Pourquoi « L’Albatros » est-il un poème universel ?

« Exilé sur le sol au milieu des huées, / Ses ailes de géant l’empêchent de marcher. » « L’Albatros » est un des poèmes les plus connus des Fleurs du mal, et bien des lecteurs ont été hantés par ses derniers vers, dans lesquels Charles Baudelaire dit la douleur, la frustration, l’impossibilité.

Bien des poètes ont abordé dans leurs textes la condition du poète (on pense par exemple à François Villon, Clément Marot ou Victor Hugo pour ne citer qu’eux) mais rares sont ceux qui ont atteint à l’universel comme le fait Charles Baudelaire dans « L’Albatros ». Pourquoi ?

L’univers marin pour évoquer la condition du poète

Charles Baudelaire fait un pari audacieux. Au lieu d’évoquer directement la fonction du poète, les liens entre le poète et son mécène, ou le syndrome de la page blanche, l’auteur des Fleurs du mal choisit de raconter la capture d’un albatros par des marins. L’oiseau apparaît totalement étranger au monde qui l’entoure, et les hommes n’hésitent pas faire preuve de cruauté envers lui.

La structure du poème témoigne de la condition tragique de l’albatros. L’oiseau est d’abord saisi en vol, majestueux et planant au-dessus de la mer et des hommes, attiré par un idéal. Les albatros, « rois de l’azur » et « vaste oiseau des mers », sont en réalité les oiseaux des  vastes mers. Rien ne semble alors pouvoir les atteindre. Mais rattrapé par la médiocrité et la barbarie humaines, l’albatros voit son destin basculer.

L’albatros, ce roi déchu

La chute de l’albatros est physique mais aussi symbolique. Prisonnier des « planches », figure de style qui désigne le pont du navire, l’albatros devient ridicule, « gauche et veule », « comique et laid », et ses « grandes ailes blanches », qui lui donnaient sa majesté, traînent, désormais, piteusement sur le sol. Le roi est déchu de son trône et les marins qui l’entourent sont des bouffons qui lui servent une comédie aussi cruelle qu’amère. Ces hommes d’équipage se moquent de lui et le maltraitent. Le prince des nuées qui « hante la tempête et se rit de l’archer » semble bien loin.

L’albatros, un poète ignoré et incompris

C’est dans la dernière strophe que Baudelaire affirme pleinement le parallèle entre l’oiseau et le poète : « Le Poète est semblable au prince des nuées ». Comme l’albatros, le poète est victime de la cruauté des hommes ordinaires. Le poète est donc déchiré entre un monde sublime, sur lequel il règne —la poésie — et la vulgarité dégradante de la société. Si l’albatros peut se moquer de l’archer, c’est-à-dire des flèches qui ne peuvent l’atteindre, il n’en demeure pas moins exilé, exclu du milieu dans lequel il est contraint de vivre. Les ailes de l’albatros symbolisent le génie poétique. Elles permettent à l’oiseau d’atteindre au sublime mais, sur terre, ses ailes le gênent et le font presque souffrir.

Une toute nouvelle image du poète

À mille lieues d’un poète triomphant, d’un prophète ou d’un rêveur sacré, Baudelaire renouvelle totalement la condition du poète. Celui-ci apparaît bel et bien comme un être supérieur, de génie, mais aussi comme un poète maudit, aimanté par l’idéal mais rattrapé par la mélancolie, le fameux « Spleen » baudelairien. L’albatros devient ainsi le symbole du poète incompris par son époque, dont le séjour sur terre est vécu comme un emprisonnement, ou une retraite qu’il n’aurait pas choisie.

 

Vous souhaitez relire « L’Albatros » de Baudelaire ? Retrouvez-le, parmi d’autres poèmes des Fleurs du mal, au sein de nos applications Un texte Un jour et Un poème Un jour.

 

 

De la Grèce inexplicable à la France épousée, les classiques de Nikos Aliagas

« J’ai été élevé dans une urgence, celle d’assimiler la culture grecque et d’apprendre plus que les autres,tout en s’intégrant à la société française. »

On ne présente plus Nikos Aliagas, qui fait les beaux jours de la télévision et de la radio françaises. Le journaliste, né en France de parents grecs, nous raconte dans un entretien passionnant combien la littérature, la photographie et l’art, qu’ils soient d’expression grecques, françaises ou internationales, l’ont construit et font partie de sa vie. Plus que d’un biculturalisme, il est surtout question chez Nikos Aliagas d’une incroyable ouverture au monde et aux autres.

Confessions d’un homme généreux.

Nikos, quel lecteur êtes–vous ?

Je lis encore beaucoup, même si mon emploi du temps est très chargé. Je lis bien sûr les livres dont je parle à la radio et à la télévision. Je lis de tout, et je lis et vois absolument tout ce dont je parle. Je lis au petit matin, dans la voiture – je ne conduis pas – , dans la cuisine quand les autres dorment. Je lis donc dès que j’ai un moment, le plus possible, mais surtout je lis vite.

J’ai été un gros lecteur, j’ai passé mon enfance à lire et la lecture a vraiment été ma fenêtre sur le monde. Les images, les voyages, les histoires me transportaient. Je lisais de tout, de Mark Twain à Bernard Clavel en passant par Le Club des Cinq. Je lisais aussi beaucoup de livres sur la mythologie grecque, nécessairement… Je ne suis pas un lecteur compulsif mais un vrai lecteur, et le fait de lire vite est une grande chance.

Vos parents lisaient-il ?

Oui, mais surtout mon entourage familial était très porté sur la culture. Ma mère m’offrait énormément de livres, et on écoutait beaucoup de musique. On avait des 33 tours et on écoutait beaucoup de musiques de film, comme celle du Docteur Jivago de Maurice Jarre, celle de Mary Poppins. On écoutait de la musique grecque, mais aussi du classique, comme Wagner. Mon père aimait Wagner et le chanteur Grec Stélios Kazantzidis que j’écoute encore aujourd’hui avant un direct dans ma loge. L’homme qui m’a beaucoup lu, c’était mon grand père, il lisait Homère pendant mes vacances à l’ombre d’un murier.

Vous avez donc bénéficié d’une grande ouverture intellectuelle ?

J’avais un très fort besoin d’être nourri. C’est toujours le cas aujourd’hui. Aujourd’hui, dans mon métier, j’essaie de nourrir les gens de divertissement, d’arts, de rencontres, et c’est à la littérature que je dois ce goût de lire des histoires et d’en raconter. La photographie me permet de raconter des histoires, comme la radio. La télévision aussi, mais dans une moindre mesure. Les histoires humaines, ce qui sort du cadre, ce que ne disent ni le texte ni le cadre mais ce que dit un regard, me fascine. Il y a quelque chose d’intime et de résolument réconfortant lorsqu’on se nourrit de livres.

Avez-vous toujours su lire vite ?

Non, c’est venu avec le temps. J’ai beaucoup lu, et quand un auteur m’intéressait, je lisais son œuvre mais aussi tout ce qui s’y rapportait. Adolescent, j’ai par exemple découvert Balzac avec La Peau de Chagrin et ai ensuite lu presque toute La Comédie humaine. J’ai ensuite lu sur la vie de Balzac.

J’avais le même fonctionnement avec les arts plastiques. Dès que étais ému par la démarche, l’essence d’un peintre, ou d’un mouvement artistique, je me documentais et lisais beaucoup. Je me suis ainsi intéressé à la vie de Delacroix après avoir découvert son tableau La Grèce sur les ruines de Missolonghi. Je me demandais ce qu’avait pu faire Delacroix, comment il s’était intéressé à la Grèce, etc. et du coup j’apprécie les biographies. J’ai dû lire quinze biographies d’Alexandre le Grand. J’ai aussi lu sur la chute de Constantinople qui fait partie de mes obsessions. J’ai ainsi lu Les Amants de Byzance de Mika Waltari qui a été un véritable choc pour moi, lorsque j’ai eu 20 ans.

Vous souvenez-vous de votre premier livre ?

Tout à fait. Le premier livre que j’ai eu, que l’on m’a offert, c’était un cadeau d’un ami de mes parents. Un Grec un peu bohème, sans le sou, qui était étudiant à Paris, et qui est ensuite devenu un grand poète grec, Asos Stamoulis. Il n’avait pas d’argent pour être édité, pour être son propre éditeur, et le succès est venu après sa mort. Je me suis rendu compte qu’il m’avait offert plein de poèmes, toute sa vie durant, et cet homme m’a offert mon premier livre, Le Petit Prince, en français, lorsque j’avais cinq ans. Je l’ai toujours. Et Le Petit Prince fait partie de mes livres de chevet, avec L’Odyssée d’Homère.

Quel souvenir gardez-vous de vos études littéraires ?

Je n’étais pas un élève modèle, j’étais souvent ailleurs. J’avais les cheveux longs, je me prenais pour Baudelaire, je m’appliquais à lire les livres qui n’étaient pas au programme… J’étais fourré toute la journée au Sélect. J’avais une chambre de bonne rue Lafayette, je me prenais pour un vrai romantique avec un mal-être permanent, et je lisais de la poésie, beaucoup d’ouvrages improbables… Huitième étage, 7 m2 sans eau. Je ne me suis jamais senti pauvre, mais riche de pouvoir vivre.

En somme, vous entreteniez le cliché du poète maudit romantique ?

Un peu ! J’avais des obsessions ! J’avais l’obsession de Paris inondé, j’avais fait un manifeste poétique, j’imaginais les Parisiens frappés par un châtiment, dans une atmosphère un peu à la Sodome et Gomorrhe… J’avais aussi une fascination pour le mois de novembre, et j’écoutais en boucle Don’t let me be misunderstood, de Nina Simone, version live. J’écoutais aussi en boucle le Concerto pour clarinettes de Mozart.

J’étais totalement barré, je me souviens, je passais des heures à la bibliothèque, je voulais, absolument, toucher, sentir un livre du XIXème siècle, parce que j’avais l’impression, un peu par synesthésie, que l’esprit de l’auteur allait me pénétrer. J’étais fasciné par le temps qui passe et les œuvres qui lui résistent.

Quels étaient alors vos projets ?

A l’époque, j’éditais une revue franco-hellénique. Je me souviens, je n’avais pas un rond, pas d’ordinateur, j’allais dans les restaurants grecs pour avoir de la pub, et c’était un journal avec une couverture en papier glacéJ’étais jeune mais j’avais envie de tenter quelque chose, d’essayer de faire quelque chose. Je voulais vivre ma bohème, trouver la substance de la vie. A l’époque, j’écrivais déjà, j’écrivais des sonnets improbables, des sonnets de fac et j’ai relu récemment quelques carnets de cette époque. J’étais en fait assez ému, assez étonné – tout était dans des cartons en Grèce – et je crois pouvoir dire que je n’ai pas trahi le gamin. Il était incroyablement torturé ! Ce que j’ai surtout appris de la fac, c’est la possibilité d’une île, comme dirait Houellebecq, c’est-à-dire non pas la possibilité de fuir, mais celle de construire ton île imaginaire, de construire quelque chose.

Quels auteurs lisiez-vous à cette époque ?

Je me souviens, j’étais passionné par Le Coffret de Santal de Charles Cros, qui est resté un de mes bouquins de prédilection. La poésie de Charles Cros me touche, et il m’arrive encore de lire des poèmes de Charles Cros. J’étais fort en littérature comparée… J’avais besoin d’être « connecté » ! Connecté à Byron, connecté à Hugo… J’adore les poèmes de Hugo. Je lisais les poètes Romantiques. Nerval. Et puis bien sûr Baudelaire. Baudelaire, c’est le patron !

Comment avez-vous vécu votre biculturalisme ?

De façon assez étrange et je souffrais d’un certain décalage. Il faut savoir que je parlais plus français que grec. Le grec je l’ai appris plus tard, au lycée et à la fac. On parlait grec à la maison mais je ne lisais pas le grec, en tout cas pas lorsque j’étais enfant. C’est venu plus tard. A l’âge de treize ans, lorsque mes copains partaient en week-end, en excursions, à Londres avec le ferry, moi, j’étais pensionnaire, je ne partais nulle part, mais j’apprenais le grec et je lisais des auteurs grecs grâce à des professeurs extraordinaires que j’ai eus.

A quatorze-quinze ans, donc, j’avais donc lu tous les auteurs grecs des années trente. C’est un vrai courant littéraire, on parle de la « Génération des années Trente ». Il y a de grands romanciers, des auteurs remarquables qui sont restés pour beaucoup mes écrivains de prédilection. Je pense à Ilias Venezis, qui avait décrit tous les massacres de la purification ethnique des Grecs par les Turcs dans les années 1915-1922. Ilias Venezis a écrit des chefs-d’œuvre comme Le Numéro 31328. Et je pense aussi et surtout à Stratis Myrivilis pour qui j’ai une véritable passion.

Le problème, c’est que lorsque j’allais en Grèce, mes cousins grecs ne connaissent pas ces auteurs. C’était assez étrange. Ils écoutaient Michael Jackson avec deux ans de retard, je leur parlais de ces auteurs et ils rigolaient. Ils connaissaient à peine Odysseas Élytis ni Georges Séféris, le prix Nobel de littérature. Moi, Séféris, il fait partie de mon ADN, je le lis, je le chante depuis tout petit. Le problème, c’est que je ne pouvais parler de mes lectures grecques, de ma culture littéraire grecque ni à mes amis français, qui s’en fichaient, ni à mes cousins grecs qui, eux, avaient la volonté de devenir européens « branchés », américains comme dans les magazines, ce qui moi ne m’intéressait pas.

Donc, pour répondre à votre question, j’ai eu très tôt une culture « plus âgée » et en décalé, probablement parce que j’étais un enfant d’immigrés. Les profs grecs qui venaient en France pour nous donner des cours considéraient qu’on avait plus à perdre que les Grecs de Grèce, donc il fallait apprendre deux fois plus.

Quel regard vos parents portaient-ils sur ce biculturalisme ?

Mes parents sont des immigrés qui n’avaient qu’un fantasme, celui de repartir, celui du « retour à Ithaque », même si on est finalement restés. Et j’ai été élevé dans une urgence, celle d’assimiler la culture grecque et d’apprendre plus que les autres – des fois que l’on reparte – tout en s’intégrant à la société française. C’était assez paradoxal. Mes parents étaient très soucieux du fait que j’aie un bagage culturel. Et je me rends compte que mes parents ont eu raison d’insister. Écrire le grec, c’est par exemple une arme de pensée, c’est une véritable force.

Etait-ce lourd à porter ?

Pas du tout ! J’étais en fait pensionnaire chez des prêtres orthodoxes à Châtenay-Malabry, et c’était un pensionnat très joyeux, très loin des clichés que l’on peut avoir sur la pension. La journée au Lycée français, le soir au foyer Grec. On lisait en grec ancien, en grec moderne, on bouffait de la moussaka, on écoutait de la musique grecque, on montait des pièces de théâtre ! J’avais quinze-seize ans, j’étais un mordu de théâtre. On montait les décors, je m’occupais souvent de la mise en scène. J’ai ensuite continué le théâtre au théâtre du Campagnol, à Châtenay, où j’ai travaillé avec Liliane Mayerowitz.

Je suis sorti de cette période très nourri, avec beaucoup de rêves. Il fallait que je trouve mon chemin. Soit je devenais Rubempré qui se perd, qui se pend, soit je devenais Rastignac, qui est prêt à tout. Rubempré et Rastignac étaient mes héros.

Vous sentez-vous davantage français ou grec ?

Jusqu’à il y a encore dix ans, je pensais que ma vie n’était pas ici, alors que j’étais né ici. Et autour de 40 ans, je me suis dit : « en fait ma vie a toujours été là ». Et en fait j’ai commencé à me sentir français lorsque j’étais à l’étranger. On me demandait ce que j’étais, et je me surprenais à dire que j’étais français. La Grèce m’a guidé comme une idée, c’est quelque chose d’assez insaisissable mais c’est la France qui m’a construit. Je dois tout à ce pays. C’est un peu comme si j’étais sur un bateau, guidé par les vents du voyage. Le bateau est français. Et il est solide. Mais je crois que suis et français et grec, je suis l’un et l’autre. Je crois en la polymorphie culturelle, professionnelle. Le danger c’est d’être un peu de tout et de rien et la fin se retrouver face à un mur, derrière un no man’s land identitaire.

Qu’y-a-t-il de français en vous aujourd’hui ?

De français, j’ai la méthode, l’esprit de synthèse et de démonstration. Alors que tout cela a été inventé dans l’Antiquité, la France en a, curieusement, fait son cheval de bataille. J’ai aussi acquis la méthode d’une langue, une méthode linguistique. Parler français, c’est penser français. C’est son identité.

Et comment définiriez-vous la Grèce ?

La Grèce est beaucoup plus intuitive selon moi. La Grèce ça ne s’explique pas, c’est une expérience, c’est un ressenti, c’est de l’instinct, de l’intuition, de la nuance. C’est de la « mètis »[1] au sens philosophique du terme, de la survie. Et c’est un cœur qui bat. Et la Grèce est pour moi une boussole, elle est omniprésente.

Quels livres conseilleriez-vous à un Français qui souhaiterait découvrir la Grèce ?

Si c’est un Français, je lui conseillerais d’abord de lire L’Eté grec, de Jacques Lacarrière, et d’après seulement aborder les auteurs grecs. Jacques en a écrit plein – je dis « Jacques » parce que c’était un ami – mais L’Eté grec reste un incontournable.

Je pense ensuite que pour connaître la Grèce, il faut avant tout lire ses poètes. Il faut lire Constantin Cavafy, poète grec d’Alexandrie du début de XXème siècle, qui a écrit un magnifique poème, « Ithaque » : « Quand tu prendras le chemin pour Ithaque souhaite que le chemin soit long… » Ce poème, c’est ma bible. C’est d’ailleurs Marguerite Yourcenar qui l’a traduit en français. Cavafy est un immense poète. Homosexuel, qui parle du drame de  l’homosexualité au début du XXème siècle, de son mal-être. C’est un poète exceptionnel.

Il faut également lire Elytis et Séféris. Et le cinéma est une excellente façon de connaître la Grèce. Il faut voir un film de Théo Angelopoulos une fois dans sa vie. Après tous ces auteurs, je lui conseillerais de lire Aris Fakinos. Aris Fakinos est un immense écrivain grec. Immense. Il est mort en 1998, mais j’ai eu le privilège de le connaître et de devenir son ami.

Comment avez-vous rencontré Aris Fakinos ?

Aris Fakinos a été mon « ami écrivain grec » quand j’avais dix-huit ans. Je l’ai rencontré lorsque je faisais de la radio. J’avais proposé à RFI un sujet sur la dictature grecque, et j’ai appelé Aris Fakinos. Il est venu me voir le lendemain, il m’attendait avec un parapluie sous Radio France. Il resté avec moi trois heures durant, il m’a raconté comment, lui, était arrivé en France et était rentré à Radio France. Il m’a écrit une lettre ce soir-là, et m’a envoyé deux de ses livres, Les Enfants d’Ulysse et La Citadelle de la mémoire, me disant : « je te serre la main, car j’ai la certitude que tous les combats que j’ai menés dans cette maison ne partiront pas en fumée parce que j’ai rencontré quelqu’un qui va continuer ça ». C’était bien sûr très émouvant. On est restés copains, on s’envoyait des fax, on se parlait tout le temps. Il me manque beaucoup.

Je me souviens, avant mes premiers directs, je stressais et j’appelais Aris. Il me disait « relis L’Odyssée» J’allais à Montreuil le voir, sans savoir que plusieurs années après j’habiterais près de chez lui. Il ne m’a jamais lâché et aujourd’hui il est toujours là, avec moi. Il a beaucoup compté dans ma vue d’homme, dans mon apprentissage. C’est un homme qui est parti de Grèce avec rien pour fuir la dictature, qui est arrivé avec un faux passeport, qui a eu une histoire exceptionnelle… C’est pourquoi il faut lire L’Aïeul, il faut lire Les Enfants d’Ulysse, L’homme qui donnait à manger aux pigeons, et aussi son dernier ouvrage qui s’appelle Le Contremaître. J’ai lu toute son œuvre.

Fakinos est d’une puissance, d’une sincérité, d’une tendresse, d’une profondeur. Il a compris la Grèce.

Si vous en aviez la possibilité, aimeriez-vous faire un jour une émission culturelle à la télé ?

J’adorerais ! A la radio, c’est déjà fait, et j’essaie de tendre de plus en plus vers ça,  mais à la télé j’aimerais beaucoup. J’aimerais, à un moment dans ma carrière, sortir de la lumière qui crie pour aller vers une lumière plus tamisée. Ce serait bien sûr très difficile voire impossible aujourd’hui en prime time, mais raconter des histoires, lire de la poésie, lire des textes…j’adorerais ! Car aujourd’hui le fait même de lire constitue un acte de résistance.

En parlant de lecture, que comptez-vous dire à votre fille quand elle sera un peu plus grande ? Comment pensez-vous essayer de lui transmettre le goût des livres, l’importance de la culture ?

Quand ma fille est née, j’ai écrit un livre, Ce que j’aimerais te dire, constitué de dix chapitres. C’est à mon sens un livre honnête, un bon petit livre, qui est un peu comme une bouteille à la mer que je lui envoie. Et qui dit « voilà ce que je voulais être », « voilà ce que j’aurais voulu faire ». Elle pourra voir si j’ai ou non tenu mon cahier des charges. Mais en parlant de transmission, je suis très attaché à l’éthique. Pas à la morale, en laquelle je ne crois pas, mais à l’éthique. Ce qui m’intéresse chez une personne, c’est sa philosophie, sa dignité face à l’adversité, son intégrité. C’est ça qui m’intéresse. Mais pas ce qui est bien ou pas bien. Tout ça est relatif. Donc si j’arrivais à expliquer à ma fille la différence entre morale et intégrité, ce serait déjà pas mal !

Je sais en revanche que cela sera compliqué ! C’est une génération très connectée. J’ai d’ailleurs beaucoup de respect pour les professeurs… Comme j’avais énormément de respect pour Jacqueline de Romilly !

Vous avez connu Jacqueline de Romilly ?

Jacqueline, je lui ai même renouvelé son passeport grec ! Elle m’appelait et me disait (il l’imite) : « Nikos, pourriez-vous aller au Consulat pour moi ? Je ne vois rien et je ne peux plus marcher ! » Je l’ai pas mal fréquentée peu de temps avant sa mort. Elle m’invitait chez elle, à déjeuner. Un jour, alors qu’on prenait un fond de whisky tous les deux, je vais à la chasse aux confidences : « Jacqueline, ok, vous avez un immense amour pour la Grèce. Mais il y a bien eu un amant grec ? Une grande histoire d’amour ? «  Je continue comme ça à la titiller. Silence. « – Oui, oui, vous avez raison. » Et moi, rentrant dans le jeu : « Ah bon ?!! Mais c’était qui, il était comment, il avait quel âge, sur quelle île ? » Elle me répond très sérieusement : « C’était Thucydide ! » (Rires) Très drôle, un esprit, une nuance, une précision remarquables.

On avait un projet ensemble, on essayait de réfléchir à un concept pour initier aussi bien le grand public, les profanes, que les initiés à la culture. Un projet qu’on aurait pu intituler  « De la Star Academy à l’Académie française »…. Cela ne s’est pas fait, on lui demandait ce qu’elle faisait avec moi, elle répondait « C’est mon ami ».  A la fin de sa vie, elle manifestait encore contre la suppression du grec et du latin.

Comment êtes-vous arrivé à la photo ?

Un peu de la même façon que je suis venu à l’édition d’une revue lorsque j’étais étudiant. J’ai toujours à cœur de créer, de faire des choses, et la photo m’a toujours parlé, je faisais beaucoup d’expos, etc. J’ai commencé à prendre des photos imaginaires quand j’étais gamin, en voyant que mes parents vieillissaient. J’étais tombé sur des photos, rangées dans des boîtes à chaussures, de mes parents jeunes… Et je prends conscience du temps qui passe… Mon père m’offre un Instamatic, je fais beaucoup de photos jusqu’à l’entrée dans la vie active… et un jour est venue l’envie de m’y mettre plus sérieusement. J’ai pris un boitier, aucun cours, et je me suis lancé en autodidacte. C’est en photographiant que je me suis rendu compte du monde intérieur de chacun. Parce que quand on photographie on voit tout, même l’invisible. Et apprendre à voir, c’est comme faire une interview pour moi.

La photo est-elle une réponse au jeune étudiant qui écrivait des sonnets ?

Peut-être. C’est en tout cas une résonance, il y a certainement une connexion.  Aujourd’hui la photographie est une nécessité pour moi.

Vous êtes très attentif aux mains, vous les prenez beaucoup en photos. D’où vient cette fascination ?

Mon père était tailleur. Il a travaillé dans la haute-couture, dans la confection, il a ouvert une boutique de retouches dans le 10ème arrondissement et y a travaillé jusqu’à sa retraite. Mes parents voulaient travailler. Et mon père m’a appris à ne jamais brader le travail manuel. J’ai donc une passion pour les mains. Pour les mains qui donnent la vie, qui prennent la vie. Il y a d’ailleurs un délit de faciès autour des mains. Avec la main, on ne peut pas tricher, on ne peut pas cacher son âge.

Le noir et blanc s’est-il imposé comme une évidence ?

La couleur c’est difficile. Avec la couleur il faut ruser, il faut choisir, alors que le noir et blanc oblige à ne garder que l’essentiel. Mais le noir et blanc est riche de nuances et regorge de couleurs. Je les transpose dans ma tête.

Et pour finir une dernière question… Êtes-vous né avec le prénom « Nicolas » ? Ou « Nikolaos » ? Comment êtes-vous « devenu Nikos » si je puis m’exprimer ainsi ?

 Je suis né « Nikólaos ». Tous les Nikólaos sont des « Nikos » en Grèce, c’est comme « William » et « Will » ! Mais, curieusement, mon père m’a appelé « Nicolas » toute mon enfance. Il faut dire que « Nikólaos » dans la cour de récré… « Nikólaos, Nikólaos, il casse des os ! » Petit, c’était donc plutôt « Nicolas ».

Mais vos parents avaient voulu vous donner un prénom grec ?

Oui. C’est le prénom de mon grand-père. On n’est pas des illuminés, loin de là, mais on a un rapport au mystique, on est sensibles aux signes. Par exemple, notre maison en Grèce est située à 100 mètres de là où est mort Byron. Ça ne s’invente pas !

Et dans ma famille, on se transmet de génération d’une bague sur laquelle est gravée une chouette, qui symbolise la sagesse, Athéna. La chouette est un animal psychopompe, qui accompagne les âmes des défunts. L’autre jour, lors de mon dernier séjour là-bas, je surprends une chouette sur un toit. Puissante. Magnifique. Elle me fixe. J’ai juste le temps de prendre quelques photos. Et dans son regard je lis : « je suis là, je veille sur les morts. Ne t’inquiète pas. »

En Grèce on s’intéresse à la vie et à la mort. Qui est en vie et qui est décédé. Le reste n’a aucune importance.

Pour en savoir plus :

Crédit photographique : ©Vassilis Artikos

Propos recueillis par Sarah Sauquet

 

[1] Que l’on pourrait traduire par « ruse de l’intelligence »