De « Fortune carrée » aux « dieux ont soif », dix œuvres aux titres énigmatiques

Si les romans réalistes nous ont habitués aux titres explicites, transparents, souvent créés grâce à des personnages éponymes, il arrive que des œuvres littéraires aient des titres particulièrement sibyllins, équivoques ou polysémiques. Ceux-ci éveillent l’imagination, jouent sur des références et codes, et déjouent l’horizon d’attente du lecteur.

Retour sur quelques titres emblématiques dont on ne mesure généralement la pleine et entière signification qu’après lecture des œuvres. La sélection est aussi suggestive que partielle !

Fortune carrée, Joseph Kessel

Avis aux spécialistes ! Ce roman d’aventures puise son titre dans l’univers de la voile. Il se déroule sur la mer Rouge, mais aussi au Yémen. La fortune carrée est une voile de réserve, qu’on utilise en cas de tempête. Cette voile carrée se grée perpendiculairement au mât et aide à fuir, à naviguer droit devant soi.

Par extension, la fortune carrée peut désigner un péril en mer.

Les Cloches de Bâle, Louis Aragon

Ce roman qui inaugure le cycle du Monde réel se déroule dans le Paris de la Belle Époque. Les héroïnes en sont Diane de Nettencourt, une jeune mère divorcée issue de la petite noblesse tourangelle et Catherine Simonidzé, une Géorgienne qui navigue entre milieu anarchiste et univers des chauffeurs de taxi grévistes.

Comme toujours chez Aragon, le roman entremêle de nombreuses intrigues. Il s’achève dans une forme d’apothéose à Bâle, où se déroule, en 1912, un congrès socialiste. La militante communiste Clara Zetkin y intervient, et celle-ci transcende les peuples, partis, modèles et héroïnes, supplante Diane comme Catherine. Elle ouvre la voie à ce que l’humanité peut offrir de meilleur. Le titre fait référence à cet événement porteur d’espoir, à l’aube de la Première Guerre mondiale.

Derborence, Charles-Ferdinand Ramuz

Qu’est-ce que « Derborence » ? Derborence est une localité de la commune de Conthey dans le canton du Valais, en Suisse.

Charles-Ferdinand Ramuz, poète et romancier suisse d’expression française, situa ses œuvres dans le canton du Valais, et sut renouveler le roman régionaliste. Ses récits dépeignent des paysages de montagne empreints de majesté.

Derborence est le récit d’une survie et d’une renaissance, celles d’Antoine Pont, un jeune homme du canton du Valais enseveli sept semaines durant sous les débris d’un refuge de montagne, suite à un éboulement.

Bug-Jargal, Victor Hugo

Qui est Bug-Jargal ? Personnage éponyme du premier roman de Victor Hugo, Bug-Jargal est l’esclave d’un colon de Saint-Domingue, qui prend la tête d’une révolte, la première grande révolte haïtienne au cours de laquelle furent massacrés des colons.

Le roman suit Bug-Jargal, divers esclaves et colons, mais aussi un Français nouvellement arrivé à Saint-Domingue, Léopold d’Auverney. Ce dernier, spectateur malgré lui du traitement réservé aux esclaves, aux premières loges d’un basculement de civilisation, se prend d’amitié pour Bug-Jargal.

Le pays où l’on n’arrive jamais, André Dhôtel

Un roman aussi singulier que celui d’André Dhôtel ne pouvait avoir qu’un titre énigmatique, et le pays où l’on n’arrive jamais n’est peut-être qu’une contrée répondant au nom de « liberté ».

Le pays où l’on n’arrive jamais se déroule à Lominval, austère « enclave de la forêt des Ardennes » où vit Gaspard Fontarelle, un enfant que l’on juge maudit et qui a été arraché par sa tante à une vie de bohème. Surprotégé pour ne pas dire captif de ce village et de sa nature sauvage, faite de profonds lacs et d’arbres majestueux, Gaspard croise la route d’un jeune fugitif, aussi blond que lui, qui « cherche sa famille et son pays ». Gaspard l’aide à s’évader, avant de lui-même partir et d’embrasser sa quête d’un « grand pays »…

Autant en emporte le vent, Margaret Mitchell, 1936

Autant en emporte le vent a pour toile de fond la Géorgie pendant la Guerre de Sécession et raconte le destin tourmenté d’une indomptable Belle du Sud, Scarlett O’Hara.

« Autant en emporte le vent » est un titre que l’on peut trouver extrêmement romanesque. Il n’est pas la traduction exacte du titre anglais, « Gone with the Wind », que l’on pourrait traduire par « Va avec le vent ».

« Autant en emporte le vent » est une expression qui met en exergue la labilité des choses et la vanité des hommes. C’est Jean Paulhan qui proposa à Gallimard, en 1939, de traduire le titre du roman de Margaret Mitchell par le refrain d’une ballade de François Villon, la « Ballade en vieil langage François ».

Le refrain « Autant en emporte ly vens » fait référence à un passage de l’Ancien Testament « Et turbo quasi stipulam auseret », que l’on peut traduire par « Et la tempête les emportera comme le chaume ».

Kœnigsmark, Pierre Benoit

Kœnigsmark narre l’étonnante destinée de Raoul Vignerte un étudiant boursier parisien qui, à la faveur d’un heureux concours de circonstances, devient précepteur au sein du Grand-duché de Lautenbourg-Detmold, un État fantoche allemand.

Raoul part pour Lautenbourg, la capitale du grand-duché, où il devient le professeur de Joachim, fils unique du grand-duc Frédéric Auguste. Raoul y rencontre surtout Aurore de Lautenbourg-Detmold, une princesse aux yeux verts qui ensorcèle tout son peuple et se distingue par une surprenante alchimie avec la nature. Cette excellente cavalière, ce « Murat androgyne », à laquelle son cheval fougueux, nommé Tarass Boulba, est entièrement soumis, est un personnage absolument fascinant dont Raoul ne tarde pas à tomber amoureux.

Le personnage d’Aurore serait inspiré de Marie-Aurore, comtesse de de Kœnigsmark (1662-1728), aristocrate née en Saxe et qui était une ancêtre de George Sand.

La Prisonnière des Sargasses, Jean Rhys

Savez-vous ce que sont les sargasses ? Les sargasses sont des algues brunes, toxiques, qui prolifèrent sur les côtes des Antilles. Ce titre, périphrase d’inspiration romantique, désigne Antoinette Cosway, une Jamaïquaine qui vit, au XIXe siècle, sur une île déchirée par les conflits entre planteurs et anciens esclaves – l’esclavage vient d’y être aboli. Alors que sa famille est extrêmement fragilisée et que sa mère a basculé dans la folie, Antoinette épouse un certain Rochester – Rochester comme le héros du roman Jane Eyre, de Charlotte Brontë.

Non sans audace ni panache, Jean Rhys, avec La Prisonnière des Sargasses, nous propose un préquel de Jane Eyre, puisqu’Antoinette et Bertha Mason, épouse de Rochester folle à lier et ayant mis le feu à Thornfield, la propriété de son époux, ne font qu’une.

Le Rouge et le Noir, Stendhal

On pense souvent que Le Rouge et le Noir fait référence à l’amour et à la mort, mais Stendhal a volontairement choisi un titre aux significations multiples.

Inspiré d’un fait divers, l’affaire Berthet, Le Rouge et le Noir retrace le parcours d’un jeune homme doué et ambitieux, Julien Sorel, partagé entre ses aspirations profondes et son désir d’élévation sociale sous la Restauration. Arriviste mais pourtant amoureux, calculateur mais sachant être généreux, épris de geste napoléonienne mais pourtant intimidé devant son père, Julien Sorel est un être double.

Le rouge et le noir peuvent ainsi désigner l’armée et le clergé, les libéraux et congrégationalistes, les Jacobins et le parti dévot, mais aussi la roulette et la soutane.

Les dieux ont soif, Anatole France

Publié en 1912, Les dieux ont soif est certainement le plus beau roman jamais écrit inspiré par la révolution française. Le roman se déroule sous la Terreur. Il relate les aventures d’Evariste Gamelin, un peintre sans génie, politisé, qui devient juré au Tribunal révolutionnaire. Ce légaliste à outrance, animé d’un excès de zèle, voit dans cette promotion l’occasion de faire appliquer une justice expéditive avec la plus grande intransigeance.

Anatole France emprunta le titre Les dieux ont soif à Camille Desmoulins. Cet avocat, journaliste et révolutionnaire assassiné en 1794 avait écrit « Les dieux ont soif de sang ».

 

Vous souhaitez découvrir la « Ballade en vieil langage François », lire des extraits du Rouge et le Noir, de Derborence, ou des Dieux ont soif ? Retrouvez des extraits ainsi que le poème de Villon sur l’application Un texte Un jour !

Quels classiques pour vos enfants ? « Les quatre filles du docteur March » de Louisa May Alcott

 « Il y eut un livre où je crus reconnaître mon visage et mon destin : Les quatre filles du docteur March, de Louisa May Alcott » Simone de Beauvoir

 

Classique de la littérature américaine que l’on réduit trop souvent à un livre destiné uniquement aux enfants, Les quatre filles du docteur March constitue une inépuisable source d’inspirations pour de nombreuses petites filles et jeunes filles. Son charme et sa magie sont tels que ce livre traverse les époques et est régulièrement retraduit mais aussi adapté au cinéma, comme en témoigne le dernier film de Greta Gerwig, avec Laura Dern, Meryl Streep, Emma Watson et Thimothée Chalamet pour ne citer qu’eux.

Idéal pour des lectrices confirmées mais aussi pour des jeunes filles plus rétives à la lecture, l’ouvrage de Louisa May Alcott admet plusieurs niveaux de lecture, et ce qui fait son universalité et son intemporalité. Il constitue une parfaite introduction à d’autres classiques de la littérature enfantine et anglo-saxonne comme Le Jardin secret, La petite princesse ou Le Petit Lord Fauntleroy de Frances Hodgson Burnett, La petite maison dans la prairie de Laura Ingalls Wilder, ou Black Beauty, consacré aux chevaux, d’Anna Sewell.

À noter que Les quatre filles du docteur March a donné lieu à une suite, La solitude du docteur March de Geraldine Brooks, publiée en 2010 aux éditions Belfond. On y suit le docteur March, grand absent du roman initial.

Louisa May Alcott a, elle,  écrit deux suites au roman : Les filles du docteur March se marient et Le rêve de Jo March.

Que raconte Les quatre filles du docteur March ?

Publié aux États-Unis en 1868, et en France en 1880, Les quatre filles du docteur March dépeint l’évolution morale, affective et psychologique de quatre sœurs, Margaret (Meg), Joséphine (Jo), Elizabeth (Beth) et Amy, qui doivent composer avec l’absence de leur père et une relative pauvreté durant la Guerre de Sécession. À travers l’évocation d’un quotidien morose que les quatre sœurs parviennent à sublimer, Louisa May Alcott nous offre le tableau du difficile passage de l’enfance à l’âge adulte, ainsi qu’un autre aspect du conflit américain.

Margaret, l’aînée, est sensible et délicate, mais aussi très coquette, ce qui offre un contraste étonnant avec son statut d’aînée. Elle apprend à se départir de ses travers pour laisser pleinement exprimer une vraie fibre maternelle.

Grande lectrice et elle-même auteur de pièces de théâtre, Joséphine, la deuxième, rêve d’être publiée et semble constamment tiraillée entre l’envie de prolonger les jeux de l’enfance, et l’intime conviction qu’elle a un destin, littéraire ou non, à accomplir. Alter ego de l’auteur, Joséphine March, est une véritable héroïne féministe.

Elizabeth, la troisième, est une musicienne sensible qui n’aspire, et c’est sa liberté, qu’à vivre entourée de ses poupées, de son piano, et de ceux qui lui sont chers.

Au début du roman, Amy, la petite dernière, peine à trouver sa place au sein de sa famille et voit trop souvent le verre à moitié vide. Capricieuse et tourmentée, elle finit par se passionner pour l’art et connaître une très belle évolution, en étant pleinement reconnue, notamment par sa tante March, qui devient sa première alliée.

Pourquoi ce livre ?

Porteur de résilience, le roman véhicule des symboles religieux et sociaux typiquement américains mais aussi des valeurs telles que le courage et l’accomplissement de soi. Jamais pontifiant, le roman offre un portrait très touchant de quatre sœurs très différentes les unes des autres, et illustre la touchante complexité des relations sororales, entre rivalité, identification et rejet. Chaque lectrice peut s’identifier à l’une des sœurs, voire à toutes, et rares sont les lectrices qui ne se demandent pas à quelle sœur March elles ressemblent le plus !

À travers la description de scènes et moments fondateurs tels que la transgression des interdits, l’entrée dans le monde ou la découverte de l’amitié à travers la rencontre avec le jeune voisin Laurie, le roman évoque des moments essentiels dans la construction d’une jeune fille.

Par son évocation des fêtes de Noël et de joies simples et familiales, le roman a ce charme régressif et inégalable qu’offrent les plus belles retombées en enfance. Absolument indémodable !

À partir de quel âge ?

Dès le CM1 pour de bons lecteurs, idéal dès la classe de sixième.

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© Les Filles du docteur March, Greta Gerwig, 2019

 

Vous cherchez d’autres idées de lecture pour vos enfants ? Pourquoi ne pas leur faire découvrir les romans d’Agatha Christie, Le Mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux, ou les souvenirs d’enfance de Marcel Pagnol ?