée aux Mathurins mais aussi à de jeunes dramaturges comme Léa Domenach.

Et en parlant de voix féminines, quelles sont les femmes que tu lis aujourd’hui ?

C’est varié. Je viens de lire le formidable roman d’une nigériane, Chimamanda Ngozi Adichie, Americanah, que je recommande chaudement. Elle raconte de façon admirable comment elle a pris conscience d’être noire en arrivant aux Etats-Unis, un peu comme Philip Roth réalise qu’il est juif en sortant de Brooklyn ! Chez les femmes, c’est très divers. Parmi les auteures françaises, j’aime beaucoup Delphine de Vigan, Karine Tuil, Véronique Ovaldé, Véronique Olmi, Nina Bouraoui, Annie Ernaux, Emilie Frèche, Emmanuelle Bayamack-Tam, Agnès Desarthe, Christine Angot. J’ai adoré Vernon Subutex  de Virginie Despentes, et le premier roman de Leila Slimani, Le Jardin de l’ogre. J’en oublie sûrement.. Je suis une inconditionnelle de Fred Vargas dont j’apprécie le style. Parmi les voix étrangères, j’aime beaucoup Nicole Krauss, Zeruya Shalev, Alona Kimhi, Eli Shafak.  Je vais en oublier d’autres, et je m’en excuse auprès d’elles !

Quel regard portes-tu sur les tendances littéraires françaises actuelles comme l’autofiction ou « l’adaptation » de faits divers, ou de faits historiques. Penses-tu qu’il n’y ait plus de place actuellement pour l’imagination ? La source s’est-elle tarie ?

C’est un phénomène très français, hommes et femmes confondus, que je ne m’explique pas beaucoup. Les Anglo-Saxons n’ont pas peur du grand roman, les Français, eux, sont plus timorés, il me semble qu’ils  ont un rapport à l’intime assez fort… Il y a dans l’autofiction un vrai travail sur le style, sur l’évocation de l’intime, mais il est vrai qu’à titre personnel, j’aime les œuvres qui ont du souffle et de l’amplitude. Mais j’ai beaucoup appris de la littérature contemporaine et sur la littérature contemporaine avec le Prix de Flore, dont je suis jurée.

Pour finir, comment perçois-tu la littérature classique et son devenir aujourd’hui ?

Tout d’abord, je ne sais pas si l’on peut, mais je pense qu’il faut et qu’on doit continuer à l’enseigner, et je trouve d’ailleurs que les professeurs font un travail admirable ! Je pense que le socle linguistique qu’offrent les classiques est primordial, qu’ils permettent un bagage linguistique et culturel indéniable et indispensable. Car, quoi qu’on en dise, on revient toujours aux classiques ! Il n’y a pas mieux qu’une fin ficelée à la Molière, ou que des vers de Musset ! Faut-il moderniser les classiques, l’enseigner d’une autre manière, je ne sais pas… A ce titre que le théâtre est plus facile à enseigner : on peut jouer les textes, les apprendre… Un professeur de français qui sait montrer la beauté et l’intemporalité d’un texte, qui sait montrer ce qu’Antigone peut t’apporter, qui sait parler du divertissement pascalien, fait un travail utile, nécessaire, formidable. Et pourquoi ne pas enseigner les classiques en faisant des parallèles avec les situations que nous vivons aujourd’hui ? Les gens de ma génération et de la tienne ne sont pas déçus de ce que la littérature classique leur a apporté.

Illustration : Michèle Fitoussi © Francesca Mantovani