« Pour moi, le véritable engagement de l’écrivain est de vous gifler pour vous réveiller.
Pas de vous tenir la main. »
Il y a quelques mois, le dessinateur Luz publiait aux éditions Futuropolis, Ô vous, frères humains, d’après l’œuvre d’Albert Cohen. Un très bel ouvrage en noir et blanc pour dire les ombres et la lumière. Alors que le Musée d’art et d’histoire du judaïsme consacre, jusqu’au 28 mai 2017, une exposition à ce projet, nous avons souhaité interroger Luz sur ses classiques et sa vision de l’engagement. L’ancien dessinateur de Charlie Hebdo nous raconte sa passion pour les auteurs « centripètes », ceux qui construisent de véritables mondes, qu’ils soient suisses ou autrichiens (Thomas Bernhard). Il sera bien sûr aussi question de Charb, de Cabu, mais aussi de Gotlib, Reiser, Balzac ou Honoré Daumier, et du livre comme acte de résistance, mais aussi d’amour et de soutien. L’occasion pour Luz de rappeler que nous sommes tous, quelque part, des « frères humains ».
Un très grand merci à lui.
Luz, quel lecteur êtes-vous, et quel lecteur de classiques êtes-vous ?
Un lent, et un dispersé. J’ai été un lecteur tardif, un peu dégouté par la lecture imposée, disséquée, à l’école. Un lecteur qui cherche le hasard de la rencontre avec le livre : une librairie perdue dans un coin de rue, une brocante, une amitié. Qui cherche aussi le déclic préalable grâce à la quatrième de couverture, aux premières lignes de l’ouvrage. Et surtout, et c’est un peu bête, grâce à la couverture. L’illustration de couverture, quand il y en avait, a été bien souvent la première porte ouverte à mon imaginaire. Impossible de rentrer dans un livre, si je trouvais la couverture bâclée, pompeuse ou pompière. J’ai donc très longtemps été incapable d’acheter un ouvrage chez J’ai Lu ou au Livre de Poche. Et comme j’avais tendance à lire dans la rue (ça, c’était avant d’être entourés de flics), la couverture devenait presque un étendard, une prolongation de mes choix littéraires mais aussi graphiques. Je ne comprendrais jamais quelqu’un qui lit dans le train un Levy ou un Musso, non pas seulement à cause de la qualité littéraire mais principalement à cause de ces couvertures criardes et dégueulasse.
Quels classiques constituent vos livres de chevet ?
Par-dessus tout, j’aime les romans ouragans et digressifs, les romans où le lecteur se perd et ne se retrouve qu’à la toute dernière page. Dans ma petite classification personnelle, il y a les romans « centrifuges » comme le Vie et opinions de Tristram Shandy de Laurence Sterne, où l’imaginaire sautille, virevolte, où le lecteur n’est qu’un invité et doit se débrouiller seul pour trouver un sens à la folie du personnage.
Et puis il y a Thomas Bernhard. Tout Bernhard. Un classique moderne, à mon sens. Que je classe parmi les auteurs « centripètes », plus proche du cyclone que de l’ouragan. L’immersion dans le ressassement. Jusqu’à ce que le lecteur soit intellectuellement rincé, et que l’idée maîtresse du livre s’insinue en vous jusqu’à votre moelle, ou vos nerfs. En cela, Oui est, pour ma part, un chef d’œuvre absolu. À chaque relecture, je termine hébété plusieurs jours, sans être capable de lire une quelconque autre ligne. Ni de roman, ni d’article de journaux, ni même 140 signes de tweet. Et croyez-moi, un auteur qui vous nourrit au point de vous empêcher d’aller sur internet, c’est précieux de nos jours.
Cependant en toute honnêteté, depuis quelques mois, mon véritable livre de chevet est mon smartphone. Ça a commencé il y a deux ans : accompagné en permanence par un quarteron d’officiers de police, il m’est assez difficile de flâner dans une librairie. Avoir quelques flics autour de soi qui font semblant de feuilleter des bouquins tout en montrant leur impatience que vous rentriez chez vous le plus vite possible a quelque chose d’absurde dans un lieu de culture comme une librairie. Alors j’ai pris l’habitude de télécharger des livres sur mon portable. Ça a commencé avec Shining Stephen King, loin d’être un auteur classique, mais très répandu en téléchargement. Puis j’ai dérivé vers Lovecraft. « Centripète » dans l’étouffement. Son style circulaire autour du mystère, de la méconnaissance totale de la situation dans laquelle il propulse ses personnages, me fascine. Des centaines de pages de description du « je-ne-sais-pas », et c’est ce « je-ne-sais-pas » qui provoque la terreur chez le lecteur. J’ai depuis deux ans cette terreur du « je-ne-sais-pas », et Lovecraft m’aide à l’appréhender.
Votre travail de dessinateur pourrait nous laisser penser que vous êtes sensible à la charge littéraire, à la dénonciation des vices, ou de la morgue des courtisans, comme de la bêtise bourgeoise et flaubertienne. Y a-t-il des auteurs ou des œuvres classiques que vous associez à votre activité de dessinateur, ou qui constituent même une source d’inspiration ?
C’est un Balzacien qui m’a initié à Thomas Bernhard, le pourfendeur de la bourgeoisie autrichienne. Charb était un dévoreur monomaniaque du romancier de Tours, dont je suis originaire. La plongée dans la petite bourgeoise du XIXeme siècle le fascinait. Quand il m’a lu un jour un extrait de Maître anciens de Bernhard, en particulier une description à hurler de rire de Heidegger, on s’est rendu compte qu’on n’avait pas forcément la même lecture de l’œuvre. Charb y lisait une dénonciation des travers petits-bourgeois, et moi la jouissance de l’auteur dénonçant les travers petits-bourgeois. Quand il m’a prêté Le Père Goriot, bien plus que la critique sociale, c’est le tourbillon balzacien qui m’a happé, son « centrifugisme » réaliste. Alors qu’au contraire, mon plaisir de lecture chez Flaubert, Madame Bovary surtout, a été de me dissoudre dans une œuvre centripète, jusqu’à vivre Emma Rouault de l’intérieur.
Que pensez-vous du travail d’Honoré Daumier, Grandville ou Gustave Doré, que l’on connaît pour leurs caricatures d’écrivains, d’hommes politiques ou de personnages de la littérature ? Vous ont-ils influencé ?
En cas de questionnement sur une nouvelle caricature à effectuer à l’occasion de l’émergence de tel ou tel homme politique, Cabu nous renvoyait toujours à Daumier. Mais pas seulement au caricaturiste. Au peintre aussi, à sa modernité de l’époque. Par ailleurs, je me rappelle d’un jour avoir tourné les pages de la Bible illustrée par Gustave Doré avec Cabu, quelqu’un l’avait amené au journal (Charlie Hebdo) à l’époque. Je découvrais Doré pour la première fois, j’étais époustouflé par les compositions. Cabu enlevait ses lunettes pour s’approcher des pages et détailler la puissance du trait avec gourmandise. Puis on revenait au texte, et on pouffait de rire devant la connerie de ce conte pour enfants que les adultes prennent au sérieux. Mais c’était bien plus l’œuvre de Dubout qui traversait toutes les générations de dessinateur du journal, y compris son travail d’illustrateur de classiques. Je pense à ses hilarantes pleines pages de dessin qui accompagnent le Don Quichotte de Cervantès, la profusion de détails, et surtout les gueules. Putain, la force comique des gueules de brigands ahuris dessinées par Dubout valent toutes les caricatures du monde.
Qui sont vos maîtres à penser en matière de dessin ?
C’est assez difficile de répondre à cette question. Il y aurait plutôt l’idée d’être traversé par l’œuvre de quelqu’un : de bas en haut par Gotlib, de haut en bas par Reiser, de part en part par Willem, Cabu, Gébé, obliquement par Crumb. C’est difficile de le déceler dans mon boulot, mais un de mes plus grand maîtres à dessiner serait plutôt Francis Bacon, en particulier dans ses portraits et autoportraits, son cubisme palpable qui donne à imaginer plus qu’à voir. Peut-être est-ce là une manière d’être traversé tangentiellement. Ou alors c’est juste une œuvre qui me touche aux tripes, or c’est avec elles que j’essaye de dessiner. Je ne sais pas.
En tant que lecteur, êtes-vous sensible à la concision et l’efficacité stylistique, ou à l’inverse préférez-vous « mensonges romantiques et vérités romanesques » ?
En tant que lecteur, j’aime me glisser dans les interstices du livre, dans le non-écrit. Même si j’aime être balloté comme une feuille dans la tempête, j’aime pouvoir trouver ma place dans le livre, même si elle est inconfortable. La concision d’une Agota Kristof ou Jacques Chessex me le permet tout autant que la densité d’un Thomas Mann ou d’un Joseph Roth. Du moment que je ne sors pas du roman indemme.
Selon vous, l’écrivain doit-il s’engager ?
Je ne crois pas que ce soit à l’écrivain de s’engager, mais au lecteur. L’écrivain, quel qu’il soit, propose pendant un certain temps « un pas de côté », comme disait Gébé, au lecteur. Mais c’est au lecteur de l’effectuer, ce pas. Après, il y a les écrivains qui savent vous malmener, vous maltraiter, vous modifier, vous disloquer en tant que lecteur, et les autres, les réconfortants. Pour moi, le véritable engagement de l’écrivain est de vous gifler pour vous réveiller. Pas de vous tenir la main.
Vous avez publié Ô vous, frères humains chez Futuropolis, d’après l’œuvre d’Albert Cohen. Quel regard portez-vous sur l’œuvre de cet auteur et notamment sur Belle du Seigneur ?
Adolescent, j’ai découvert l’œuvre d’Albert Cohen par le biais de Ô vous, frères humain, acheté dans un librairie par hasard, sans passer ni par la case scolaire ni par la case Belle du seigneur. L’illustration de couverture d’André Verret (un gamin cachant son visage dans des toilettes publiques), et la présentation de quatrième de couverture (« Un enfant juif rencontre la haine le jour de ses dix ans. J’ai été cet enfant. ») m’avaient intrigué. Une claque humaniste et littéraire. Par la suite, je me suis plongé dans le reste de son œuvre. Peut-être était-ce là le début de ma passion pour les auteurs « centripètes » et « centrifuges ». Cohen est, je crois, alternativement les deux. Mangeclous, ou Solal s’éparpillent joyeusement là où Belle du seigneur se rétracte inéluctablement autour des personnages. Une anecdote marrante : j’ai recherché Ô vous, frères humain, le livre de Cohen pour le relire la nuit, baigné dans cette lumière bleuté du smartphone qui me rassure le soir. J’ai trouvé mon adaptation du livre. Il est signé « Albert Cohen et Luz Casal », du nom de la célèbre chanteuse espagnole. Comme quoi il vaut toujours mieux s’informer chez un libraire que sur internet.
PS : Lors de la « promo » de mon adaptation du livre d’Albert Cohen, mon éditeur, Futuropolis, a eu l’excellente idée de faire dans ses locaux deux rencontres avec des libraires de toute la France. Cela compensait mon impossibilité à faire des dédicaces dans les librairies, c’était extraordinaire d’expliquer son livre devant ceux qui chérissent les livres. Le premier soir, autour du fromage et des cacahuètes, j’ai raconté à l’assemblée combien cela me manquait de venir fouiner dans leurs étagères. Le lendemain, pour la seconde rencontre, les libraires s’étaient donnés le mot, et chacun d’entre eux était venu avec un livre à m’offrir. J’en ai eu les larmes aux yeux. Ces mêmes yeux se sont alors jeté sur le plus gros livre d’entre eux : L’art de la joie de Goliarda Sapienza, le récit presqu’autobiographique d’une femme qui prend la décision d’être libre au cœur d’un XXe siècle tragique. Un livre qu’on ne classifierait pas « d’engagé » a priori, mais dont on ressort le poing digne et levé encore aujourd’hui, au XXIe siècle.
Pour en savoir plus :
Ô vous, frères humains, Luz, d’après l’œuvre d’Albert Cohen, édition Futuropolis, 136 pages, 19 euros
Exposition « Ô vous, frères humains » Luz dessine Albert Cohen, du mardi 6 décembre 2016 jusqu’au dimanche 28 mai 2017 au Musée d’art et d’histoire du judaïsme