De la Grèce inexplicable à la France épousée, les classiques de Nikos Aliagas

« J’ai été élevé dans une urgence, celle d’assimiler la culture grecque et d’apprendre plus que les autres,tout en s’intégrant à la société française. »

On ne présente plus Nikos Aliagas, qui fait les beaux jours de la télévision et de la radio françaises. Le journaliste, né en France de parents grecs, nous raconte dans un entretien passionnant combien la littérature, la photographie et l’art, qu’ils soient d’expression grecques, françaises ou internationales, l’ont construit et font partie de sa vie. Plus que d’un biculturalisme, il est surtout question chez Nikos Aliagas d’une incroyable ouverture au monde et aux autres.

Confessions d’un homme généreux.

Nikos, quel lecteur êtes–vous ?

Je lis encore beaucoup, même si mon emploi du temps est très chargé. Je lis bien sûr les livres dont je parle à la radio et à la télévision. Je lis de tout, et je lis et vois absolument tout ce dont je parle. Je lis au petit matin, dans la voiture – je ne conduis pas – , dans la cuisine quand les autres dorment. Je lis donc dès que j’ai un moment, le plus possible, mais surtout je lis vite.

J’ai été un gros lecteur, j’ai passé mon enfance à lire et la lecture a vraiment été ma fenêtre sur le monde. Les images, les voyages, les histoires me transportaient. Je lisais de tout, de Mark Twain à Bernard Clavel en passant par Le Club des Cinq. Je lisais aussi beaucoup de livres sur la mythologie grecque, nécessairement… Je ne suis pas un lecteur compulsif mais un vrai lecteur, et le fait de lire vite est une grande chance.

Vos parents lisaient-il ?

Oui, mais surtout mon entourage familial était très porté sur la culture. Ma mère m’offrait énormément de livres, et on écoutait beaucoup de musique. On avait des 33 tours et on écoutait beaucoup de musiques de film, comme celle du Docteur Jivago de Maurice Jarre, celle de Mary Poppins. On écoutait de la musique grecque, mais aussi du classique, comme Wagner. Mon père aimait Wagner et le chanteur Grec Stélios Kazantzidis que j’écoute encore aujourd’hui avant un direct dans ma loge. L’homme qui m’a beaucoup lu, c’était mon grand père, il lisait Homère pendant mes vacances à l’ombre d’un murier.

Vous avez donc bénéficié d’une grande ouverture intellectuelle ?

J’avais un très fort besoin d’être nourri. C’est toujours le cas aujourd’hui. Aujourd’hui, dans mon métier, j’essaie de nourrir les gens de divertissement, d’arts, de rencontres, et c’est à la littérature que je dois ce goût de lire des histoires et d’en raconter. La photographie me permet de raconter des histoires, comme la radio. La télévision aussi, mais dans une moindre mesure. Les histoires humaines, ce qui sort du cadre, ce que ne disent ni le texte ni le cadre mais ce que dit un regard, me fascine. Il y a quelque chose d’intime et de résolument réconfortant lorsqu’on se nourrit de livres.

Avez-vous toujours su lire vite ?

Non, c’est venu avec le temps. J’ai beaucoup lu, et quand un auteur m’intéressait, je lisais son œuvre mais aussi tout ce qui s’y rapportait. Adolescent, j’ai par exemple découvert Balzac avec La Peau de Chagrin et ai ensuite lu presque toute La Comédie humaine. J’ai ensuite lu sur la vie de Balzac.

J’avais le même fonctionnement avec les arts plastiques. Dès que étais ému par la démarche, l’essence d’un peintre, ou d’un mouvement artistique, je me documentais et lisais beaucoup. Je me suis ainsi intéressé à la vie de Delacroix après avoir découvert son tableau La Grèce sur les ruines de Missolonghi. Je me demandais ce qu’avait pu faire Delacroix, comment il s’était intéressé à la Grèce, etc. et du coup j’apprécie les biographies. J’ai dû lire quinze biographies d’Alexandre le Grand. J’ai aussi lu sur la chute de Constantinople qui fait partie de mes obsessions. J’ai ainsi lu Les Amants de Byzance de Mika Waltari qui a été un véritable choc pour moi, lorsque j’ai eu 20 ans.

Vous souvenez-vous de votre premier livre ?

Tout à fait. Le premier livre que j’ai eu, que l’on m’a offert, c’était un cadeau d’un ami de mes parents. Un Grec un peu bohème, sans le sou, qui était étudiant à Paris, et qui est ensuite devenu un grand poète grec, Asos Stamoulis. Il n’avait pas d’argent pour être édité, pour être son propre éditeur, et le succès est venu après sa mort. Je me suis rendu compte qu’il m’avait offert plein de poèmes, toute sa vie durant, et cet homme m’a offert mon premier livre, Le Petit Prince, en français, lorsque j’avais cinq ans. Je l’ai toujours. Et Le Petit Prince fait partie de mes livres de chevet, avec L’Odyssée d’Homère.

Quel souvenir gardez-vous de vos études littéraires ?

Je n’étais pas un élève modèle, j’étais souvent ailleurs. J’avais les cheveux longs, je me prenais pour Baudelaire, je m’appliquais à lire les livres qui n’étaient pas au programme… J’étais fourré toute la journée au Sélect. J’avais une chambre de bonne rue Lafayette, je me prenais pour un vrai romantique avec un mal-être permanent, et je lisais de la poésie, beaucoup d’ouvrages improbables… Huitième étage, 7 m2 sans eau. Je ne me suis jamais senti pauvre, mais riche de pouvoir vivre.

En somme, vous entreteniez le cliché du poète maudit romantique ?

Un peu ! J’avais des obsessions ! J’avais l’obsession de Paris inondé, j’avais fait un manifeste poétique, j’imaginais les Parisiens frappés par un châtiment, dans une atmosphère un peu à la Sodome et Gomorrhe… J’avais aussi une fascination pour le mois de novembre, et j’écoutais en boucle Don’t let me be misunderstood, de Nina Simone, version live. J’écoutais aussi en boucle le Concerto pour clarinettes de Mozart.

J’étais totalement barré, je me souviens, je passais des heures à la bibliothèque, je voulais, absolument, toucher, sentir un livre du XIXème siècle, parce que j’avais l’impression, un peu par synesthésie, que l’esprit de l’auteur allait me pénétrer. J’étais fasciné par le temps qui passe et les œuvres qui lui résistent.

Quels étaient alors vos projets ?

A l’époque, j’éditais une revue franco-hellénique. Je me souviens, je n’avais pas un rond, pas d’ordinateur, j’allais dans les restaurants grecs pour avoir de la pub, et c’était un journal avec une couverture en papier glacéJ’étais jeune mais j’avais envie de tenter quelque chose, d’essayer de faire quelque chose. Je voulais vivre ma bohème, trouver la substance de la vie. A l’époque, j’écrivais déjà, j’écrivais des sonnets improbables, des sonnets de fac et j’ai relu récemment quelques carnets de cette époque. J’étais en fait assez ému, assez étonné – tout était dans des cartons en Grèce – et je crois pouvoir dire que je n’ai pas trahi le gamin. Il était incroyablement torturé ! Ce que j’ai surtout appris de la fac, c’est la possibilité d’une île, comme dirait Houellebecq, c’est-à-dire non pas la possibilité de fuir, mais celle de construire ton île imaginaire, de construire quelque chose.

Quels auteurs lisiez-vous à cette époque ?

Je me souviens, j’étais passionné par Le Coffret de Santal de Charles Cros, qui est resté un de mes bouquins de prédilection. La poésie de Charles Cros me touche, et il m’arrive encore de lire des poèmes de Charles Cros. J’étais fort en littérature comparée… J’avais besoin d’être « connecté » ! Connecté à Byron, connecté à Hugo… J’adore les poèmes de Hugo. Je lisais les poètes Romantiques. Nerval. Et puis bien sûr Baudelaire. Baudelaire, c’est le patron !

Comment avez-vous vécu votre biculturalisme ?

De façon assez étrange et je souffrais d’un certain décalage. Il faut savoir que je parlais plus français que grec. Le grec je l’ai appris plus tard, au lycée et à la fac. On parlait grec à la maison mais je ne lisais pas le grec, en tout cas pas lorsque j’étais enfant. C’est venu plus tard. A l’âge de treize ans, lorsque mes copains partaient en week-end, en excursions, à Londres avec le ferry, moi, j’étais pensionnaire, je ne partais nulle part, mais j’apprenais le grec et je lisais des auteurs grecs grâce à des professeurs extraordinaires que j’ai eus.

A quatorze-quinze ans, donc, j’avais donc lu tous les auteurs grecs des années trente. C’est un vrai courant littéraire, on parle de la « Génération des années Trente ». Il y a de grands romanciers, des auteurs remarquables qui sont restés pour beaucoup mes écrivains de prédilection. Je pense à Ilias Venezis, qui avait décrit tous les massacres de la purification ethnique des Grecs par les Turcs dans les années 1915-1922. Ilias Venezis a écrit des chefs-d’œuvre comme Le Numéro 31328. Et je pense aussi et surtout à Stratis Myrivilis pour qui j’ai une véritable passion.

Le problème, c’est que lorsque j’allais en Grèce, mes cousins grecs ne connaissent pas ces auteurs. C’était assez étrange. Ils écoutaient Michael Jackson avec deux ans de retard, je leur parlais de ces auteurs et ils rigolaient. Ils connaissaient à peine Odysseas Élytis ni Georges Séféris, le prix Nobel de littérature. Moi, Séféris, il fait partie de mon ADN, je le lis, je le chante depuis tout petit. Le problème, c’est que je ne pouvais parler de mes lectures grecques, de ma culture littéraire grecque ni à mes amis français, qui s’en fichaient, ni à mes cousins grecs qui, eux, avaient la volonté de devenir européens « branchés », américains comme dans les magazines, ce qui moi ne m’intéressait pas.

Donc, pour répondre à votre question, j’ai eu très tôt une culture « plus âgée » et en décalé, probablement parce que j’étais un enfant d’immigrés. Les profs grecs qui venaient en France pour nous donner des cours considéraient qu’on avait plus à perdre que les Grecs de Grèce, donc il fallait apprendre deux fois plus.

Quel regard vos parents portaient-ils sur ce biculturalisme ?

Mes parents sont des immigrés qui n’avaient qu’un fantasme, celui de repartir, celui du « retour à Ithaque », même si on est finalement restés. Et j’ai été élevé dans une urgence, celle d’assimiler la culture grecque et d’apprendre plus que les autres – des fois que l’on reparte – tout en s’intégrant à la société française. C’était assez paradoxal. Mes parents étaient très soucieux du fait que j’aie un bagage culturel. Et je me rends compte que mes parents ont eu raison d’insister. Écrire le grec, c’est par exemple une arme de pensée, c’est une véritable force.

Etait-ce lourd à porter ?

Pas du tout ! J’étais en fait pensionnaire chez des prêtres orthodoxes à Châtenay-Malabry, et c’était un pensionnat très joyeux, très loin des clichés que l’on peut avoir sur la pension. La journée au Lycée français, le soir au foyer Grec. On lisait en grec ancien, en grec moderne, on bouffait de la moussaka, on écoutait de la musique grecque, on montait des pièces de théâtre ! J’avais quinze-seize ans, j’étais un mordu de théâtre. On montait les décors, je m’occupais souvent de la mise en scène. J’ai ensuite continué le théâtre au théâtre du Campagnol, à Châtenay, où j’ai travaillé avec Liliane Mayerowitz.

Je suis sorti de cette période très nourri, avec beaucoup de rêves. Il fallait que je trouve mon chemin. Soit je devenais Rubempré qui se perd, qui se pend, soit je devenais Rastignac, qui est prêt à tout. Rubempré et Rastignac étaient mes héros.

Vous sentez-vous davantage français ou grec ?

Jusqu’à il y a encore dix ans, je pensais que ma vie n’était pas ici, alors que j’étais né ici. Et autour de 40 ans, je me suis dit : « en fait ma vie a toujours été là ». Et en fait j’ai commencé à me sentir français lorsque j’étais à l’étranger. On me demandait ce que j’étais, et je me surprenais à dire que j’étais français. La Grèce m’a guidé comme une idée, c’est quelque chose d’assez insaisissable mais c’est la France qui m’a construit. Je dois tout à ce pays. C’est un peu comme si j’étais sur un bateau, guidé par les vents du voyage. Le bateau est français. Et il est solide. Mais je crois que suis et français et grec, je suis l’un et l’autre. Je crois en la polymorphie culturelle, professionnelle. Le danger c’est d’être un peu de tout et de rien et la fin se retrouver face à un mur, derrière un no man’s land identitaire.

Qu’y-a-t-il de français en vous aujourd’hui ?

De français, j’ai la méthode, l’esprit de synthèse et de démonstration. Alors que tout cela a été inventé dans l’Antiquité, la France en a, curieusement, fait son cheval de bataille. J’ai aussi acquis la méthode d’une langue, une méthode linguistique. Parler français, c’est penser français. C’est son identité.

Et comment définiriez-vous la Grèce ?

La Grèce est beaucoup plus intuitive selon moi. La Grèce ça ne s’explique pas, c’est une expérience, c’est un ressenti, c’est de l’instinct, de l’intuition, de la nuance. C’est de la « mètis »[1] au sens philosophique du terme, de la survie. Et c’est un cœur qui bat. Et la Grèce est pour moi une boussole, elle est omniprésente.

Quels livres conseilleriez-vous à un Français qui souhaiterait découvrir la Grèce ?

Si c’est un Français, je lui conseillerais d’abord de lire L’Eté grec, de Jacques Lacarrière, et d’après seulement aborder les auteurs grecs. Jacques en a écrit plein – je dis « Jacques » parce que c’était un ami – mais L’Eté grec reste un incontournable.

Je pense ensuite que pour connaître la Grèce, il faut avant tout lire ses poètes. Il faut lire Constantin Cavafy, poète grec d’Alexandrie du début de XXème siècle, qui a écrit un magnifique poème, « Ithaque » : « Quand tu prendras le chemin pour Ithaque souhaite que le chemin soit long… » Ce poème, c’est ma bible. C’est d’ailleurs Marguerite Yourcenar qui l’a traduit en français. Cavafy est un immense poète. Homosexuel, qui parle du drame de  l’homosexualité au début du XXème siècle, de son mal-être. C’est un poète exceptionnel.

Il faut également lire Elytis et Séféris. Et le cinéma est une excellente façon de connaître la Grèce. Il faut voir un film de Théo Angelopoulos une fois dans sa vie. Après tous ces auteurs, je lui conseillerais de lire Aris Fakinos. Aris Fakinos est un immense écrivain grec. Immense. Il est mort en 1998, mais j’ai eu le privilège de le connaître et de devenir son ami.

Comment avez-vous rencontré Aris Fakinos ?

Aris Fakinos a été mon « ami écrivain grec » quand j’avais dix-huit ans. Je l’ai rencontré lorsque je faisais de la radio. J’avais proposé à RFI un sujet sur la dictature grecque, et j’ai appelé Aris Fakinos. Il est venu me voir le lendemain, il m’attendait avec un parapluie sous Radio France. Il resté avec moi trois heures durant, il m’a raconté comment, lui, était arrivé en France et était rentré à Radio France. Il m’a écrit une lettre ce soir-là, et m’a envoyé deux de ses livres, Les Enfants d’Ulysse et La Citadelle de la mémoire, me disant : « je te serre la main, car j’ai la certitude que tous les combats que j’ai menés dans cette maison ne partiront pas en fumée parce que j’ai rencontré quelqu’un qui va continuer ça ». C’était bien sûr très émouvant. On est restés copains, on s’envoyait des fax, on se parlait tout le temps. Il me manque beaucoup.

Je me souviens, avant mes premiers directs, je stressais et j’appelais Aris. Il me disait « relis L’Odyssée» J’allais à Montreuil le voir, sans savoir que plusieurs années après j’habiterais près de chez lui. Il ne m’a jamais lâché et aujourd’hui il est toujours là, avec moi. Il a beaucoup compté dans ma vue d’homme, dans mon apprentissage. C’est un homme qui est parti de Grèce avec rien pour fuir la dictature, qui est arrivé avec un faux passeport, qui a eu une histoire exceptionnelle… C’est pourquoi il faut lire L’Aïeul, il faut lire Les Enfants d’Ulysse, L’homme qui donnait à manger aux pigeons, et aussi son dernier ouvrage qui s’appelle Le Contremaître. J’ai lu toute son œuvre.

Fakinos est d’une puissance, d’une sincérité, d’une tendresse, d’une profondeur. Il a compris la Grèce.

Si vous en aviez la possibilité, aimeriez-vous faire un jour une émission culturelle à la télé ?

J’adorerais ! A la radio, c’est déjà fait, et j’essaie de tendre de plus en plus vers ça,  mais à la télé j’aimerais beaucoup. J’aimerais, à un moment dans ma carrière, sortir de la lumière qui crie pour aller vers une lumière plus tamisée. Ce serait bien sûr très difficile voire impossible aujourd’hui en prime time, mais raconter des histoires, lire de la poésie, lire des textes…j’adorerais ! Car aujourd’hui le fait même de lire constitue un acte de résistance.

En parlant de lecture, que comptez-vous dire à votre fille quand elle sera un peu plus grande ? Comment pensez-vous essayer de lui transmettre le goût des livres, l’importance de la culture ?

Quand ma fille est née, j’ai écrit un livre, Ce que j’aimerais te dire, constitué de dix chapitres. C’est à mon sens un livre honnête, un bon petit livre, qui est un peu comme une bouteille à la mer que je lui envoie. Et qui dit « voilà ce que je voulais être », « voilà ce que j’aurais voulu faire ». Elle pourra voir si j’ai ou non tenu mon cahier des charges. Mais en parlant de transmission, je suis très attaché à l’éthique. Pas à la morale, en laquelle je ne crois pas, mais à l’éthique. Ce qui m’intéresse chez une personne, c’est sa philosophie, sa dignité face à l’adversité, son intégrité. C’est ça qui m’intéresse. Mais pas ce qui est bien ou pas bien. Tout ça est relatif. Donc si j’arrivais à expliquer à ma fille la différence entre morale et intégrité, ce serait déjà pas mal !

Je sais en revanche que cela sera compliqué ! C’est une génération très connectée. J’ai d’ailleurs beaucoup de respect pour les professeurs… Comme j’avais énormément de respect pour Jacqueline de Romilly !

Vous avez connu Jacqueline de Romilly ?

Jacqueline, je lui ai même renouvelé son passeport grec ! Elle m’appelait et me disait (il l’imite) : « Nikos, pourriez-vous aller au Consulat pour moi ? Je ne vois rien et je ne peux plus marcher ! » Je l’ai pas mal fréquentée peu de temps avant sa mort. Elle m’invitait chez elle, à déjeuner. Un jour, alors qu’on prenait un fond de whisky tous les deux, je vais à la chasse aux confidences : « Jacqueline, ok, vous avez un immense amour pour la Grèce. Mais il y a bien eu un amant grec ? Une grande histoire d’amour ? «  Je continue comme ça à la titiller. Silence. « – Oui, oui, vous avez raison. » Et moi, rentrant dans le jeu : « Ah bon ?!! Mais c’était qui, il était comment, il avait quel âge, sur quelle île ? » Elle me répond très sérieusement : « C’était Thucydide ! » (Rires) Très drôle, un esprit, une nuance, une précision remarquables.

On avait un projet ensemble, on essayait de réfléchir à un concept pour initier aussi bien le grand public, les profanes, que les initiés à la culture. Un projet qu’on aurait pu intituler  « De la Star Academy à l’Académie française »…. Cela ne s’est pas fait, on lui demandait ce qu’elle faisait avec moi, elle répondait « C’est mon ami ».  A la fin de sa vie, elle manifestait encore contre la suppression du grec et du latin.

Comment êtes-vous arrivé à la photo ?

Un peu de la même façon que je suis venu à l’édition d’une revue lorsque j’étais étudiant. J’ai toujours à cœur de créer, de faire des choses, et la photo m’a toujours parlé, je faisais beaucoup d’expos, etc. J’ai commencé à prendre des photos imaginaires quand j’étais gamin, en voyant que mes parents vieillissaient. J’étais tombé sur des photos, rangées dans des boîtes à chaussures, de mes parents jeunes… Et je prends conscience du temps qui passe… Mon père m’offre un Instamatic, je fais beaucoup de photos jusqu’à l’entrée dans la vie active… et un jour est venue l’envie de m’y mettre plus sérieusement. J’ai pris un boitier, aucun cours, et je me suis lancé en autodidacte. C’est en photographiant que je me suis rendu compte du monde intérieur de chacun. Parce que quand on photographie on voit tout, même l’invisible. Et apprendre à voir, c’est comme faire une interview pour moi.

La photo est-elle une réponse au jeune étudiant qui écrivait des sonnets ?

Peut-être. C’est en tout cas une résonance, il y a certainement une connexion.  Aujourd’hui la photographie est une nécessité pour moi.

Vous êtes très attentif aux mains, vous les prenez beaucoup en photos. D’où vient cette fascination ?

Mon père était tailleur. Il a travaillé dans la haute-couture, dans la confection, il a ouvert une boutique de retouches dans le 10ème arrondissement et y a travaillé jusqu’à sa retraite. Mes parents voulaient travailler. Et mon père m’a appris à ne jamais brader le travail manuel. J’ai donc une passion pour les mains. Pour les mains qui donnent la vie, qui prennent la vie. Il y a d’ailleurs un délit de faciès autour des mains. Avec la main, on ne peut pas tricher, on ne peut pas cacher son âge.

Le noir et blanc s’est-il imposé comme une évidence ?

La couleur c’est difficile. Avec la couleur il faut ruser, il faut choisir, alors que le noir et blanc oblige à ne garder que l’essentiel. Mais le noir et blanc est riche de nuances et regorge de couleurs. Je les transpose dans ma tête.

Et pour finir une dernière question… Êtes-vous né avec le prénom « Nicolas » ? Ou « Nikolaos » ? Comment êtes-vous « devenu Nikos » si je puis m’exprimer ainsi ?

 Je suis né « Nikólaos ». Tous les Nikólaos sont des « Nikos » en Grèce, c’est comme « William » et « Will » ! Mais, curieusement, mon père m’a appelé « Nicolas » toute mon enfance. Il faut dire que « Nikólaos » dans la cour de récré… « Nikólaos, Nikólaos, il casse des os ! » Petit, c’était donc plutôt « Nicolas ».

Mais vos parents avaient voulu vous donner un prénom grec ?

Oui. C’est le prénom de mon grand-père. On n’est pas des illuminés, loin de là, mais on a un rapport au mystique, on est sensibles aux signes. Par exemple, notre maison en Grèce est située à 100 mètres de là où est mort Byron. Ça ne s’invente pas !

Et dans ma famille, on se transmet de génération d’une bague sur laquelle est gravée une chouette, qui symbolise la sagesse, Athéna. La chouette est un animal psychopompe, qui accompagne les âmes des défunts. L’autre jour, lors de mon dernier séjour là-bas, je surprends une chouette sur un toit. Puissante. Magnifique. Elle me fixe. J’ai juste le temps de prendre quelques photos. Et dans son regard je lis : « je suis là, je veille sur les morts. Ne t’inquiète pas. »

En Grèce on s’intéresse à la vie et à la mort. Qui est en vie et qui est décédé. Le reste n’a aucune importance.

Pour en savoir plus :

Crédit photographique : ©Vassilis Artikos

Propos recueillis par Sarah Sauquet

 

[1] Que l’on pourrait traduire par « ruse de l’intelligence »

 

Les mensonges romantiques et vérités romanesques d’Adélaïde de Clermont-Tonnerre

« Je me méfie de cette soudaine passion du réel qui s’est emparé de la littérature, du cinéma, de la création en général. Le mensonge, qu’il soit romanesque ou amoureux, me séduit infiniment plus. »

 

Un titre intriguant, un format inhabituellement long, la plongée dans une époque et une atmosphère particulières, quelque part entre Just Jaeckin et Claude Sautet : c’est en janvier 2010 que j’ai découvert une voix, celle d’Adélaïde Clermont-Tonnerre, ainsi qu’un formidable roman, Fourrure. C’est parce qu’Adélaïde de Clermont-Tonnerre incarne mieux qu’aucun autre auteur français contemporain le romanesque, au sens premier du terme, qu’il me fallait l’interviewer pour la sortie de son nouveau roman, Le dernier des nôtres, chez Grasset. La chroniqueuse et directrice de la rédaction de Point de vue s’y révèle une romancière ô combien attachante et décomplexée …

Adélaïde, quelle lectrice êtes-vous, et notamment quelle lectrice de classiques êtes-vous ?

Les classiques me manquent en fait. Pour moi ils sont la source et, en raison de mon métier de journaliste, je suis souvent débordée de livres qui sont dans l’actualité et qui viennent de paraître. Par moments, je rêve de revenir à des livres que j’ai aimés et d’avoir le temps de compléter ma connaissance des grands textes.  Je voudrais, plusieurs fois par an, pouvoir faire une retraite où je n’emporterais aucun ouvrage paru dans les dix dernières années. Je ne regarderais pas les informations. Je n’allumerais ni la radio ni la télévision. Je lirais au fil des envies, sans calendrier, et j’écouterais de la musique pour l’écouter, pas en accompagnement d’autre chose. C’est un rêve que, pour l’instant, je n’ai pas réussi à réaliser. En même temps j’aime énormément découvrir les nouveaux talents, qui sont nombreux. La vie littéraire française ne s’arrête pas à Sartre ou Camus, contrairement à ce que pensent certains. Et les prix littéraires dont je fais partie : Prix de la Closerie des lilas, Prix Sagan, Prix Arsène Lupin, Prix Fitzgerald sont une merveilleuse occasion de dénicher de jeunes romanciers pleins d’avenir.

Etes-vous issue d’une famille de lecteurs ? Comment les livres sont-ils arrivés à vous ?

Il y a toujours eu énormément de livres chez moi, mais sans aucune forme de classement ou de hiérarchie. J’ai lu tout ce qui me tombait sous la main : de la littérature de gare et des grands auteurs du dix-neuvième, des textes classiques et des romans à l’eau de rose, des biographies historiques à la pelle avec des récits de voyages ou des bandes-dessinées. C’était un vaste bazar qu’il a fallu réorganiser, mais cette liberté m’a appris une chose essentielle : le plaisir de lecture. Ce plaisir est le fondement de tout pour moi et il doit dépasser les snobismes littéraires ou les catégorisations  arbitraires.

Y-a-t-il des classiques qui constituent vos livres de chevet ?

Il y en a trop pour que je puisse choisir, ma table de nuit n’est pas assez grande, mais à l’instant T, les premiers qui me viennent à l’esprit sont : « Les vies parallèles » de Plutarque, « Les mémoires du Cardinal de Retz », « Point de lendemain » de Vivant Denon, «  Candide » de Voltaire, « La peau de chagrin » et « Splendeur et misère des courtisanes » de Balzac, « Les trois mousquetaires » et « Vingt ans après » de Dumas, «  l’argent » de Zola, « La légende des siècles » de Victor Hugo dont la puissance m’éblouit, « Premier amour » de Tourgueniev, « L’idiot » et « Les frères Karamazov » de Dostoïevski,  « Les raisins de la colère » de Steinbeck, « Mosquitoes » de Faulkner, « Feux pâles » de Nabokov. Ainsi que des passions plus récentes : tout Garcia Marquez, Kundera, Irving et tant d’autres….

La fréquentation de ces auteurs, votre bagage culturel ont-ils pu vous paralyser, ou au contraire vous stimuler lorsque vous vous êtes lancée dans la fiction ?

Longtemps, je n’ai même pas osé m’avouer que j’avais cette envie et ce besoin. J’écrivais des choses depuis toute petite, dans mon coin. Je pense que l’éducation française ne favorise absolument pas la créativité. On transmet aux enfants et aux adolescents ce mythe de l’écrivain génial qui pond des chefs-d’œuvre sans effort parce qu’il est en contact direct avec les dieux, je pense que c’est non seulement faux, mais stérilisant pour les générations futures. Pour un Rimbaud et un Aragon combien de Flaubert qui disait : « j’écris comme on va à la mine » ? Pas une seule fois, au cours de ma scolarité par exemple, je n’ai eu l’occasion de faire un pastiche, le meilleur moyen de comprendre la « mécanique » d’un auteur. Pas une seule fois, on ne m’a demandé d’écrire un texte libre de fiction, à part en sixième où j’avais imaginé une petite histoire illustrée. Cette révérence envers les « grands écrivains » est mortifère à mon sens. Il faut apprendre la littérature comme on apprend la plomberie, ensuite certains auront une âme, un souffle, une poésie qui feront la différence, mais encore faut-il avoir les outils.

Votre premier roman, Fourrure, constituait un hommage appuyé à Romain Gary et nous replongeait dans la France giscardienne de Madame Claude, dans une atmosphère somme toute assez particulière et en même temps magique – je pense également à Ondine de Giraudoux par exemple…Vous êtes-vous plongée ou replongée dans certaines lectures ou certains films de l’époque avant de vous lancer dans l’écriture de ce roman ?

A part la documentation nécessaire pour ne pas faire d’erreur historique, j’essaie, quand j’écris, d’éviter tous les romans et films de l’époque pour ne pas être influencée. A ce moment-là une alchimie étrange opère. Les mots vous apparaissent plus que vous ne les choisissez. Une fois posés sur le papier, vous reconnaitrez probablement d’où viennent ces images, ces scènes. Parfois de très loin. Mais sur le moment vous n’êtes qu’un vecteur de transmission.

Fourrure témoignait d’un véritable amour pour la forme romanesque, assez loin de l’autofiction ou de l’adaptation de faits divers assez fréquentes en littérature actuellement. Qu’attendez-vous de la littérature en tant que lectrice ? Etes-vous davantage sensible au souffle romanesque des Anglo-saxons, ou alors à l’évocation de l’intime à la française ?

J’aime la fiction, sans hésiter. Je me méfie de cette soudaine passion du réel qui s’est emparé de la littérature, du cinéma, de la création en général. Le mensonge, qu’il soit romanesque ou amoureux, me séduit infiniment plus. Il est souvent plus « vrai ». Ce besoin de puiser dans l’existant me semble parfois un aveu d’impuissance. Certains auteurs en font des livres merveilleux, mais j’aurai toujours plus d’attirance pour l’invention, pour ceux qui créent des mondes où nous pouvons nous réfugier quand celui-ci nous devient insupportable. Et si l’on regarde plus en détail, ce fameux souffle romanesque qui anime la littérature anglo-saxonne vient en fait de la grande tradition du roman français du 19ème siècle et de la littérature russe.

Enfin, pour finir, pouvez-nous nous présenter rapidement votre nouveau roman, Le dernier des nôtres ?

Mon héros, Werner Zilch, naît en 1945 dans les bombardements de Dresde. Orphelin, il est le dernier d’une famille influente qui a tout perdu. On le retrouve vingt ans plus tard dans le New York des années 1970. Adopté enfant par un couple de la classe moyenne américaine, c’est un jeune loup assoiffé de réussite et de reconnaissance. Il ne sait rien de son passé ni de ses parents biologiques. Son amour fou pour Rebecca, jeune artiste, fille d’un des hommes les plus puissants des États-Unis, va le forcer à rouvrir le dossier douloureux de ses origines.

Est-ce une fiction ou un roman historique ?

C’est une pure fiction, mais je m’appuie sur une trame historique : Manhattan en pleine effervescence, au temps de Bob Dylan, Patti Smith, Andy Warhol et la Factory… Avec, en contrepoint, la fin de la Seconde Guerre mondiale en Europe, au tout début de la guerre froide, et bien sûr l’opération Paperclip…

L’opération Paperclip ?

C’est ainsi que l’on appelle la mission secrète qui a permis aux Américains de soustraire le sulfureux professeur Von Braun aux soviétiques.  Ce savant nazi, inventeur des tout premiers missiles, dits les V2 qui ont permis à Hitler de bombarder Londres, a ainsi été blanchi et accueilli sur le sol américain avec 117 membres de son équipe. En quelques années, il a pris la direction du programme spatial de la NASA et a envoyé les Américains marcher sur la Lune.

C’est aussi l’histoire d’une passion…

D’une passion irrépressible. L’attirance entre Werner et Rebecca est immédiate, puissante, charnelle. Werner veut régner, Rebecca veut s’affranchir de son milieu. Elle est la femme de son ascension et il est l’homme de son émancipation. Rien ne semble s’opposer à eux. Une révélation vient pourtant briser net cet élan. Un interdit trop violent pour qu’ils puissent continuer à s’aimer.  Mais Werner n’est pas du genre à renoncer…

Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Le dernier des nôtres, Grasset, 496 pages, 22 euros

Illustration : Adélaïde de Clermont-Tonnerre ©David Atlan